Il était important, en somme, de tordre le bâton dans l’autre sens, et de fait, nombreux-ses sont ceux et celles qui ont lu le livre de Félicien Faury comme une reconnaissance – enfin ! – de la dimension raciste du vote. Il faut garder en tête l’hostilité longtemps manifestée à l’encontre d’un tel point de vue pour comprendre ce que signifie cet ouvrage : la fin, espérons-le, d’un interdit étouffant et réactionnaire, prégnant jusqu’au sein de la gauche.
« Vous n’arriverez pas à faire croire à des millions de Français qui ont voté pour l’extrême droite que ce sont des fascistes », déclarait Macron en 2023, utilisant à dessein le mot « fasciste » pour faire apparaître comme absurde, outrancière et profondément insultante toute évocation du racisme des électeurs du RN. Le livre de Félicien Faury a pour vertu de le dire : sans parler de fascisme ou de « fachos » (comme dans le « fâchés mais pas fachos » de François Ruffin, version de gauche de l’indignation macroniste), il faut décrire, prendre la mesure et comprendre le racisme des électeurs du RN. Mettre en relation, de près ou de loin, le racisme et ce vote n’est pas la manifestation d’un mépris de classe, un « truc de bobo » vivant loin du peuple [1] : c’est en réalité indispensable. L’enquête l’établit, et l’auteur l’explique dès l’introduction :
« Dans tous les entretiens menés ont émergé, de façon plus ou moins régulière et affirmée, des propos à teneur raciste prenant pour cibles principales, sur mon terrain, les individus ou groupes désignés comme « arabes », « musulmans », ou « turcs » [...]. Ces groupes étaient présentés comme des entités homogènes (...), différentes et séparées (...) et enfin assimilées à des comportements suscitant des affects négatifs (peur, mépris, hostilité, ressentiment), en opérant implicitement une hiérarchisation entre les valeurs et les attitudes de ces groupes et celles du reste de la population », (page 20).
Se jouent les opérations déjà connues et analysées de la « mécanique raciste » : fixation, essentialisation, altérisation et hiérarchisation.
Félicien Faury précise dans le livre, et dès qu’il le peut dans différents entretiens, qu’il s’agit là d’un racisme particulier. Les classes populaires stabilisées qu’il a étudiées n’ont pas l’apanage du racisme. C’est un résultat important, qui écarte aussi le soupçon de mépris de classe. Parler du racisme de RN, ce n’est pas postuler un lien quasi naturel entre le peuple et l’obscurantisme [2]. C’est se donner comme tâche de saisir la spécificité de ce racisme, en gardant en tête qu’il en existe d’autres, au sein des classes supérieures ou des classes moyennes supérieures à capital culturel, nous y reviendrons.
Plusieurs caractéristiques de ce racisme méritent d’être soulignées, et en premier lieu son articulation étroite à des logiques de classe. Inutile, en effet, d’accuser Félicien Faury de « liquider la classe « : elle est au centre de son analyse, mais pour dire la chose suivante : les difficultés socio-économiques des électeurs étudiés (ces classes populaires qui n’épuisent pas tous les profils des électeurs RN, dont certains sont plus précarisés et d’autres appartiennent à des groupes plus dotés, comme les indépendants) sont exprimées à travers un vocabulaire racial. Le sentiment d’être lésé par le système de redistribution social et de voir les services publics comme l’école se dégrader, ou encore la peur du déclassement, tout les conduit à se focaliser sur ceux « d’en bas », les « assistés », toujours et invariablement associés aux « immigrés ».
Un exutoire de frustrations légitimes, le sentiment de ne pas se voir reconnaître son mérite alors qu’on a tellement travaillé et que lesdits immigrés semblent, eux, recevoir beaucoup ? Pas seulement : leur plainte « s’appuie sur le fait de se sentir davantage appartenir au corps national que ces minorités à qui l’on accorde trop ».
« C’est moins une morale du travail, du mérite qui est alors en jeu, qu’une morale de l’héritage : héritage d’une position majoritaire », au nom de laquelle les minorisés ont moins le droit et moins de droits que les « nationaux » (page 77).
Citant Colette Guillaumin, l’auteur replace le vote RN dans un rapport social bien particulier, mettant aux prises majoritaires et minoritaires, pour reprendre le vocabulaire de la sociologue. Il n’occulte pas les difficultés socio-économiques des électeurs du RN : celles-ci, et leur dimension spatiale, autre point passionnant de l’analyse, sont prises au sérieux. Habitants d’une région attractive dans le Sud-Est, les électeurs étudiés par Félicien Faury voient les classes supérieures s’y installer, emballant le marché de l’immobilier et rendant inaccessible l’accès aux « coins sympas ». Mais plutôt que de diriger leur ressentiment vers le « haut », la prégnance des schèmes raciaux l’oriente contre la pression « d’en bas ». Au lieu de s’en prendre aux politiques locales et nationales qui réduisent les « possibles résidentiels » [3], les électeurs du RN se focalisent sur les marqueurs négatifs des territoires où ils sont relégués, marqueurs négatifs « raciaux », comme les épiceries arabes et les restaurants turcs des centres-villes dégradés.
Réalité objective et insupportable ? Là encore, c’est le « racisme [qui] a pour effet de constituer les membres de minorités raciales en signaux économiques négatifs, qui affectent la qualité patrimoniale des espaces où ils résident, se déplacent, consomment » (page 112).
Se construisent alors, sur ces réalités économiques et résidentielles, des affects racistes bien particuliers. Loin du racisme des classes supérieures sûres de leur entre-soi résidentiel ou des classes moyennes supérieures en quête d’une mixité sociale qu’elles savent fort bien contrôler, les électeurs du RN font face à « l’impossibilité, faute de ressources suffisantes, de rendre pleinement effective leur « volonté de ségrégation » » (page 114).
