Adam’s Rib (1949), classique comédie du remariage, est aussi un film de procès. D’ailleurs, plusieurs histoires se déroulent en même temps : le procès de Doris Attinger, accusée d’avoir tenté d’assassiner son mari et la maîtresse avec laquelle il se trouvait ; la séparation, puis les retrouvailles entre Amanda Boner (l’avocate qui défend Doris) et Adam Boner, son mari (substitut du procureur dans le même procès). Les deux histoires s’entremêlent bien sûr, pas seulement en raison de l’implication des personnages, mais surtout parce que se déroulent, à la faveur du procès de Doris, deux autres procès : celui de la justice et celui d’Adam, tous deux menés par Amanda, au nom d’une certaine idée des rapports hommes/femmes.
Trois procès en un (1) : le procès de la justice
Le film de procès est un genre à part entière dans le cinéma américain, et dans Adam’s Rib comme dans de nombreux films de la même catégorie, le procès qui se déroule sous nos yeux soulève des enjeux tout autres que strictement judiciaires, pour ne pas juger seulement ceux qui sont présents dans le box des accusés [1]. Dans le film de Cukor, ce sont même les accusateurs qui se retrouvent à la place des accusés : d’une part le système judiciaire et d’autre part Adam, qui est dans l’histoire à la fois substitut du procureur et le mari d’Amanda.
Le procès que le spectateur est invité à suivre oppose la société (en la personne d’Adam) contre Doris Attinger, et ce au nom de Warren Attinger, qui a manqué d’être tué par sa femme et qui demande qu’elle soit enfermée pour en être débarrassé pour de bon. On le comprend à la lecture des grands titres de la presse que l’on découvre, en même temps que le couple d’avocats, lors d’une des premières scènes du film, dans leur chambre à coucher. L’emballement d’Amanda est immédiat, car elle perçoit bien dans l’accusation d’homicide qui pèse Doris une preuve du traitement différencié entre hommes et femmes : on juge avec beaucoup d’indulgence l’adultère des premiers, et bien plus de sévérité celui des dernières.
Le scénario commence vraiment quand Adam, avocat lui aussi, apprend qu’il est nommé substitut du procureur dans l’affaire, et quand sa femme Amanda, découvrant cela, décide de défendre gratuitement Doris Attinger : cette affaire (case) va alors immédiatement devenir sa cause (cause). En effet, dans le moment même où Amanda prend la défense de Doris Attinger, elle commence à instruire le procès de la justice. Une justice qui repose sur le principe d’égalité pour tous (n’est-il pas écrit, au fronton du tribunal « Equal and exact justice to all men of whatever state or persuasion » - l’égalité devant la justice pour tous les hommes de toutes conditions et de toutes croyances), mais qui fonctionne en fait sur de tout autres règles, non écrites celles-là. Ces « unwritten laws » (des lois non écrites) qu’évoque Amanda à deux reprises, ce sont les préjugés à l’encontre des femmes, qui conduisent à une mansuétude plus grande à l’égard des hommes. En effet, explique Amanda, la justice n’est pas un espace clos par rapport à la société ; les normes sociales la traversent de part en part, comme le montre l’interrogatoire qu’elle fait subir à l’un des jurés appelé à prêter serment : l’interrogeant sur ce qui n’est jamais questionné - le respect ou non du principe d’égalité des droits entre hommes et femmes - et alors que le juré avoue qu’il n’y croit pas, la force des préjugés de ceux qui jugent et leur contradiction avec le principe d’égalité apparaissent au grand jour. Ces préjugés se retrouvent encore dans la bouche de l’accusation (menée par Adam) et c’est pourquoi lors du procès Amanda fait enlever de la retranscription des échanges, la mention de « ruses féminines », expression utilisée par ce dernier. Ils sont aussi dans l’esprit du juge puisque celui-ci « ne voit pas bien où est le mal », quand Adam laisse entendre que Doris est « hystérique » [2] et qu’Amanda s’oppose à ce que le portrait psychologique de sa cliente soit ainsi dressé.
