On se souvient peut-être que parmi les signataires les plus en vue de la pétition lancée (dans le magazine Elle) par certaines féministes à l’appui de cette loi, on en retrouvera, quelque temps après, plusieurs au bas d’une autre pétition, laquelle cette fois protestait contre une loi destinée à rendre moins visible la prostitution dans les quartiers résidentiels de nos villes. Ce texte, qui revendiquait pour « les femmes » le droit de se prostituer, et où figuraient donc, entre autres, les noms de Catherine Millet, Catherine Robbe-Grillet et Marcella Iacub, confondait sciemment le libertinage germanopratin, ainsi que les pratiques « autonomes » des call-girls plus ou moins de luxe, avec l’esclavagisme largement documenté qui caractérise la prostitution de masse, en France et dans le monde entier [1].
Relevons au passage, avec Sandrine Garcia la convergence entre le « nouveau libertinage », lisible notamment à travers la célébration médiatique d’auteures comme Catherine Millet, et la doctrine dite libérale aux manettes aujourd’hui :
« L’utopie d’un libre-échange sexuel généralisé ne conduit qu’à finalement aller dans le sens de l’histoire car la constitution du corps (et d’une manière générale de tous les biens sacrés) comme objet s’inscrit dans le processus propre à une société qui fait justement des valeurs marchandes les valeurs essentielles, fussent au prix des plus grandes violences à l’égard de ceux et de celles qui n’ont que leur corps à vendre » [2].
Or, ce n’est pas du tout par hasard que quelques représentantes du féminisme littéraire et salonard se sont retrouvées en pointe dans ces deux prises de position publiques… qui représentent en fait deux faces d’une même idéologie.
Que la France ait un retard historique sur les pays nordiques, germaniques ou anglo-saxons en matière d’émancipation des femmes, que les vérités féministes y aient beaucoup moins d’influence, voilà qui n’est un mystère pour personne aujourd’hui – et surtout pas pour les visiteuses venues de ces pays. C’est un retard qui ne date pas d’hier et dont le marqueur historique le plus évident est l’accession tardive des Françaises au droit de vote – un quart de siècle après les Anglaises et les Allemandes, pour ne citer que ces deux pays voisins. Cette résistance à un progrès essentiel trouve sans doute des explications communes à l’ensemble des pays latino-catholiques d’Europe. Mais chez nous elle s’appuie aussi sur une donnée spécifique, une composante de notre identité culturelle que le monde entier nous reconnaît et souvent, sans doute, nous envie. Il s’agit de la tradition du libertinage.
Ce sont sans doute les ramifications politiques du libertinage, à la fois théoriques et pratiques, à l’époque des Lumières, qui ont fourni une base historique à l’idéalisation du libertinage au sens étroitement sexuel. C’est là un vaste sujet que je ne prétends pas traiter ici. Notons cependant qu’en tant que mythe véhiculé par la littérature, le théâtre et le cinéma, en tant que pratique socio-sexuelle dans différents milieux plus ou moins aisés (mais pas seulement), cette tradition libertine offre un contraste sympathique au regard de la peur-haine qu’inspire encore aujourd’hui la sexualité dans un pays comme les Etats-Unis, par exemple. Je n’ai pas pu réprimer un élan de fierté envers mon pays d’adoption quand j’ai vu, sur une photo de la Belle époque, une énorme enseigne publicitaire pour une douche vaginale qui ornait un kiosque à journaux en plein Paris, en songeant à l’explosion d’horreur qu’aurait suscité semblable affichage dans les rues de New York… Et certes, hormis quelques étroits carrés de pudibonderie, la franchise sur les choses du sexe perdure en France.
