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Que faire de ces génocides ?

Réflexions situées sur le crime en cours, et l’urgence de l’arrêter

par Noémie Emmanuel
23 novembre 2024

Depuis le déclenchement des bombardements israéliens en « réponse » au 7 octobre, nous avons dit ici-même notre refus des injonctions spécifiques adressées aux Juif.ves du monde entier, les invitant à se prononcer sur les actions de l’État d’Israël, au même titre que celui des injonctions faite aux Musulman.es de faire valoir un « Pas en mon nom » lorsque sont commis des attentats terroristes islamistes, tout en faisant valoir un devoir de refus et d’opposition active au massacre en cours, qui n’est pas un devoir spécifiquement juif mais un devoir universel. C’est dans cet esprit que Noémie Emmanuel a voulu intervenir, au nom de cet impératif catégorique s’imposant de manière absolument égale à toute l’humanité non-palestinienne, toutes confessions, cultures et communautés confondues, mais qui pour autant n’existe pas de manière désincarnée et absolument identique chez chacun·e – ce qui signifie par ailleurs que les non-Juifs, et singulièrement en Europe, gagneraient aussi à une réflexivité sur leurs ressentis, leurs ancrages et leurs points aveugles. C’est bien aussi en tant que juive, et en tant qu’issue d’une immigration dite orientale, qu’elle se sent interpellée par le crime en cours, et c’est bien dans cette identité-là que se pense et se dit l’impératif catégorique et universel de le stopper.

Je me souviens d’un diner chez des amis il y a quelques années. Le débat portait sur les soixante-huitards qui avaient trahi la gauche. Un ami remarquait que beaucoup d’entre eux étaient juifs, parmi lesquels celui qu’on appellera Robert Kreimer. Je n’avais aucune idée de la judéité de cette personne que je percevais comme un apparatchik parisien, pas comme quelqu’un que le rabbin peut appeler le matin pour assurer le minian. Quand l’identité juive de Kreimer nous fut confirmée par Wikipedia, l’ami me lança :

« Décidément, on aurait vraiment dû vous achever. »

J’ai d’abord été saisie d’effroi par la violence de cette phrase. Et puis, après un instant de silence, j’ai répondu : « De toute façon, vous ne nous auriez pas eus. Nous, on est ’séfarades’  [1] » . ».

Voilà ma réaction : me dissocier. Me dissocier pour me sauver. Me dissocier pour me disculper. Et pour affirmer qu’il existe d’autres histoires. Je les ai lâchés dans la mémoire. Comme si « on » avait un quelconque mérite à y avoir échapper, contrairement à « eux ».

J’ai eu honte en même temps que je répondais.

Je me souviens, quand on a visité les camps de Pologne avec l’école, les autres élèves retrouvaient les noms de leurs grands-parents. Moi j’étais assommée de comprendre que cet héritage n’avait rien de personnel mais que je voulais ou devais le porter quand même. En plus des autres souvenirs. Comment hériter de la Shoah quand on est juive d’ailleurs ? Est-ce que ça a bien du sens tous ces liens imaginaires ? Est-ce que ça a bien du sens de me souvenir de l’Iran, de réinventer tout ça ? Quand on me veut juive en Europe et que l’histoire de l’Europe est celle-là ?

Mon père parle à la fois très peu de l’Iran et en même temps il ne parle que de ça. Ça se passe souvent le vendredi soir. Il évoque son enfance. Toujours avec parcimonie. Une petite anecdote, et nous on doit deviner le reste. Le mollah (juif) qui le frappait quand il n’apprenait pas bien ses leçons de torah. Et le mollah (musulman) qui rentrait dans la « maison » de l’oncle pour détruire leurs meubles à l’approche de Pessah ou le récit de ma grand-mère qui se fait arracher son tchador sur le marché parce « la juive impure » avait touché une tomate et l’avait reposée sans l’acheter. Mon père dit aussi que les juifs sont parmi les plus persans des iraniens, et que ce sont eux qui ont construit la mosquée du Shah à Ispahan. Avec ma sœur, on reçoit tout ça comme un mélange de mythe et de réalité, un support instable et hybride sur lequel faire reposer nos mémoires et nos identités subjectives, instables et hybrides. Il dit aussi qu’il y a un juif mais deux antisémitismes et que ce qu’ils ont vécu en Iran n’est rien comparé à la sauvagerie des européens.