Amanda montre que, parallèlement, la réalité sociale susceptible d’éclairer des actes éventuellement répréhensibles au regard de la loi, n’est pas prise en compte, et notamment la domination qui pèse sur les femmes. C’est ce qu’elle met en évidence durant l’interrogatoire de Doris, qui raconte les coups et les humiliations que lui inflige son mari : récit qui fait apparaître l’acte violent qu’elle a commis sous un autre jour. Amanda est finalement amenée à réclamer une justice qui ne se limite pas à l’application des lois (comme le « Thou shall not kill » - Tu ne tueras point), mais fait appliquer ce principe en se demandant, à propos des délits jugés, « to what extent they were justified » (à quel point étaient-ils justifiés). En d’autres termes, une justice qui ne se limite pas à la forme, qui ne borne pas son horizon aux lois et à l’institution judiciaire, mais fonctionne en prenant en compte ce qui se passe dans la société, les normes sur lesquelles elle repose et les inégalités qui la traversent.
La stratégie utilisée par Amanda pour démonter le fonctionnement réel du système judiciaire est intéressante. Elle se bat dans l’arène du tribunal et use de toutes les ressources à sa disposition (réparties, appel à témoin), mais elle fait tout pour publiciser le procès. Non seulement la couverture médiatique du procès, les photos d’elle qui s’étalent dans les journaux ne la dérangent pas, mais elle les recherche et s’en réjouit. Il s’agit par là même de faire d’un cas privé une affaire plus que judiciaire : une question politique. Les frontières qui permettent aux inégalités de fonctionner et de rester cachées - frontières entre lois votées et normes sociales, mais aussi entre privé et public - sont complètement bouleversées.
Amanda montre que le privé est politique, doublement d’ailleurs. Car la médiatisation que recherche Amanda a une double dimension : il s’agit de publiciser l’affaire mais aussi son couple et leurs dissensions (dont la presse fait ses gorges chaudes). Tout en faisant de la question des inégalités hommes/femmes une question politique, elle se sert de ce procès et de son écho médiatique pour faire émerger le contentieux qui existe entre eux en tant que mari et femme. D’ailleurs symboliquement, le premier soir du procès, si Amanda et Adam renouent avec une certaine tendresse, le réalisateur prend soin d’intercaler entre leurs deux têtes, le journal du jour, où l’on voit très précisément une photo d’Amanda en train de plaider.
Tout se passe comme si Adam se retrouvait personnellement sur le banc des accusés. Ce que l’on comprend fort bien. D’abord, le couple Adam/Amanda recoupe des conceptions divergentes de la justice [3]. Adam ne supporte pas qu’Amanda mette en cause le fonctionnement de la justice, qu’elle « joue avec la loi », au lieu de simplement la respecter et la faire appliquer : « You’re shaking the law by the tail and I don’t like it » (Tu tires la loi par la queue et je n’aime pas ça), il estime qu’elle « insulte » et « méprise » la loi et le tribunal. Adam, c’est la défense d’une justice essentiellement institutionnelle, qui ne questionne ni la genèse des lois, ni leur fonctionnement social : ce qui compte c’est l’ordre. Ce que confirme la tonalité sécuritaire de sa plaidoirie : il faut empêcher les individus dangereux de nuire ! "You, not I must speak for the people and the people ask you to say : "Citizens abide by the law." No one can feel safe in a community when there are reckless and irresponsible neurotics wandering about its thoroughfares armed with deadly weapons ». (Vous, et non pas moi, devez parlez aux nom du peuple et le peuple vous demande de rappeler que les citoyens doivent obéir à la loi. Personne ne peut se sentir en sécurité dans une société où des individus malades et irresponsables se promènent armés de pistolets). On voit bien, malgré la complicité qui semble les unir le soir, que leur couple se heurte à de profondes dissensions politiques et idéologiques.
Le procès fait par Amanda à la justice engage donc de fait celui d’Adam. D’abord parce que respect de la justice et respect du mariage se confondent chez Adam. Si bien qu’il voit dans le questionnement de la justice par sa femme une mise en cause du mariage, et évidemment des « unwritten laws » sur lesquelles fonctionne cette institution et qu’il ne veut pas voir questionnées, quand bien même elles seraient illégitimes : « The law is the law, whether it’s good or bad. If it’s bad change it, but don‘t bust it wide open. You start with one law ; Then pretty soon it’s all laws. Pretty soon it’s everything. Then it’s me. You have no respect for me, have you ? ». (La loi reste la loi, qu’elle soit bonne ou mauvaise. Si elle est mauvaise, change la mais, ne la détruis pas. On commence à remettre en cause une loi et bientôt c’est tout le reste qu’on remet en cause). Surtout, si Adam voit dans la démarche de sa femme (sa bataille pour la reconnaissance du droit des femmes) une atteinte à leur couple, c’est la preuve que, au-delà de sa reconnaissance formelle de l’égalité homme/ femme, des contentieux sont restés non réglés, il avoue lui-même qu’ils ont déjà été proches (de la rupture) mais jamais à ce point.