Mais par ailleurs, aujourd’hui qu’à travers le monde se développe chez les femmes « une conscience de sexe », comparable à cette conscience de classe qui a animé deux siècles durant les résistances du prolétariat, la France n’est absolument pas à la pointe du progrès. Elle fait plutôt figure de société archaïque avec la persévérance en entreprise du « plafond de verre » et des codes vestimentaires pour les femmes, avec l’hostilité des milieux universitaires envers les précieuses avancées dans toutes les humanités et sciences sociales des chercheuses féministes anglo-saxonnes, ou encore avec la toute récente défaite de Ségolène Royal, où la misogynie des dirigeants de son propre parti a tenu un rôle si néfaste. Or le rôle tenu par beaucoup de femmes dans cette résistance vivace du patriarcat français face à la montée des féminismes, puise en grande partie dans cette idéologie libertine. Complaisamment répandue par les élites qui détiennent le monopole de la parole publique, cette idéologie consiste à entretenir l’illusion que les pratiques libertines constitueraient un espace d’égalité entre les hommes et les femmes, que celle-ci serait la seule qui compte réellement pour les femmes – et qu’elle serait au cœur de notre identité nationale [3]. Hélas, cette illusion est intériorisée par un grand nombre de femmes, et en premier lieu par des intellectuelles proches des sphères de pouvoir, se revendiquant féministes tout en répandant l’idée que la conscience de sexe « à la manière anglo-saxonne » constituerait une grave menace pour cette merveilleuse entente, vieille et profonde, entre hommes et femmes de chez nous.
Ce libertinage, élitaire ou populaire, peut grossièrement se résumer à la manière de Feydeau : « mon mari me trompe, je trompe mon mari, nous somme quittes »… et donc « égaux ». Son rôle dans la réalité est plus prosaïque : il agit comme un recours, comme un filet de sécurité, lorsque inévitablement ces autres mythes post-adolescents – l’amour romantique, la monogamie, les « liens indissolubles » du mariage – se sont révélés aux femmes (et aux hommes) pour les leurres qu’ils sont…
Enfin, pour revenir à la politique « dure », rappelons encore cette donnée essentielle de la guerre idéologique : au moins depuis la Grande castration new-yorkaise, la condition « supérieure » des femmes dans les pays du Centre a été un argument précieux au service des zélotes du choc des civilisations. L’un des principaux alibis pour l’invasion de l’Afghanistan, ce brillant succès que l’on sait, était la burqa bleue imposée aux femmes par les Talibans – comme par leurs successeurs, d’ailleurs, ce qui ne ferait que confirmer le caractère indécrottable de l’islam ! C’est un thème qui a permis de rallier énormément d’hommes et de femmes, y compris à gauche, au nouveau stade du pétro-impérialisme étasunien, dont les ravages effarent un monde impuissant depuis une demi dizaine d’années.
Dans ce contexte, quel crime ont donc commis ces jeunes filles qui cachent leurs cheveux et leurs jambes, qui dédaignent le décolleté et le caleçon, la minijupe, le string ou les talons aiguilles, qui se passent de maquillage ? S’agit-il vraiment d’un crime contre la laïcité, contre l’égalité homme-femme sous le régime de cette « universalité républicaine » – dont la population « issue de l’immigration » est, comme on le sait, la grande bénéficiaire dans tous les domaines de son existence ! S’agit-il d’une soumission béate aux diktats d’une religion archaïque, aux pressions brutales des pères et des frères ? S’agit-il, en somme, des prémisses d’une talibanisation du 93, comme d’aucuns feignent de le croire ? Voyons… Ce dont il s’agit, en réalité, est une infraction, consciente ou inconsciente, de la part de ces jeunes filles, aux codes de la séduction qui règnent dans notre société et qui sont la projection vestimentaire de cette idéologie du libertinage.
