
Il faut, en commençant ce livre, se tenir prête à parcourir plus de 200 pages d’insultes sexistes. Du vieux français jusqu’aux chansons contemporaines – la bonne vieille chanson française – en passant par les amateurs du Paris du XIXème siècle (ah l’inénarrable journaliste Alfred Delvau [1], c’est un déluge de haine contre les femmes que dévoile l’histoire des mots « Pute » et « Putain », et de tous les autres mots et expressions qui leur sont accolés.
L’histoire est instructive : l’insulte « sale pute » est au départ un pléonasme, puisque « dès le latin, le terme putidus peut renvoyer au concret, au « pourri, puant, fétide », (p. 37). Ce sens premier subsiste durant tout le Moyen Age, nous explique l’autrice, aux côtés de puteur (puanteur), putast (mare remplie d’eau croupissante), puteau (flaque d’eau, bourbier, mais aussi partie la plus profonde de l’Enfer où sont précipités les damnés), putie (fumier, saleté et, au figuré, sort infamant, avanie), putois, l’animal, ou encore putement (laidement, honteusement) ou emputer, au sens d’empester moralement.
Il faut dire que, lorsqu’il s’agit des femmes, le passage de la saleté physique à la saleté morale est vite fait. Les choses sont d’ailleurs énoncées assez clairement par cet homme jaloux, personnage du Roman de la rose (13ème siècle) : « Vous êtes toutes, serez ou fûtes, par action ou par intention, des putes » (p. 50).
Ou, en plus concis, quelques siècles plus tard : « toutes des putes ».
Ou possiblement pute, car la magie du mot réside dans cette capacité de produire, en même temps que le stigmate, la norme - celle de la femme vertueuse et obéissante (ou plutôt : vertueuse car obéissante). Se construit alors ce jeu d’opposition pervers et étouffant, dessinant des catégories étanches dans lesquelles les hommes peuvent à leur gré ranger les femmes. Sans surprise, « esprit, critique, curiosité et plus largement rébellion contre un ordre masculin établi fusionnent lorsqu’il s’agit de juger les comportements féminins « hors normes », voire les attitudes réfractaires des femmes criminelles, toutes accusées au fil du temps d’être de mœurs légères » (p. 67).
Le livre de Dominique Lagorgette a aussi pour vertu (si l’on peut dire) de montrer comment l’insulte « pute » croise et se nourrit d’autres processus d’infériorisation, comme la réification et l’animalisation. Madame est une pute ? Mais pas seulement ! Simple objet (latrine, égout, linge, poupée), elle a aussi la fâcheuse tendance à se comporter comme un animal (chienne, cocotte, morue).
A suivre les usages du mot, on comprend que « pute » forme une « catégorie globale ». Celle-ci vise bien-sûr les travailleuses du sexe, mais pas seulement. « Pute » et la multitude des autres mots qui lui sont accolés ciblent en réalité toutes les femmes, en faisant de la faute prête à être commise quelque chose d’inhérent à la nature féminine.
Comme ingrédient de la déviance, la sexualité joue bien évidemment un rôle crucial. La sexualité féminine reste suspecte, et cette suspicion, planant sans forcément être dite, est particulièrement oppressante. La multitude des insultes, leur récurrence (l’auteure s’excuse presque de ne pas avoir été exhaustive « si tant est que cela soit possible » et on en lui sait gré) dit bien à quel point la sexualité des femmes focalise les peurs, et à quel point, si elle fait autant parler, c’est qu’« elle est méprisée et crainte » (p. 187). Car jamais assez ou jamais trop, trop exubérante ou trop timide, trop libérée ou trop coincée, la sexualité féminine doit, comme les vêtements, toujours trop longs ou trop courts, avant tout marquer et révéler le caractère disponible des femmes. Et gare à celles qui disent non.
Je me souviens, lorsque j’étais étudiante, avoir été invitée par un camarade à aller au cinéma. Après la séance, il avait voulu m’embrasser et j’avais refusé. Quelques jours après, j’apprenais qu’il était allé raconter à d’autres étudiants que j’étais une salope. Je me souviens de mon indignation, mais au milieu de ma colère se nichait un peu de honte, comme si ce genre d’accusation – cette « brûlure verbale », dit Dominique Lagorgette – touchait, de toutes façons, à un endroit où les femmes se disent, « mais peut-être que je n’ai pas dit, pas fait ce qu’il fallait... » Et je n’avais pas su rendre coup bas pour coup bas. Alors que mon Dieu, qu’il était présomptueux ce jeune homme au physique disgracieux (aujourd’hui sociologue installé).
Dans l’article de Mediapart qui relate l’audience, Ludivine Bantigny raconte : « Je me suis sentie souillée. » Et comme je la comprends. Pour surmonter la dégradation, elle a décidé de porter plainte. Bravo à elle. Et en guise de soutien, on renverra, pour contredire François Bégaudeau quand, faraud, il « défie quiconque de trouver la moindre phrase misogyne [dans tout ce qu’il a écrit, trente livres, des critiques, des articles], à ce texte publié en 2013.