Trois procès en un (2) : le procès d’Adam
L’imbrication des trois procès (celui de Doris, celui de la justice et celui d’Adam) se donne à voir dans l’organisation du film en quatre étapes, chacune étant elle-même composée de deux parties : la scène du tribunal la journée, la scène du soir chez Amanda et Adam.
– La sélection et le serment des jurés / Retrouvailles tendres d’Adam et d’Amanda, tensions suscitées mais aussi révélées par la présence de Kip
– L’interrogation du mari, de l’épouse et de la maîtresse par Amanda et par Adam / Première dispute, échange de coups, pas de réconciliation
– L’interrogation des témoins / Deuxième dispute, départ d’Adam avec sa valise
– Plaidoiries d’Amanda et Adam. Acquittement. / Amanda et Kip surpris par Adam qui arrive à l’improviste
Ce qui se passe dans l’appartement d’Adam et Amanda est décisif, et fait écho à ce qui se passe au tribunal. Alors qu’une certaine pagaille gagne l’espace du tribunal (où une athlète est amenée à faire des sauts périlleux ; où Adam perd progressivement l’usage du langage, outil par excellence de l’avocat, et ne cesse de buter sur les mots), dans l’appartement, les objets - symboles du confort matériel qui cimente le couple - éclatent en mille morceaux : les verres du plateau que tient Adam quand il apprend qu’Amanda va défendre Doris ; les objets de l’entrée qui tombent en chaîne quand Adam claque la porte avant de quitter la maison, et finalement les portes après la fausse tentative de meurtre et de suicide d’Adam.
La mise en cause du fonctionnement du couple va toujours plus loin, figurée par le déplacement dans l’espace de l’appartement : des espaces les plus sociaux (où ils reçoivent à dîner) vers les plus intimes (où ils se massent) ; des espaces partagés aux espaces qui ne permettent plus aucune intimité entre eux. Adam et Amanda se retrouvent dans le salon le premier soir du procès, puis ils se dirigent dans la cuisine pour manger. Le lendemain, ils sont, probablement dans la salle de bain, en train de se masser, tandis que le troisième soir, au sommet de la crise, ils se déplacent de pièce en pièce, Amanda poursuivant Adam qui refuse de parler, ne trouvant aucun endroit pour enclencher le dialogue. Le dernier jour, la scène s’ouvre même sans Adam, qui est en bas dans la rue, observant les ombres de sa femme et de Kip qui s’inscrivent sur le rideau.
En quoi le procès Attinger se répercute-t-il sur leur couple ? Parce que ce qu’Adam défend en termes de justice fait écho à sa vision du couple, et que Amanda est à ses yeux coupable de mépris pour la justice et de mépris pour le mariage. En effet, Amanda exige que l’esprit de la loi soit respecté à la lettre ; de même elle veut que la relation d’égalité dans le mariage soit respectée à la lettre. Or tout montre que Adam se refuse à ce principe d’égalité. En fait, comme Warren, il pense être un bon mari, il passe en revue ce qu’il avait promis au moment de dire « oui » et estime l’avoir accompli, y être resté fidèle, mais il a des limites. Il ne se sent pas tenu de supporter le désir et le besoin d’affirmation de sa femme, il ne se sent pas tenu de prendre en compte son point de vue à elle comme individu qui sait être traitée par son mari différemment et qui veut à présent de l’égalité réelle.