Quelle est ma mémoire ? De quoi je veux hériter ? Qu’est ce qui doit rester ? On grandit avec ces questions. Le trouble vient aussi sans doute du fait que lorsqu’on est une enfant élevée dans une famille juive, qui va à l’école juive, qui fréquente une synagogue pleine de vieux rescapés et des anciens enfants cachés, il est assez désemparant de comprendre à la fois le choc et la violence qu’a pu être le génocide des juifs d’Europe à peine cinquante ans plus tôt. Et de voir, à peine cinquante ans plus tard, à quel point il est facile pour ceux qui ont détruit nos semblables (ou applaudi, ou regardé ailleurs), de nous aimer aujourd’hui. Toutes ces déclarations d’amour, d’affection, d’admiration et ces engagements de protection dont la « société » nous asperge. Pourquoi vous nous avez tant haïs, si c’est si facile de nous aimer aujourd’hui ? Et puis une inquiétude (parmi d’autres) : est-ce que c’est parce qu’on n’est plus les mêmes ?

L’Iran, il fallait donc le recevoir par morceaux éclatés. Le judaïsme, il fallait le vivre à l’école, à la synagogue, à la maison, au côté des gens un peu fous, qui passent du récit de l’anéantissement de leurs proches à celui d’une recette d’enfance (comme un plat à la patate sucrée). Faire vivre ces mémoires n’a jamais été simple. C’était un jeu d’équilibre à trouver entre plusieurs forces ennemies : affirmer que ma famille est perse (contre les suprémacistes iraniens qui répondent qu’ils ne sont pas persans mais juifs) ; reconnaître la violence antisémite subie là-bas et continuer à faire vivre une forme d’Iran ici (contre les autres juifs qui s’étonnaient de cet attachement étant donnée l’horreur que représente à leurs yeux l’Iran), et surtout, le plus difficile sans doute, faire reconnaitre cette histoire sans nourrir la bête islamophobe européenne (contre la plupart des français et des belges de notre entourage, aussi bien juif que non-juif, professionnel qu’amical, de droite que de gauche).

Et puis, il y a un nouvel élément qui est venu perturber davantage l’équation : l’apparition ou la réapparition du mot « génocide ». C’était il y a quelques mois maintenant. Quand c’est arrivé, on avait déjà compris que ce grand truc, qu’on appelle un État, Israël, qu’on nous a enseigné comme une terre de secours et de salut, était aussi le lieu d’un nouvel exil, celui des Palestiniens. La terre de nettoyages ethniques, d’assassinats ciblés, de discriminations et d’apartheid. On avait déjà commencé depuis plusieurs années ce travail sans fin de désapprentissage qu’il faut assumer à la fois contre les siens (du moins une grande partie) et au nom des siens (du moins au nom d’une certaine compréhension de la fidélité aux siens). Comme un nouvel exil, plus ou moins volontaire.

Quand on est une enfant juive, peut-être qu’on pense que le prix payé à l’Histoire offre au moins une espèce d’immunité contre la domination, pas celle qu’on subit, mais celle que l’on impose ? Une cape qui nous permettrait de la reconnaitre, puis de la refuser. Il faut bien admettre que ça n’existe pas.

Quand le mot de génocide est apparu après le 7 octobre pour qualifier ce que le peuple palestinien était en train de subir, je dois bien admettre qu’au départ, j’avais du mal à l’entendre. Encore plus à l’utiliser. J’étais comme bloquée, ma vue était limitée : je n’arrivais qu’à percevoir l’ironie et le plaisir (indéniable, et indéniablement suspect) de certains de traiter des juifs de nazis (en particulier tous ces gens confortablement installés dans leurs positions sociales légitimes, ceux dont les grands parents avaient pu collaborer ou laisser faire sans qu’ils n’aient hérité du moindre sentiment de peur, de honte ou de malaise que nous devons porter. Ceux qui peuvent se demander « ce qu’ils auraient fait en 40 ». Ceux qui, par exemple, quatre-vingts ans plus tard, peuvent dire à une juive, sur le ton de la blague, « On aurait dû vous achever. »).

