Le 10 octobre 2003, Le Point, hebdomadaire de François Pinault (dont Alain Minc est l’homme de confiance, Giesbert le directeur et Béachèle l’homme de lettres), hurle en couverture :
« Débat : Déclin ? L’affrontement Baverez-Duhamel. »
Un « affrontement » ? Non, une boucherie...
La France est immobile, attaque Baverez, elle est encroûtée dans le socialisme :
« On est passé de 4 à 5,1 millions de fonctionnaires ! Cette formule de modernisation extrêmement ambiguë et schizophrène est à bout de souffle. »
Duhamel, éditorialiste au Point, regimbe, les naseaux fumants :
« la France n’est pas immobile. Elle avait nationalisé, elle privatise. »
Avant que Baverez ne reprenne ses esprits, il l’achève :
« C’était, en effet, une erreur et une facilité de continuer comme on l’a fait le recrutement des fonctionnaires. Là, il y a à mon avis une bastille à prendre. Les statuts de 1945 sont des anachronismes qu’il faut évidemment modifier. »
La violence de la réplique désarçonne Baverez qui bafouille :
« L’analyse développée par Alain Duhamel théorise finalement un peu ce que fait aujourd’hui le gouvernement Raffarin. »
Renommé pour sa langueur balladurienne, Duhamel est méconnaissable. Purée Froide bout de rage, comme après un séjour au micro-ondes. Non pas que les idées de Baverez l’indignent : ce sont les siennes. Mais, dès septembre, Baverez a tiré son essai avant que Duhamel ait pu dégainer le sien, en octobre. Résultat : le marché du livre de marché est déjà saturé. Le désarroi français de Duhamel (18,50 euros) ne dépasse jamais la trente et unième place du classement « essais » du 31 octobre 2003. Une terrible humiliation pour un journaliste dont les flocons de purée imprimée s’arrachaient il y a quinze ans sur les linéaires de la non-pensée. En revanche, La France qui tombe (12 euros seulement) rapporte beaucoup d’argent à Baverez, ce qui lui permettra de financer des études à Sciences Po à chacun de ses cinq enfants (pour le moment). Purée froide prend alors la décision stratégique de « coller à Baverez » (comme les chefaillons d’Attac « collent à Bové » quand ils veulent être photographiés). Il utilisera son réseau d’amis du Parti de la presse et de l’argent (PPA) pour quadriller les médias. En mordillant les basques de Baverez sur tous les plateaux, il apparaîtra comme son contradicteur. Et Duhamel se prend à rêver : les cadres supérieurs douste-blazystes abonnés au Monde achèteront peut-être les deux essais (ratés) à la fois.
Mais Purée froide est à contre emploi. Son ami Giesbert le souligne sur France 3 [1] :
« En tout cas, c’est un événement parce que je crois qu’on n’a jamais vu ça à la télévision : Alain Duhamel en colère comme ça... »
L’homme en colère joue le tout pour le tout : son éditeur vient de l’aviser que certains libraires renvoyaient déjà son livre par camions entiers. Purée froide empoigne donc Baverez.
Duhamel : « Vous nous bombardez de centaines de chiffres que d’ailleurs on connaît puisque ce sont ceux qui sont dans les journaux »
Giesbert : « Vous citez les mêmes... »
Duhamel (implorant) : « Franz, ne me racontez pas qu’il y a autant de chiffres dans mon livre que dans le sien parce que ça n’est pas vrai »
Giesbert : « Y en a beaucoup aussi... »
Duhamel (furieux) : « Non ! Non ! ça n’est pas vrai ! Y’en a pas beaucoup. »
Blême de fureur, Purée froide se tourne vers Baverez qui tente de garder sa contenance d’énarque constipé :
« Y’a pas d’âme [dans votre livre] ! Y’a pas d’âme ! Y’a pas l’âme de la France dedans ! »
Baverez, légèrement inquiet, affirme que si. Duhamel, surexcité, pousse des hurlements :
« Mais non ! Pas du tout !! Pas du tout !!! Pas du tout !!!! [...] C’est incroyable ! »
Même PLPL est soudain pris de pitié.