Ainsi, il ne veut pas d’une « competitor » pour femme : « I don’t like being married to what is called a « new-woman », I want a wife, not a contemptor... a competitor ! [4] » (Je n’ai pas envie d’être marié à une femme qui se prend pour un homme, ce que je veux c’est une femme pas compétitrice, une concurrente), c’est-à-dire qu’il ne veut pas d’une épouse qui se bat et gagne, comme entend le faire Amanda. Il refuse aussi que sa femme soit un objet de désir, pour d’autres que lui (Adam ne supporte pas la chanson que Kip a écrite en l’honneur d’Amanda) et une femme publique (dont on parle dans les journaux, ou dont on entend la chanson qui lui est dédiée à la radio). Il réclame le « respect » et surtout, dit-il, « I’m old-fashioned, I like two sexes » (Je suis démodé, j’aime qu’il y ait deux sexes), alors que le couple doit reposer, selon Amanda, sur « balance, mutuality, reciprocity ». Ce à quoi il s’accroche ainsi, à travers le respect et la réserve qu’il réclame chez Amanda, ce sont deux choses : l’idée que la femme est inférieure à l’homme et la différence des sexes comme pilier de la société. Pour lui donc, clairement : différence des sexes, ordre hétérosexuel et domination masculine sont liés.
Amanda exige qu’Adam prenne en compte son point de vue, de même que le jury doit prendre en compte le point de vue de Doris. Inversement pour Adam, l’institution du mariage, comme celle de la justice, doit être respectée, et pour lui cela signifie que ça ne doit pas être trop égalitaire, en tout cas il ne tient pas à ce que la revendication égalitaire invalide dans les faits l’inégalité des sexes. S’il n’y a pas un homme et une femme, si la différence des sexes n’est pas clairement réaffirmée : alors le mariage n’est plus le mariage, de même que la justice n’est plus la justice si on remet en cause les injustices.
La magnifique démonstration de glissement d’un sujet à l’autre, la parfaite illustration de mauvaise foi et de chantage affectif va fonctionner sur Amanda, car à travers tout le film mais surtout à partir de ce moment, elle va se ronger les ongles en se demandant si elle ne va pas trop loin, si elle est bien raisonnable. Pourtant, cette réaction en chaîne, cet effet domino dont il lui reproche d’être la cause, il en est le seul responsable comme le montre la scène de la porte : Amanda lui défend de claquer la porte c’est-à-dire de sortir sans chercher une solution en discutant et en argumentant -, mais il la claque violemment et le miroir tombe, puis une colonne, puis un pot de fleur et le tourne-disque parle à sa place « Farewell Amanda » (Adieu Amanda). Il use de la colère, d’une posture supérieurement morale, de la vexation comme des armes pour obliger sa femme à abandonner sa cause, car en fait il a peur pour sa position d’homme viril, dominant. Il a peur de l’effet domino, car il a peur que ce que veut démontrer Amanda ne remette en cause sa position c’est-à-dire ses privilèges - ce qu’il reprochait précisément à Amanda de vouloir ériger en système au début du film et ce qu’elle récusait : « We don’t want privileges but what we don’ t want is prejudice » (Nous ne voulons pas des privilèges mais nous ne voulons pas des préjugés non plus).
Au départ, il n’était pas question pour Amanda de s’attaquer à son mari, de le remettre en cause. Lorsqu’il craignait de l’être (scène de la voiture) elle le rassurait en insistant qu’il n’était pas responsable du traitement différencié des hommes et des femmes puisqu’il s’agissait d’un « système » : « It’s not your fault Pinky, it’s the system ». C’est le seul « système » : un faisceau de facteurs historiques, idéologiques, juridiques auquel il fallait s’attaquer. Mais c’est la condescendance de son mari quand elle prend ce combat à coeur qui fait « déborder » son vase, et la fait lier les deux niveaux et se battre sur deux terrains : celui du public et celui du privé, le global et le particulier. Car le système ne transcende pas intégralement les individus, les individus composent le système, ils sont déterminés par lui, mais ils le déterminent aussi. Seulement, si le système met les hommes dans une certaine position, ceux-ci ont tout intérêt à ce qu’il se perpétue. Parce que son mari appartient et participe à ce système aussi, qu’il l’admette ou non, elle mène finalement deux combats : celui de la cause des femmes en général et le sien.
La femme est l’égale de l’homme
Amanda veut faire la preuve qu’il existe une loi non écrite « an unwritten law », donc une norme, qui fait que la femme n’est pas considérée l’égale de l’homme, que cette norme - comme toute norme - a la vie dure, même si elle est illégitime. C’est ce qui amène Amanda à rappeler et faire la preuve des capacités des femmes. Pour cela, elle organise une séance très pédagogique au cours du procès. Elle veut faire la démonstration que la femme est bien l’égale de l’homme dans le sens où elle peut faire tout ce que fait un homme, mais que pourtant ce que fait l’homme ne fait pas de lui un homme, car la femme le fait aussi mais n’est pas traitée de la même manière.