Je crois qu’il y a quelques mois encore, je n’arrivais à percevoir les choses qu’à travers le seul prisme de l’antisémitisme. Je ne voyais pas que d’autres, nombreux, mobilisaient ce « mot en G » pour d’autres mobiles, bien plus légitimes. Et comme il faut bien apprendre à se déplacer, puisque j’essaie de suivre le poète qui dit que sa mémoire est non pas d’amour mais d’hostilité, qu’il travaille non pas à reproduire le passé mais à l’écarter (pour mieux l’observer ?), j’ai regardé. Il y a l’antisémitisme. Il y a aussi le colonialisme. On nous fait croire que c’est l’un ou l’autre. Que l’on est soit oppresseur, soit opprimé, de manière absolue, abstraite et à jamais. Comme une mathématique des oppressions.

C’est un piège de plus qu’on nous tend qu’il nous faut déjouer. La violence coloniale qui s’abat sur le peuple palestinien est de fait, comme toutes les violences coloniales, potentiellement génocidaire, et l’heure actuelle est au passage à l’acte. La violence raciste aujourd’hui qui se répand partout, qui dit qu’une vie israélienne vaut plus qu’une vie palestinienne, qui dit que 55 000 morts palestiniens ce n’est pas encore suffisant pour 1200 morts israéliens. Il nous faut la reconnaître. Cette table des valeurs qui apparait si soudainement dans l’Histoire de l’Europe a de quoi donner le vertige. Tout est si rapide. Nous ne savons toujours pas quoi faire de l’Histoire du siècle dernier, et pourtant il nous faut aussi regarder le présent.

« Que voulait dire ma famille ? Je ne sais pas. Elle était bègue de naissance et cependant elle
avait quelque chose à dire. »
. Ma famille à moi aussi était bègue. Et c’est moi qui la fais parler. Peut-être que si j’ai eu tant besoin de revenir à cette famille pour parler du génocide actuel, c’est pour m’opposer à ceux qui me font croire que reconnaitre les uns, c’est effacer les autres ? Peut-être ai-je besoin de les lier dans l’histoire ? Sans doute sont-ils déjà liés, sans que j’aie à intervenir. La Shoah après Gaza. Gaza face à la Shoah. A ceux qui tiennent des mémoires comptables : ça n’efface rien, ça s’accumule. Comment est-ce qu’on racontera cette histoire dans les livres ? Peut-être que ça ne sera qu’une seule et même séquence.

La cape qui nous protégerait de nos propres dominations n’existe pas. A présent, il faudra se comprendre dans le monde avec l’ensemble de ces histoires, celle des juifs d’Europe, celle des juifs d’Iran, ou d’ailleurs et celles des juifs en Israël et en Palestine. Il faudra apprendre à reconnaitre la domination que l’on impose en notre nom, au nom de nos histoires. Il faudra même réapprendre à reconnaitre la domination que l’on subit contre ceux qui nous disent que l’extrême droite et le fascisme sont nos nouveaux amis. L’équation est complexe, composées de plusieurs forces contraires et contradictoires, faite de saluts et de faillites, d’oppresseurs et d’opprimés. Mais on apprendra à vivre et à lutter avec l’ensemble de ces données. Et il faut apprendre vite : une Catastrophe est en cours.

Notes

[1Note : les Juifs iraniens ne sont pas « séfarades », c’est-à-dire ne sont pas issus de la péninsule ibérique. On les appelle plutôt des Juifs « mizrahim », orientaux. Mais par générosité envers mon interlocuteur, ma réponse-réflexe est passée outre cette « subtilité ».