On sait que pendant des années, le port du foulard et même du voile proprement dit ne suscitait aucun problème outre-Manche, du moins jusqu’à ce que les récents attentats aient permis quelques manipulations islamophobes semblables à celles que nous connaissons en France. Mais c’est que les codes de séduction vestimentaire en vigueur chez nous sont étrangers aux îles britanniques. S’ajoutant sans doute à une ancienne tradition « puritaine », une conscience féministe très répandue là-bas parmi les femmes des couches moyennes au sens le plus large fait que celles-ci préfèrent, dans la vie de tous les jours, le confort et la pudeur des jeans et des tennis aux minijupes et aux talons aiguilles. Il ne viendrait à l’esprit d’aucune féministe anglaise de reprocher à leurs sœurs musulmanes de se couvrir le corps, car cette pudeur, si elle est religieusement motivée, n’en est pas moins comme une réplique de la pudeur féministe laïque, c’est-à-dire un rejet de tout ce qui transforme le corps féminin en objet de spectacle.
En France, toutes les femmes le savent, c’est tout le contraire : les pressions en entreprise pour que les femmes portent des jupes, se coiffent et se maquillent à la mode ne sont qu’un exemple voyant et spécialement brutal de l’obligation qu’éprouvent les femmes chez nous de séduire l’œil, et ce aussi longtemps dans leur vie que possible, d’ailleurs. Il y va souvent de leur survie – trouver une place, se faire entretenir par un homme. Il y a plus d’un demi-siècle, ma première amie française, à dix-neuf ans, m’a justifié le maquillage très élaboré auquel elle se livrait chaque jour par cette phrase :
« Il faut qu’une femme se défende ».
Je me souviens aussi de ce moment dans le métro avec un camarade de l’IDHEC qui, apercevant sur le quai d’en face une belle femme habillée et coiffée avec soin, a prononcé cette phrase que j’entendais pour la première fois :
« Voilà une femme faite pour l’amour »…
Et enfin, des années plus tard, une autre phrase lourde de sens, entendue dans le bus, sur les lèvres d’une quinquagénaire qui avait perdu sa « ligne » et s’habillait sobrement :
« Depuis que j’ai passé l’âge de plaire... »
Cette société continue de tourner autour de ces concepts d’un autre âge : les rapports hommes-femmes seraient structurés par « l’amour » – alors qu’en fait ils sont structurés par le pouvoir des hommes – et tous ceux qui nient cette « évidence » si commode pour ceux qui exercent ce pouvoir, s’excluent de la société, se ringardisent dans le féminisme, ou se communautarisent dans une religion dangereuse et haïssable…
De fait, cette pudeur au nom d’une religion qui assurément lèse les femmes – mais dans des proportions en France et en Europe que l’on ne saurait absolument pas comparer à la situation du Maghreb ou au Moyen Orient – rappelle à nos « post-féministes » la lointaine époque de leur (de notre) jeunesse, n’est-ce pas, où l’on brûlait les soutien-gorge, où l’on dénonçait l’exploitation publicitaire du corps féminin, etc. Époque qu’aujourd’hui toute une structure de pouvoir médiatique et politique cherche à enterrer (le petit homme qui règne désormais sur nous n’a-t-il pas fait de la liquidation de l’héritage soixante-huitard l’une des pièces de choix de son fond de commerce démagogique ?). Ces discours si suspects vont effectivement dans le sens du cours néfaste l’Histoire…
Le souci de voir ces jeunes filles livrer leurs corps aux regards, réintégrer le régime scopique de la société « normale », est faussement libérateur. Cette loi n’aura eu pour conséquence que de précipiter ce repli communautaire, en montrant aux musulmans que l’on se méfie d’eux, en ajoutant une nouvelle brimade à toutes celles qu’ils et elles subissent déjà dans tous les domaines, discriminations à l’embauche, dans le logement, dans les loisirs, provocations policières racistes sciemment encouragées, qui ont amené la révolte de novembre 2005 et qui ont sans doute contribué de manière décisive au triomphe d’une droite néo-lepéniste en mai dernier.
Et quant aux jeunes filles elles-mêmes, dans la mesure où certaines, par conviction, sous la pression de leur entourage, ou les deux à la fois, ont été exclues de l’école républicaine et de sa socialisation laïque – pas davantage menacée dans son existence par quelques foulards que par les croix et les kippas tolérés depuis toujours –, leur « intégration » en aura-t-elle été favorisée ? Il est permis d’en douter [4].