Pour cela elle appelle trois femmes à la barre. La scientifique d’abord : elle est bardée de diplômes et dirige un laboratoire, alors la femme n’est pas plus bête que l’homme. La « contre-maîtresse » ensuite : elle dirige des hommes, trois cent quatre-vingt trois pour être exact... dont son mari, donc la femme sait commander. La femme de cirque enfin : elle peut soulever un homme et en porter cinq ... par conséquent elle peut être plus forte qu’un homme.
La position de la femme n’est donc ni limitée du fait de son intellect, ni par son incapacité à décider et à diriger, ni par sa soi-disant faiblesse physique. Et pourtant... la femme se heurte encore aux préjugés et se trouve considérée inférieure ou moins capable. Le rappel des pouvoirs de la femme négligés par la norme, elle doit les rappeler pour que Doris ne soit pas vue comme « a typical female » qui ne sait que pleurer, qui ne sait pas contrôler ses émotions, ne sait pas être raisonnable et responsable, qui manque de reconnaissance car elle n’en n’est pas digne. En effet, la pression sociale veut qu’elle ait des « occupations » peu considérées comme femme d’intérieur, ce qui est le cas de Doris. Lors de leur première rencontre, on voit bien qu’Amanda est consciente que Doris est perçue (et se perçoit) comme « entité négligeable », elle l’interroge et la corrige en effet. « ‘Occupation’ ‘No occupation’ ‘housewife ?’ ‘Yes’ » (« Profession » « Sans profession » « Femme au foyer ? » « Oui »).
La nature arbitraire de notre système patriarcal est un autre argument dont elle use pour montrer dans quel système est pris le jugement des jurés. Elle les confronte en effet et rappelle qu’il existe d’autres sociétés dans lesquelles l’homme n’a pas la position qu’il occupe dans notre société. Il existe d’autres mondes et notamment des systèmes matriarcaux. Ce qui montre l’illégitimité des positions inégalitaires que l’on assigne aux femmes et aux hommes. Elle remet donc en cause de manière très explicite un système qu’elle qualifie clairement de « patriarcal », un système que nous renforçons par nos croyances, nos pratiques, et dans l’application de la loi. Elle fait en effet référence à un cas célèbre « the Lennahan case », mais inversé, où l’homme avait essayé de sauver son mariage en usant de la violence et cet homme avait été acquitté.
Au-delà de la performance d’Amanda, le personnage que joue Katherine Hepburn est en lui-même une démonstration de l’égalité entre les hommes et les femmes. Ce personnage est à plusieurs reprises montré comme l’envers de son mari : elle est autant dans l’agitation que lui dans le sommeil (comme le montrent la première scène du réveil ou encore le film d’amateur tourné dans leur maison de campagne et projeté lors du dîner que donnent les avocats le premier soir), autant dans la parole que lui dans le mutisme, le bégaiement ou le lapsus, dans l’action que lui dans la passivité. Elle est par excellence le personnage de la parole, mais surtout de l’argumentation, de l’intelligence ou encore de l’humour [5].
Elle excelle dans son métier d’avocat, notamment dans sa manière d’interviewer les témoins ou les parties en présence, et sa plaidoirie est magistrale. Elle ne cesse de faire la démonstration de l’inégalité entre les sexes, mais toujours dans l’échange car elle est constamment en train de demander à Adam les raisons de son mécontentement et constamment en train de justifier ses choix auprès de lui. Alors qu’Adam (dont la première chose qu’on apprend de lui dans le film est qu’il fait des drôles de bruits en dormant !) ne sait répondre que par la bouderie, les monosyllabes, le silence total, ou encore la force (quand il la frappe sur la fesse) et finalement l’explosion de colère. Les oppositions classiques entre raison et irrationnel, ou encore entre activité et passivité, politique et privé [6], qui fondent les représentations binaires et essentialisées de l’homme et de la femme, sont ainsi complètement subverties. On le remarque aussi à la différence entre les plans fixes sur le visage d’Adam, qui n’exprime généralement qu’incompréhension et colère, et ceux, plus dynamiques qui montrent toujours Amanda en action ou en réaction, et située dans un environnement social.
