Avec Abdelmalek Sayad, le sociologue se fait écrivain public. Il donne la parole à ceux qui en sont le plus cruellement dépossédés, les aidant parfois, autant par ses silences que par ses questions, à trouver leurs mots, à retrouver, pour dire une expérience qui la contredit en tout, les dires et les dictons de la sagesse ancestrale, les « mots de la tribu » qui décrivent leur exil, elghorba, comme un occident, une chute dans les ténèbres, un désastre obscur. Cela sans jamais s’instituer en porte-parole, sans jamais s’autoriser de la parole donnée, comme tant de défenseurs impudents des bonnes causes, pour donner des leçons ou exhiber des bons sentiments.
« N’avoir que des frères, que des oncles partout ; faire du premier venu son frère, son père, son oncle, il faut vraiment n’être rien, n’avoir aucune estime de soi pour se donner en spectacle de la sorte » - celui qui lui parle ainsi ne peut le faire que parce qu’il voit, à toute son attitude, qu’il peut, sans risque d’offense, lui tenir ce langage : la dignité reconnaît la dignité. Il y a une manière de « fraterniser » qui renferme une forme de mépris de soi et de l’autre. Sayad ne fraternise pas ; il est fraternel. Il n’est pas de ceux qui vont au « peuple », qui déclarent leur amour d’un « peuple » de paroles et de la parole du « peuple ». Mais il est là, jour après jour, depuis plus de trente ans maintenant, dans son village de Kabylie, dans les « regroupements » de l’Ouarsenis ou de la presqu’île de Collo, dans les bidonvilles d’Alger ou de Constantine et, aujourd’hui, dans les « cités » de Marseille ou de Villeurbanne, de Nanterre ou de Saint-Denis ; il est là, et il écoute, et il enregistre, et il transcrit, et il transmet, sans phrases, les paroles qu’il attire et accueille, telles la confession, digne d’un personnage de Beckett, d’un balayeur mélancolique, ou les confidences d’une étudiante « beur », avec une sympathie sans pathos, une complicité sans naïveté, une compréhension sans complaisance ni condescendance.
Il fait partie du tout petit nombre de personnes avec qui l’on peut se présenter devant un paysan kabyle ou béarnais, un ouvrier algérois ou parisien. La discrétion et la dignité, la justesse de ton et la pudeur qu’il met dans l’échange avec ses interlocuteurs se retrouvent dans la manière dont il rend compte de leurs propos. Refusant les solidarités ostentatoires tout autant que les dénonciations tapageuses, il paraîtra tiède, voire timoré, aux amateurs d’engagements péremptoires : n’est-il pas obligé de se justifier, dans une note, de parler à peine d’une grève de la Sonacotra, pourtant bien faite pour susciter les déplorations dramatiques, alors qu’il vient de décrire, avec une ferveur contenue, tout ce qui, dans l’existence ordinaire des hébergés, rend cette grève sensée et nécessaire ? Et comment ne pas repenser, ici, à ces soirs de l’été 1960 où, avec notre ami commun Moulah Hennine, assassiné peu après par l’OAS, nous devions essayer de convaincre tel des jeunes militants de l’UNEF venus avec moi pour mener une enquête dans les derniers moments de l’Algérie coloniale, et proprement effrayés de tout ce qu’ils découvraient, qu’il ne servait à rien de s’indigner, de déplorer, ou de détester, ni d’ailleurs de consoler ou d’assister, et qu’il fallait avoir le courage de se résigner - la mort dans l’âme, mais nous ne le disions pas - à écouter, à regarder et à témoigner, du mieux possible, de ce que nous avions vu et entendu ?
Toutes ces vertus, dont ne traitent jamais les manuels de méthodologie, et aussi une incomparable maîtrise théorique et technique, associée à une connaissance intime de la langue et de la tradition berbères, étaient indispensables pour affronter un objet qui, comme les problèmes dits de « l’immigration », ne sont pas de ceux que l’on peut mettre entre toutes les mains. Les principes de l’épistémologie et les préceptes de la méthode sont de peu de secours, en ce cas, s’ils ne peuvent s’appuyer sur des dispositions plus profondes, liées, pour une part, à une expérience et à une trajectoire sociale. Et il est clair qu’Abdelmalek Sayad avait mille raisons de voir d’emblée ce qui, avant lui, échappait à tous les observateurs : abordant l’« immigration » - le mot le dit - du point de vue de la société d’accueil qui ne se pose le problème des « immigrés » que pour autant que les immigrés lui « posent des problèmes », les analystes omettaient en effet de s’interroger sur les causes et les raisons qui avaient pu déterminer les départs et sur la diversité des conditions d’origine et des trajectoires.
Premier geste de rupture avec cet ethnocentrisme inconscient : Abdelmalek Sayad rend aux « immigrés », qui sont aussi des « émigrés », leur origine, et toutes les particularités qui lui sont associées et qui expliquent nombre de différences constatées dans les destinées ultérieures. Mais ce n’est pas tout : dans un article paru dans Actes de la recherche dès 1975, c’est-à-dire bien avant l’entrée de l’« immigration » dans le débat public, il déchire le voile d’illusions qui dissimulait la condition des « immigrés
», et révoque le mythe rassurant du travailleur importé qui, une fois nanti d’un pécule, repartirait au pays pour laisser place à un autre. Surtout, en regardant de près les détails les plus infimes et les plus intimes de la condition des « immigrés », en nous introduisant par exemple au plus secret des souffrances liées à la séparation à travers une description des moyens qu’ils emploient pour communiquer avec le pays, ou en nous menant au coeur de la contradiction constitutive d’une vie impossible et inévitable au travers d’une évocation des mensonges innocents par lesquels se reproduisent les illusions à propos de la terre d’exil, il dessine à petites touches un portrait saisissant de ces « personnes déplacées », dépourvues de place appropriée dans
l’espace social et de lieu assigné dans les classements sociaux.
Comme Socrate, l’immigré est atopos, sans lieu, déplacé, inclassable. Rapprochement qui n’est pas là seulement pour ennoblir, par la vertu de la référence. Ni citoyen ni étranger, ni vraiment du côté du Même ni totalement du côté de l’Autre, l’« immigré » se situe en ce lieu « bâtard » dont parle aussi Platon, la frontière de l’être et du non-être social. Déplacé, au sens d’incongru et d’importun, il suscite l’embarras ; et la difficulté que l’on éprouve à le penser -jusque dans la science, qui reprend souvent, sans le savoir, les présupposés ou les omissions de la vision officielle - ne fait que reproduire l’embarras que crée son inexistence encombrante. De trop partout, et autant, désormais, dans sa société d’origine que dans sa société d’accueil, il oblige à repenser de fond en comble la question des fondements légitimes de la citoyenneté et de la relation entre l’État et la Nation ou la nationalité. Présence absente, il nous oblige à mettre en question non seulement les réactions de rejet qui, tenant l’État pour une expression de la Nation, se justifient en prétendant fonder la citoyenneté sur la communauté de langue et de culture (sinon de « race »), mais aussi la « générosité » assimilationniste qui, confiante que l’État, armé de l’éducation, saura produire la Nation, pourrait dissimuler un chauvinisme de l’universel. Entre les mains d’un tel analyste, l’« immigré » fonctionne, on le voit, comme un extraordinaire analyseur des régions les plus obscures de l’inconscient.