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Quand Macron nous crache au visage

Réflexions sur le génocide des Arméniens, la maison de Pierre Loti, le devoir de mémoire et les politiques du patrimoine

par Pierre Tevanian
24 avril 2020

Démantèlement du droit du travail, du service public, de tout l’Etat social. Liquidation du droit d’asile. La liste est longue des raisons de détester Emmanuel Macron et d’entrer, contre l’ensemble de sa politique, en résistance. Une nouvelle raison vient de s’y ajouter : la politique mémorielle du nouveau président, et la manière, plus précisément, dont il crache, au printemps 2018, à la figure des Arméniens, les 1500000 qui furent massacrés, les rescapés et leurs descendants, dont une bonne part vit aujourd’hui en France.

Certes, dira-t-on, le nouveau président a annoncé, le 24 avril dernier, que cette date du 24 avril serait désormais inscrite au calendrier des commémorations officielles de la République française. De quoi se plaint-on ? Peut-être d’un simple effet d’annonce, alors que la date n’est pas fériée, et que le président n’a même pas daigné, l’année même où il annonçait cette nouvelle, se rendre en personne à la commémoration qui a lieu tous les ans devant la statue de Komitas à Paris, préférant se faire représenter par l’un de ses ministres – et pas le premier d’entre eux, loin s’en faut : Nicolas Hulot. Je ne sais pas à vrai dire quel est le rang, dans la hiérarchie gouvernementale, du ministre de l’environnement, mais ce que je soupçonne n’est pas fameux. A fortiori quand ledit ministre de l’environnement vient d’être mis en cause dans une affaire de viol.

Mais le pire est à venir. Un loto est organisé par le « Monsieur patrimoine » du président, Stéphane Bern, afin de récolter 15 millions d’euros et financer la restauration de plusieurs « monuments en péril », et l’on apprend avec stupéfaction que, parmi les monuments qui seront restaurés avec ces millions d’euros, figure la maison d’un écrivain orientaliste, Pierre Loti, qui s’est illustré par des écrits politiques d’une violence raciste ahurissante, à l’encontre notamment des Arméniens, mais aussi des Juifs. Plusieurs associations [1] donnent l’alerte et demandent au Président de corriger l’erreur, de réparer la faute, bref : de retirer de la liste des bénéficiaires de ce « loto » la maison de Pierre Loti, afin de ne pas honorer la mémoire d’un prêcheur de haine, apologue de crimes contre l’humanité. C’est alors qu’Emmanuel Macron entre en scène : le président, qui n’avait pas eu le temps, six semaines plus tôt, de se déplacer à Paris, à quelques pas du palais de l’Elysée, pour honorer un million et demi de morts, et assurer la diaspora arménienne de sa pleine et entière inscription dans la mémoire collective française, trouve en revanche le temps, ce vendredi 15 juin 2018, de se rendre à Rochefort, à 500 km de Paris, pour honorer de sa présence, en compagnie de Stéphane Bern et de la ministre de la culture Françoise Nyssen, la maison de Pierre Loti, sorti vainqueur du « loto du patrimoine ».

Et à l’affront que constitue cette visite, le président ajoute l’injure, en s’exprimant publiquement sur « la polémique » :

« Il ne faut pas chercher à faire des polémiques sur tout. »

« Sinon on ne lirait plus rien. »

« Il y a dans l’oeuvre de Pierre Loti des pages magnifiques, et il y a aussi des propos qui seraient condamnables s’ils étaient tenus dans le débat public contemporain. »

« Il ne faut pas avoir des combats, si je puis dire, anachroniques ».

Il y aurait beaucoup à dire sur l’insondable mauvaise foi, et l’insondable mépris, que recèlent ces quelques mots. D’abord sur la manière dont la mise en cause d’un écrivain qui a justifié l’extermination impunie d’un million et demi de personnes, peu de temps après les faits, est rabaissée par notre président au rang d’un goût stérile pour la « polémique sur tout ».

Ensuite sur l’escroquerie intellectuelle qui consiste à nous faire croire que c’est l’interdiction des livres, ou de leur lecture, qui est en jeu, quand est demandé tout autre chose : que des millions d’euros ne soient pas récoltés, à l’initiative de l’Etat, pour restaurer une maison, et ainsi honorer la mémoire d’un prêcheur de haine.

Mais il y a surtout ce mot terrible, « anachronique ». Et plus terrifiant encore, ce conditionnel : « des propos qui seraient condamnables si… ».

Mais voyons d’abord de quoi il s’agit. Car, avant de déplorer « des polémiques sur tout », il est peut-être utile, précisément, de lire, afin de savoir de quel écrivain, et quels écrits, il est ici question. En 1894, par exemple, Pierre Loti publie Jérusalem, à la suite d’un voyage en Palestine ottomane. Il y évoque « des vieillards à l’expression basse, rusée, ignoble », qui vivent « dans ce cœur de la juiverie », et des habitants marqués par l’« indélébile stigmate d’avoir crucifié Jésus ». À ce très classique antisémitisme « d’époque » (c’est ainsi qu’en général on le minore) vient s’ajouter un autre racisme, bien plus bavard, et surtout plus coupable dans la mesure où il s’exprime au lendemain d’un crime de masse, dans le but explicite de le relativiser et de le justifier. D’abord dans un article publié en 1920 dont le titre, déjà, est tout un programme impérialiste, matiné de mélancolie décliniste (« La mort de notre chère France en Orient »), où notre Loti national mobilise tous les pires poncifs anti-arméniens, en les mêlant à une turcophilie au fond très paternaliste et méprisante, ainsi qu’à de l’antisémitisme pur :