À noter plus généralement que la démonstration d’intelligence et l’usage de la rhétorique sont plutôt du ressort des femmes dans ce film : Amanda comme les témoins et dans une certaine mesure Doris Attinger, personnage typique de la fausse « dumb blonde ». Celle-ci est a priori un peu bête (elle semble initialement n’avoir d’autres envies que celle de manger, elle doit consulter le manuel avant de se servir de son arme, qu’elle fait d’ailleurs tomber dans le métro) ; elle semble avoir intériorisé nombre de préjugés (elle trouve que fumer n’est pas très « féminin »). Pourtant, elle entretient tout de suite une complicité avec Amanda, sait reprendre des formulations de ces questions, apprend très vite à répondre pour défendre sa cause, sur un registre moins savant et plus populaire, enchaîne les tirades et les mises en accusation de son mari.
D’ailleurs, il est important à ce sujet de noter que s’il y a une forme de racisme de classe dans ce film (car les deux avocats, détenteurs à la fois du capital économique et symbolique, sont les vedettes de ce procès et parlent au nom d’un couple « lower middle class »), il se joue quelque chose d’intéressant entre les deux femmes, qui lie les deux problématiques (sociale et de genre). Il est intéressant que noter qu’à partir du moment où Amanda décide de défendre Doris, elle renonce à « faire de l’argent », à ramener de l’argent à la maison. Le tout premier soir, alors qu’Adam demande à sa femme si elle en a beaucoup gagné aujourd’hui : « You make a lot of money today ? », elle répond fermement : « No. Better than money. A very interesting development. Very. I hope you’ll think so when you know what it is. » (Non. Mieux que ça. Les choses ont pris un tour très intéressant aujourd’hui. Très. J’espère que tu seras d’accord quand tu sauras de quoi il s’agit).
Les nombreuses références à l’argent qui ponctuent le film, ne font pas que nous rappeler à quelle catégorie sociale appartient le couple, mais symbolisent aussi en quoi chacun est disposé à enrichir le couple au sens littéral et figuré : quand Amanda remet son couple en question, elle renonce à ramener de l’argent ; quand il se séparent, ils font leurs comptes et Amanda est prête à renoncer à la ferme dans le Connecticut pour laquelle ils avaient tant travaillé et payé, mais à laquelle ils tenaient tant pour des raisons sentimentales. C’est quand Adam se montre enfin à nouveau sensible qu’elle assume de la « réinvestir » et de « réinvestir » (dans) son couple. Aussi, dans la toute dernière scène, un détail de taille nuance l’identification d’Amanda à son statut social : quand Amanda annonce à Adam qu’elle envisage de se présenter comme candidate Démocrate, elle prend le ton (un peu guttural) de Doris et remet le chapeau qu’elle avait prêté à celle-ci pour le procès et pour qu’elle se « présente mieux ».
Mais pour en revenir à la stricte question du genre : l’affirmation d’Amanda et la démonstration de l’égalité entre hommes et femmes n’entraînent pas la défaite d’Adam. Car comme dans un autre film de George Cukor The Women - et c’est qui rend le cinéma de ce réalisateur aussi humain -, il s’agit pour les femmes de s’affirmer, de se battre, mais à l’intérieur des relations amoureuses, sans les déserter, sans leur sacrifier principes ou fierté non plus. Dans Adam’s Rib, Amanda se retrouve en effet à la fin du procès un peu comme le personnage de Mary à Reno [7], avec sa fierté mais sans mari. Amanda ne dit-elle pas à Kip après le procès « I won my case but I lost my husband » (J’ai gagné mon procès et perdu mon mari) ? Mais dans Adam’s Rib comme dans The Women, la résolution du conflit n’a rien d’un compromis. Il fait suite à la dernière scène lors de laquelle Adam surprend Amanda dans les bras de Kip. Les menaçant de son revolver, puis de se tuer, avant de révéler qu’il s’agit d’une fausse arme, il croit avoir ainsi ramené Amanda à sa propre position : la reconnaissance de la loi, et notamment de l’interdiction du meurtre. Sans comprendre que la position d’Amanda n’a jamais été de défendre pour les femmes le droit de tuer, mais seulement de juger cet acte à égalité qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme ! Par ailleurs, les ruses qu’emploie Adam pour faire céder Amanda (qui finalement lui propose de partir dans leur maison de campagne se réconcilier), c’est faire semblant de pleurer : une ruse typiquement « féminine », qui montre surtout qu’Adam a, en quelque sorte, renoncé à une certaine identité masculine, et, comme le montre la scène finale, au dogme de la différence des sexes.
