L’ouverture est belle, qui annonce, en posant la caméra sur une grande et belle maison bourgeoise, un film sur les fêlures familiales et leurs ravages. Là des générations sont passées et des patrimoines transmettent, avec les murs et les meubles, des héritages plus silencieux et plus pesants. Même si la métaphore de la fissure n’est pas la ficelle la plus fine, on est emballée.
On est surtout emballée par ces deux sœurs, Agnès et Nora, qui ont fait leur chemin en s’y aménageant, entre les portes qui claquent et les éclats de voix parentaux, des échappées et des circulations inattendues. Dans cette même maison, des années plus tard, l’irruption du père, Gustav, lors de la réception qui suit les obsèques de la mère, installe une présence angoissante. Il sera, de fait, durant une bonne partie du film celui qui ne vient jamais quand il est censé venir, et qui ne sait que mettre en scène, ostensiblement et maladroitement, son arrivée dans les réunions familiales.
Comment, après le décès de leur mère, les deux filles vont-elles gérer le retour bruyant d’un père qui les a désertées ? On ne saurait reprocher au réalisateur son happy end ; c’est plutôt sa manière de faire reculer les deux sœurs devant le personnage du père, et, ce faisant, de faire disparaître la thématique de la sororité devant celle du vieillissement du génie créateur (Gustav est donc cinéaste) qui suscite un gros, gros malaise.
Les deux sœurs (et les deux actrices) sont pourtant magnifiques. Nous épargnant au moins le thème de la rivalité entre femmes (et ce même lorsqu’apparaît un troisième personnage, l’actrice qui doit jouer dans le nouveau et sans doute dernier film de Gustav), le réalisateur Joachim Trier nous offre quelques belles scènes : sans que l’on ne sache plus qui est l’aînée, qui est la cadette, on comprend qu’elles ont été capables, à différents moments de leur vie, d’être celle qui prend soin de l’autre [1].
Hélas, le film se termine sur un mouvement de quasi régression à leur statut de petites filles. Après avoir remis sans ménagements leur père à leur place et dénoncé ses supposées générosités (proposer à l’une et au fils de l’autre de jouer dans son film) pour ce qu’elles sont – des injonctions à se mettre au service de son œuvre –, le retournement est sidérant. Et, ce n’est pas anodin : c’est la lecture de l’œuvre – le scénario – qui fera tout basculer.
Un scénario tellement extraordinaire que l’une comme l’autre le liront d’une traite, sans pouvoir s’arrêter (le plan sur Agnès qui se brosse les dents les yeux rivés sur le précieux document est tout simplement grotesque), suspendant en quelque sorte leurs rancunes et leurs griefs, rendant les armes en rendant hommage au Génie. Eblouies, elles reconnaissent le geste d’amour qui se cache dans un scénario qu’on devine pourtant un peu chelou. Conquises, elles reprennent cette posture enfantine, assises au pied d’un lit. Puis se retrouvent à l’hôpital pour rendre visite à leur père, riant d’un rire complice et indulgent quand elles l’entendent draguer l’infirmière.
La dernière scène – de réconciliation – nous montre Nora jouer dans ce fameux film sous le regard de son père, dirigée au sens propre et figuré par lui. Petite fille (mais toutes les femmes vraiment femmes ne restent-elles pas toujours des petites filles ?) enfin regardée par son père, qui jusque-là refusait d’aller la voir jouer au théâtre. Le personnage perd définitivement en consistance, après une première scène détonante, mais un peu forcée d’actrice de théâtre barrée (on sent la volonté de filmer une scène « magistrale »). Tout au long du film, le réalisateur peine à suivre son fil. Et ne sachant pas bien que faire de Nora, il s’en remet au schéma (précisément celui que le père renvoie méchamment à sa fille) d’une femme malheureuse de ne pas avoir « d’amoureux ». Les névroses familiales sont réduites à cet échec ultime, la non reproduction du couple hétérosexuel, et le duo des deux sœurs se durcit dans une dichotomie assez grossière entre l’artiste et l’universitaire, la folie et la raison, la solitude et la vie de famille.
Mais quid du père ?
Le personnage intrigue d’abord, par son absence totale de considération pour autrui, par son égocentrisme sexiste. Comment ne pas penser, en entendant ses filles lui rappeler sa fâcheuse manie de mettre les « actrices dans son lit », à la réalité moins flamboyante que #MeToo a révélée, à savoir les violences sexuelles et sexistes dans le cinéma ? C’est bien avec en tête le questionnement de ce mythe, le réalisateur et ses muses [2], qu’on regarde ce personnage évoluer, intriguée puis abasourdie par ce que le réalisateur va en faire.
Un sauvetage en bonne et due forme.
Pas très subtil au demeurant : l’homme est sauvé par son œuvre. Il est odieux, mais ses films sont géniaux. Les femmes – la star américaine et ses filles – le disent elles-mêmes.
On pourra trouver, à travers le personnage de Gustav, la défense d’un cinéma authentique, résistant à la marchandisation, sympathique. Mais il est dommage que ce modèle (à supposer qu’il y en ait un et un seul à défendre) soit incarné, dans Valeur sentimentale, par un Européen blanc vieillissant, travaillant avec sa bande de potes, des hommes blancs vieillissants également, face aux repoussoirs que sont Netflix et une actrice américaine de bonne volonté mais plus à sa place dans les pubs de parfum que lisant un script.
Frappé par la vieillesse, le personnage de Gustav est parfois émouvant. En même temps les scènes de soûlerie sont de part et d’autre traversées par la nostalgie d’un temps où on pouvait baiser et boire, et – cela semblant faire un tout – créer sans entraves.
Invité au festival de Deauville, Gustav se retrouve au petit matin sur la plage en compagnie de quelques autres fêtards et, dans un geste censé incarner tout un esprit – le panache, la galanterie, toujours une bouteille de champagne à la main, – il court arrêter, pour sa future actrice, un homme et son cheval. Quand la caméra pose un regard tendre sur le vieil homme qui reprend son souffle, s’assoit et se sait soudainement proche de la mort, que veut-elle nous montrer ? Un ancien séducteur qui n’a plus les forces de sauter dans l’attelage pour raccompagner la jolie actrice à son palace ? Ou l’homme qui se souvient de scènes peut-être moins glorieuses de chambres d’hôtel ?
On laisse les spectateurices se faire leur idée.
Mais on ne peut s’empêcher de penser à l’inamovible directeur du festival de Cannes Thierry Frémaux, sans doute pas mécontent de ce prix, dans le désastre que doivent représenter pour lui la condamnation de Gérard Depardieu pour agression sexuelle et la magnifique montée des marches des associations féministes comme le Collectif 50/50.