Baverez est partout. Sur « Ripostes » [2], il plaide pour un retour à la situation de 1945, quand les Français travaillaient entre « 48 et 52 heures pour reconstruire ce pays ». Sur France 3, Giesbert avait souligné ce propos et noté :
« Duhamel, il a écrit un anti-Baverez, mais vous avez des points d’accord, par exemple, que les Français ne travaillent pas assez... »
Dès lors, se pose pour le patronat un problème insoluble. Comment reprendre à son compte les analyses de Baverez sans encourir le risque de déchaîner la jalousie de Purée froide (devenue bouillante) ? La réponse est donnée le 2 octobre 2003 quand Ernest-Antoine Seillière est invité par Alain Duhamel à l’émission « Question ouverte » (France 2). Purée froide attaque d’emblée et somme le baron de prendre parti :
« Il y a une question que tous les Français se posent en ce moment [sic], c’est celle de savoir si la France est en déclin ou si elle traverse une crise d’adaptation. Vous, quel est votre point de vue là-dessus ? »
Seillière a flairé le piège : s’il parle de « déclin », Duhamel le croira baverézien, et ce sera la guerre ; s’il parle de « désarroi », Baverez le croira duhamélien, et ce sera la guerre. Les deux étant de bons amis du Medef, le dilemme est cornélien. PLPL, qui n’aime pas toujours les patrons, doit reconnaître le brio jésuitique de la réponse de Seillière :
« Nous partageons assez les analyses de ceux qui estiment que la France est en déclin, désenchantement - désarroi, diraient certains... »
À ce dernier mot, le baron peine à réprimer un clin d’œil à Duhamel.
Quelques jours après avoir rencontré un conseiller de Chirac pour lancer avec lui une fondation de l’UMP, Baverez déclare à 20 minutes, un journal gratuit imprimé par Le Monde, qu’
« autant le temps libre [...] est appréciable pour aller dans le Lubéron, autant, pour les couches les plus modestes, le temps libre, c’est l’alcoolisme, le développement de la violence, la délinquance. » [3]
Cette déclaration plonge dans les transes les animateurs de France Culture qui méprisent eux aussi le peuple. Baverez est chez lui dans cette radio avilie. Duhamel exige alors une compensation auprès de son ami Ramina-Colombani, directeur du Monde et animateur avec Jean-Claude Casanova d’une émission de ragots patronaux sur France Culture, « La Rumeur du Monde » [4].
Le 18 octobre, Purée froide en est donc à son tour l’invité. Ramina explique :
« La France qui tombe, c’est le titre d’un livre de Nicolas Baverez que nous avions reçu à ce micro pour marquer un peu le paysage de cette rentrée dominée par cette discussion sur le déclin [sic]. Et puis, voilà que paraît un livre d’Alain Duhamel qui s’appelle Le Désarroi français chez Plon et qui, sans nier la crise, nous parle des atouts de la France. Et donc s’engage une discussion sur le point de savoir si nous sommes ou non en déclin. En gros, il y a deux visions qui s’opposent. Il y a la théorie du déclin. C’est une thèse plutôt défendue à droite. [...] Et une autre thèse qui était de dire : mais non, la France s’est formidablement adaptée à la mondialisation [...] Ça, c’est plutôt une thèse qui est défendue dans la gauche réformiste et au centre droit [5]. Voilà, pour parler du paysage politique. Alain Duhamel, naturellement, est au-dessus de la gauche et de la droite et jauge cela de son poste d’observateur. Alors, je vais laisser la parole à Jean-Claude Casanova qui a commenté votre livre, Alain Duhamel, dans Le Point. »
Casanova, qui dirige la revue proaméricaine Commentaire (dont Baverez est un des piliers), nous apprend qu’on ne dit pas Baverèze mais Baveré. Cruel, il confie à ce pauvre Duhamel :
« Vous exagérez les différences entre Baveré et vous. Je vous assure, c’est le même raisonnement. »
Et puis tout a recommencé.