Il n’y a pas de différence des sexes
Cette différence des sexes est en effet mise en question dans le film puisqu’on assiste non seulement à une réévaluation de son rôle - pour Amanda ce n’est qu’une toute petite différence tandis que pour Adam c’est toute la différence -, mais aussi à ce que l’on pourrait appeler une « queerisation » des personnages. Un processus assez créatif se déroule, au cours duquel il y a confusion, renversement et redistribution des rôles homme/femme.Etbienloin de tuer ledésir, cetteconfusion des genres donne lieu au contraire à plus de désir.
D’abord, stratégies « féminines » et « masculines » s’inversent progressivement, ou en tous cas, leurs différences se dissolvent, montrant que les ruses prétendument « féminines » qu’Adam dénonce au cours du procès, suscitant la colère d’Amanda, ne correspondent à aucune réalité, du moins « sexuée ».
Au début, le mari offre à sa femme un chapeau pour s’excuser de ses retards et préparer le terrain pour annoncer la nouvelle de sa nomination dans l’affaire. Plus tard c’est elle qui rapportera un cadeau pour s’excuser de son retard et de l’avoir humiliée, tandis que lui boude. Ensuite, pour dissuader Amanda de défendre Doris et sa cause, Adam use de la colère tandis qu’Amanda répond par l’argumentation, la séduction, les larmes et la ruse. Puis Amanda reprend à son compte la bouderie, la colère, l’éclat - quand il claque la porte une fois, elle la re-claque trois fois - ; elle crie aussi fort que lui au tribunal et à la maison. Il l’appelle « Pinkie », alors elle l’appelle « Pinky ». Enfin, c’est Adam va « ruser » pour la faire réfléchir et fléchir en utilisant un pistolet en réglisse pour la menacer, et pour la faire revenir : il pleure, il use des larmes - « cet acide » qu’il reprochait à Doris de produire si prodigieusement pour attendrir les jurés - pour attendrir sa femme.
Les identités mêmes se brouillent. Dans la mise en scène de tromperie et le malentendu entre Adam, Amanda et Kip, Adam vit la tentation de tuer, et Amanda vit le fait d’être menacée d’être tuée, et chacun fait ce que lui demandait l’autre : Adam se met à la place de la la femme trompée qu’était Doris, et Amanda se met à la place de l’homme infidèle qui risque d’être tué.
Les identités ne sont plus figées, et surtout les identités de genre. Les noms respectifs des deux avocats, leurs prénoms comme leurs surnoms, montrent en effet que la différence des sexes n’est pas si grande que cela. L’un est « Adam » et « Amanda » et la différence se joue à deux lettres près. De même pour « Pinky » et « Pinkie » (leurs surnoms), comme le précise Amanda au greffier : « It’s a ‘Y’ for him and ‘I’-‘E’ for me » (avec un « y » pour lui et un « I » et un « E » pour moi). Elle est obligée d’épeler les deux surnoms car ils sont à deux lettres près des homonymes. Le sous-entendu est clair que la différence entre eux tient à une ou deux lettres ou juste un chromosome (Y) mais en tout cas à pas grand-chose.
Clairement, pour Amanda la différence sexuelle est non-pertinente car quand son mari lui montre qu’il peut produire des larmes quand il le veut, elle souligne qu’il ne fait que conforter sa thèse à elle : il n’y a pas de différence entre les sexes : « ‘What I said was true, there’s no difference between the sexes. Men, women, the same.’ ‘They are ?’ ‘Well, maybe there is a difference, but it’s a little difference.’ » (Ce que je disais était donc vrai. Les femmes, les hommes c’est la même chose. Enfin, il y a peut-être une différence mais, c’est une toute petite différence.)
D’ailleurs, les accessoires peuvent aussi changer et s’échanger. Ainsi, lorsqu’ils préparent leur dîner c’est Adam qui porte le tablier et ... les marques de rouge à lèvres - ce que ne manque pas de remarquer Kip. Celui-ci aussi participe aussi à la réévaluation de la différence des sexes lorsqu’il dit à Amanda : « I’m on your side, I guess you know that. You’ve got me so convinced, I may go out and become a woman. » (Amanda, je suis dans votre camp, je suppose que vous le savez. Vous m’avez tellement convaincu que je crois que je vais devenir une femme.) Ce à quoi Adam répond : « And he wouldn’t have far to go ! » (Et il n’aurait pas grand chose à faire pour y arriver.)