« En ce qui me concerne, je suis mal tombé peut-être, mais je puis attester qu’à de rares exceptions près, je n’ai rencontré chez eux que lâcheté morale, lâchage, vilains procédés et fourberie. Et comme je comprends que leur duplicité et leur astuce répugne aux Turcs, qui sont en affaires la droiture même ! Leurs pires ennemis sont les premiers à le reconnaître. J’oserais presque dire que les Arméniens sont en Turquie comme des vers rongeurs dans un fruit, drainant à eux tout l’or, par n’importe quel moyen, par l’usure surtout, comme naguère les Juifs en Russie. »

Et puis il y a, la même année, un autre article intitulé « Les massacres d’Arménie », où toutes les ficelles de l’apologie de crimes contre l’humanité sont activées. La mise en cause d’abord d’une responsabilité des victimes :

« Il y a des années cependant que j’hésitais à aborder de front ce sujet sinistre, retenu par une compassion profonde malgré tout pour cette malheureuse Arménie dont le châtiment a peut-être dépassé les fautes. »

« Peut-être », dit-il, à propos d’un million et demi d’hommes, de femmes et d’enfants innocents, déportés et exterminés.

Il y a ensuite, pour étayer cette incrimination des victimes, l’imputation d’une inexistante symétrie :

« On sait à présent que, s’ils ont été massacrés, ils ne se sont jamais fait faute d’être massacreurs. »

Il y a enfin ces lignes immondes, sournoises, libidineuses, sexistes, réactionnaires, faussement compatissantes et vraiment ordurières, qui constituent une sorte d’appel à la continuation et au parachèvement du génocide, au moyen d’une déportation des survivants :

« Si mon humble voix avait quelque chance d’être entendue, je supplierais l’Europe, qui a déjà trop tardé, je la supplierais d’intervenir, de protéger les Arméniens et de les isoler ; puisqu’il existe entre eux et les Turcs, depuis des siècles, une haine réciproque absolument irréductible, qu’on leur désigne quelque part en Asie une terre arménienne où ils seront leurs propres maîtres, où ils pourront corriger leurs tares acquises dans la servitude, et développer dans la paix les qualités qu’ils ont encore – car ils en ont, des qualités ; j’accorde qu’ils sont laborieux, persévérants, que certain côté patriarcal de leur vie de famille commande le respect. Et, enfin, bien que ce soit peut-être secondaire, ils ont la beauté physique, qui en Occident s’efface de plus en plus par l’excès de l’instruction, le surmenage intellectuel, l’usine meurtrière, et l’alcool ; je ne puis penser sans une spéciale mélancolie à ces femmes massacrées qui, pour la plupart sans doute, avaient d’admirables yeux de velours. »

C’est ce discours-là, tenu répétons-le au lendemain d’un génocide, qui se trouve relégué par notre président au rang de broutille, tout juste bonne à exciter les amateurs de « polémique sur tout ». C’est de ce discours-là que notre président déclare qu’il « serait » condamnable « si » on le tenait « aujourd’hui ». C’est ce discours-là, par conséquent, parce que les mots sont importants, mais la grammaire et la conjugaison aussi, que notre président présente comme n’étant pas condamnable à l’époque, en 1920. C’est-à-dire à l’époque où la communauté stigmatisée, attaquée, diabolisée, vient d’être exterminée aux trois quarts, par centaines de milliers, sans que s’opère la moindre justice et la moindre réparation. C’est ce discours-là qu’Emmanuel Macron juge « anachronique » de condamner – comme d’autres jugent anachronique de condamner l’esclavage des Noirs « puisqu’à l’époque c’était considéré comme normal », ou d’autres de condamner l’antisémitisme, le nazisme ou la collaboration du fait de « la confusion de l’époque ».

Cela porte un nom. Cela est, tout simplement, ce que l’on nomme du relativisme moral, de la pire espèce. Et cela produit des effets : une politique de la mémoire qui s’affranchit de tout souci éthique, au profit d’une célébration aussi niaise (en surface) que violente et excluante (en profondeur) du « patrimoine national ».

Je ne sais comment conclure une histoire aussi abjecte, mais il me vient un rêve. Celui d’une autre politique de la mémoire, d’une autre vision du patrimoine en général, et du patrimoine littéraire en particulier. Dans la lettre bouleversante qu’il écrivit à sa femme Mélinée, le jour de son exécution, le 21 février 1944, un grand résistant, l’Arménien Missak Manouchian, chef du réseau des FTP-MOI (Francs-Tireurs Partisans, Main d’Oeuvre Immigrée), formulait ce voeu :

« Avec l’aide des amis qui voudront bien m’honorer, tu feras éditer mes poèmes et mes écrits qui valent d’être lus. »

Cette édition n’a jamais vu le jour. D’un « loto du patrimoine » on pourrait attendre, dans une vraie démocratie, qu’il s’y consacre – ainsi qu’à d’autres lieux de mémoire comme la maison de Manouchian, et bien d’autres maisons et bien d’autres éditions de poèmes de métèques, de Juifs étrangers, de « Levantins » ou d’Africains qui ont produit, sur le territoire français, un patrimoine digne d’être honoré. Mais tout cela, il est vrai, nous emmène loin, très loin, d’Emmanuel Macron.

Notes

[1Le Conseil de coordination des organisations arméniennes de France, l’Union des étudiants juifs de France et SOS-Racisme, notamment, par l’entremise d’une tribune dans le journal Le Monde.