Enfin, l’islamophobie forme une composante essentielle du racisme de ces électeurs ordinaires. Leur vote apparaît clairement comme un vote anti-musulman (page 127). De fait, « le conflit racial peut s’exprimer et se politiser » autour du référent religieux, l’islam. Le chapitre 3 du livre de Faury décrit longuement la perception de l’islam comme menace, avec notamment cette précision importante :
« la construction nationale d’un « problème musulman » se retrouve dans l’ordinaire de la vie locale que j’ai pu observer durant mon enquête » (p. 147), de l’obsession du voile au sexisme supposé des musulmans.
Tous ceux et toutes celles qui, depuis plus de vingt ans (et singulièrement depuis la loi de 2004), se sont acharnées à décrypter ce que « le voile dévoile », en sortiront, avec amertume, conforté-es dans leur analyse : les effets du discours produit par les élites politiques, médiatiques, par les soit-disant expertes de l’islam, sont là. Le bilan de l’aveuglement de la gauche – les résistances inouïes qui ont été opposées à la lutte contre l’islamophobie, la disqualification comme « racialistes », « indigénistes », et pire encore, de ceux et celles qui s’y sont engagés depuis des années – est ici confirmé : il est accablant.
Félicien Faury revient, dans son chapitre 4 intitulé « Votes blancs », sur la dimension raciale de ce vote pour l’extrême droite. Ni exutoire, ni expression de frustrations, les votes RN sont, dit-il, une « prise de position au sein de hiérarchies sociales racialisées » (page 152). Ces votes sont, en d’autres termes, une certaine manière d’être blanc, c’est-à-dire d’exister dans des rapports sociaux, qui pré-existent aux individus. Voter RN est une prise de position de dominants dans des rapports sociaux, qui se trouvent par là même renforcés voire durcis.
Ces électeurs dont on nous enjoint rituellement et de longue date d’entendre les « souffrances », loin d’être de simples « victimes », captives d’une irrésistible « détresse », sont au contraire resitués dans leur statut d’agent social, exerçant véritablement un pouvoir : « même confusément, même sans illusion » :
« Et ce pouvoir est aussi un pouvoir racial, tout du moins une tentative de se maintenir ou de se rehausser au sein de relations de pouvoir institués entre « majoritaires » et « minoritaires » ». (page 221).
Les autres groupes blancs plus dotés, s’y inscrivent, eux, plus tranquillement, avec plus d’assurance, pourrait-on dire. Leur place n’est pas à défendre, leur condition résidentielle n’est pas menacée. Le vote des bourgeois des beaux quartiers ou celui des gentrifieurs des quartiers mixtes s’orientent vers d’autres partis, et leur mépris peut se déployer à l’encontre de tous ceux, « beaufs » et « ploucs », qui ne comprennent rien à rien et votent n’importe comment [4].
C’est une leçon à tirer du livre de Félicien Faury : la sensibilité au mépris de classe qui se niche dans la stigmatisation des moins dotés n’interdit pas de prendre au sérieux la domination blanche. Comme cela est rappelé dans le dernier livre de Solène Brun et Claire Cosquer, celle-ci s’incarne par une multitude d’expériences et de positionnements : le vote RN en est une déclinaison particulièrement saillante – et particulièrement dangereuse.
On l’aura compris – ce livre est important. Il faut toutefois revenir en guise de conclusion sur un enjeu abordé rapidement par l’auteur, celui de la « morale ».
« Dans les discours publics, les jugements portés sur les électeurs du Rassemblement national oscillent le plus souvent entre la condamnation morale et le misérabilisme », écrit-il page 149.
De la seconde posture, tout le livre démontre admirablement les points aveugles et les effets redoutables : rabattre le racisme sur les difficultés socio-économiques, faire dudit vote un « exutoire », et ainsi passer par perte et profit une fondamentale domination raciale. Si l’on ne peut qu’adhérer à cette critique (et insister sur sa solidité empirique), il y a en revanche quelque chose de gênant dans la mise en équivalence de cette posture et de la première, condamnée elle aussi au motif qu’elle permettrait « de s’exempter soi-même de toute responsabilité dans la situation qui favorise la montée de l’extrême droite. » (page 149)
Vraiment ? Si l’on peut comprendre qu’un chercheur ne souhaite pas se situer sur le terrain de la morale et qu’il choisisse de se tenir à distance du registre politique, il est en revanche discutable de disqualifier ladite condamnation morale (et prendre part de la sorte au registre politique !), en la réduisant à une sorte de bonne conscience apolitique, alors que cette disqualification est déjà bien installée, voire dominante dans tout le débat public. Qu’il y a-t-il, en vrai, de plus politique que la sensibilité à et le refus de l’injustice, de la violence, et plus encore de la montée de l’extrême-droite ? Et en quoi le fait de dire que le racisme des électeurs du RN nous révulse et nous fait peur serait un moyen détourné de s’exonérer de toute responsabilité ?
Il convient bien-sûr de scruter les responsabilités de chacun-es. Cela n’empêche pas, fort heureusement, de revendiquer, haut et fort, une posture morale, irréductible au mépris social des classes privilégié.es. Femmes, gays, lesbiennes, bi-es, trans, racisé-es, militants anti-racistes et islamo-gauchistes (sans compter les plus pauvres, privés de toute politique sociale), nous et nos proches, subissons et allons subir, à des degrés divers, accompagnées de violences, physiques et symboliques variables mais réelles, les conséquences de la normalisation du RN.
Il est important de le dire, et de le revendiquer comme une dimension inhérente de l’anti-fascisme : les électeurs du RN sont des êtres responsables.