Par cette réplique censée dénigrer l’ambiguïté de sexe ou de genre de son rival, il ne fait que la démonstration et de son virilisme et de ses préjugés, voire de son homophobie puisque Cukor s’était inspiré de Cole Porter, heureux en mariage mais ouvertement gay, pour le personnage de Kip. C’est que la présence (un peu pesante) de Kip a une fonction bien précise. Il est l’envers d’Adam, il est plutôt expansif, moqueur, irrévérencieux, il joue les « grandes folles », loue, soutient et fait rire Amanda. Mais quand il lui fait la cour avec trop d’empressement, il redevient « un homme » (« excusez l’expression... » comme dit Amanda !) car il profite d’une situation (qu’elle soit triste, à présent seule et surtout le fait purement matériel et pratique qu’elle soit sa voisine de palier et son avocate) pour la conquérir.
C’est aussi ce qu’elle avait reproché à son mari lors de la scène de massage : de se sentir investi du droit de la frapper plus fort qu’elle, donc de montrer qu’il avait une sorte de droit sur elle et surtout (comme Kip ici) le droit d’aller plus loin qu’elle ne le voulait ; elle y avait répondu par un coup de pied accompagné d’un « Let’s all be manly » (Soyons viril !) censé être une vengeance, une égalisation des rapports et une insulte pour qualifier le procédé.
A la maison, au tribunal et surtout le jour de l’énoncé du verdict, Amanda porte une broche au cou en forme d’épée comme symbole subtil du combat qu’elle vient de mener et de remporter. Ces accessoires et attributs - armes, larmes, rouge à lèvres, tablier, vêtements - n’ont plus rien de typiquement « masculin » ou « féminin » puisqu’ils peuvent être échangés ou partagés. Ils sont juste des marqueurs « arbitraires » des sexes comme la fameuse « culotte » du titre français que porte Madame. Ils perdent de leur sens (commun) au fur et à mesure que les rôles actif/passif, juge/jugé, dominant/dominé se déclinent en nuances selon les individus en fonction des situations et des postures que ceux-ci adoptent consciemment ou inconsciemment par rapport à eux-mêmes et aux autres. En s’échangeant et se partageant, ces symboles et marqueurs se neutralisent, de même qu’en se « virilisant » ou en se « féminisant » Amanda et Adam gomment ou neutralisent les distinctions de genre.
Mais surtout, cette idée est explicitement verbalisée et inscrite dans les images même de ce « procès de genre » lorsqu’ Amanda évoque le « Lennahan case ». Elle demande à son auditoire de faire un effort d’imagination et de renverser à nouveau les sexes, de brouiller les distinctions de genre, et le film nous aide en travestissant les personnages : les femmes deviennent des hommes et l’homme la femme ; il suffit pour cela de changer leurs habits, de les maquiller, et de leur faire adopter une certaine posture plutôt « féminine » ou plutôt « masculine ». En usant de la technique de « surimpression », Cukor démontre à ce moment qu’il ne faut pas grand-chose pour faire d’un homme un homme et d’une femme une femme et que la différence des sexes est plus inscrite dans nos esprits que dans la nature puisqu’un simple effort d’imagination ou d’habillage ou de posture peut « troubler le genre ».
Bien loin de mettre à mal le désir qui anime leur couple, comme le craignait Adam, le combat qu’a mené Amanda et la réévaluation de leurs rôles respectifs, réalimentent le désir. C’est ce que nous laisse comprendre la dernière scène qui annonce à la fois la continuité et le changement : le combat qu’ils viennent de se livrer au tribunal recommencera sur un autre terrain qui sera politique cette fois, avec Adam dans le camp Républicain et Amanda dans le camp Démocrate, ce qui nous laisse comprendre que ni l’un ni l’autre n’est disposé à renoncer à ce qui lui tient à coeur.
Pourtant, cette scène ultime se passe au lit, et lorsque Adam tire le rideau sur ce qui est censuré (comme dans le film d’amateur où l’ont voit Adam et Amanda disparaître dans une grange), c’est parce qu’il est animé de désir. Si les positions ont changé, il ne leur reste qu’à en trouver de nouvelles mais... d’une autre nature, ou plutôt : d’un autre genre.