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Que faire de « la nation » ?

Réflexions sur un gros concept

par Sarah Mazouz
2 août 2025

Périodiquement, dans la vie politique française, on réinvente l’eau chaude du « sentiment national », du « besoin de transcendance » patriotique et du « souverainisme de gauche », opposée aux froides et indésirables abstractions que seraient la conscience de classe, de race ou de genre, les luttes sociales qui les cristallisent, et les acquis qu’on leur doit. Afin, bien entendu de « ne pas laisser à l’extrême droite » le « monopole » de cette précieuse denrée politique. Malgré quarante ans et cinquante nuances de république, ce coup mille fois tenté et mille fois foiré ne cesse de renaître de ses cendres. Le livre de Sarah Mazouz est donc bienvenu : en passant la notion au crible de la science sociale, elle nous rappelle que la nation est une construction historique, que ses formes sont variables, et que sa fétichisation n’est jamais de bon augure. En une petite heure de lecture, elle nous livre quelques rappels salutaires sur l’histoire structurellent oublieuse des constructions nationales et sur les modes d’inclusion et d’exclusion dans la « nationalité ». L’extrait qui suit propose quelques réflexions sur les usages et mésusages politiques de ce « gros concept ».

Lorsque l’idée d’identité nationale se formalise et émerge entre la fin du dix-huitième siècle et le début du dix-neuvième, elle se fait au nom des idéaux démocratiques. Pourtant, si l’on considère l’histoire, on constate que le nationalisme peut être le fer de lance d’un conservatisme politique. Il peut aboutir du reste à des formes autoritaires, voire totalitaires, de gouvernement.

Ce glissement conservateur tient peut-être au fait qu’il substitue la question de l’identité à celle de l’égalité. Le nationalisme prend bien évidemment des formes différentes selon les contextes politiques et idéologiques où il est mobilisé. On retrouve néanmoins dans toutes ses incarnations l’idée centrale selon laquelle l’affirmation de l’identité nationale suffirait à sortir du régime d’injustices que l’on subit. Par ce geste, il passe sous silence les rapports de pouvoir et les inégalités qu’ils produisent au sein du groupe en question et crée, de ce fait, un entre-soi providentiel pour toutes les formes de conservatismes.

Certaines radicalisations nationalistes font en outre croire que c’est la restauration de la grandeur qui apportera la solution à l’ensemble des problèmes sociaux. Or jouer sur la nostalgie assure le maintien de l’ordre établi – ce qui arrange les puissants – tout en donnant les moyens de capter le ressentiment et la colère de celles et ceux qui vivent au présent des formes de déclassement. Et comme la nation est censée être intrinsèquement grande, les raisons de son déclin ne peuvent tenir qu’à des agents qui lui sont extérieurs, voire hétérogènes. À partir de là, le caractère défensif de cet entre-soi se décline selon trois modalités. Désigner les ennemis de la nation, intérieurs et extérieurs. Focaliser sur eux l’ire des plus démunis. Embarquer par l’idée de grandeur à rétablir ces mêmes plus démunis en leur donnant l’impression qu’ils sont en fait du côté des dominants.

Dans ce jeu de désignation d’ennemis intérieurs, le nationalisme s’appuie sur les idéologies défensives à disposition (racisme, sexisme, virilisme, validisme, hétéronormativité, etc.). Le sexisme et le virilisme permettent de maintenir l’ordre du genre tout en s’appuyant sur l’imaginaire de force et de puissance d’un chef en contact immédiat avec sa population – ce qui sert à interdire corps intermédiaires et partis tout en présentant le parlementarisme comme un système politique de faibles. Une conception racialisée de l’appartenance nationale, facile à activer dans tous les contextes, permet, elle, de désigner des groupes conçus comme radicalement autres à la nation et menaçant à ce titre de l’altérer. Certains groupes sont désignés comme tels de manière récurrente. Différents nationalismes en Europe ou ailleurs constituent la figure du juif comme antinomique de la nation à la fois en raison d’une condition définie comme diasporique et du cosmopolitisme qui en découlerait. Le caractère non sédentaire de certaines populations romani fait qu’elles sont toutes vues comme une menace à l’ordre de la nation. Dès que le pouvoir politique se trouve entre les mains de leaders nationalistes, elles font l’objet de persécutions plus violentes encore qu’à l’accoutumée. C’est ce qui se passe par exemple dans la Hongrie de Viktor Orbán.

Face à cela, que faire de l’idée de nation ? On serait en effet tenté de chercher une autre forme qui éviterait tant d’écueils. On pense par exemple aux modèles confédéraux ou aux unions régionales. Mais ces formes ne sont pas plus à l’abri des usages qui en essentialiseraient les principes de formalisation. On le voit dans le cas de l’Union européenne (UE) qui peut, dans certains cas, faire un usage identitaire de l’idée de démocratie. Cette manière de se référer au caractère démocratique de l’Europe permet certes aux pays européens de se penser comme un ensemble unifié, au-delà des tensions qui le traversent. Il induit aussi un rapport spécifique aux autres États ou régions politiques et culturelles, que l’on conçoit comme des entités ne partageant pas les mêmes valeurs historiques, et que l’on renvoie à des espaces différemment civilisés. Cette référence mêle donc de manière ambivalente, au nom même de valeurs humanistes, ouverture à l’autre et processus de hiérarchisation, établissement d’un lien et démarcation rigide des espaces politiques et moraux.

Si je dis cela, ce n’est pas pour attaquer l’UE à un moment où elle est la cible de discours qui mêlent obscurantisme, pratique autoritaire du pouvoir et aspiration à un monde sans aucune forme de régulation. C’est plutôt pour mettre en lumière que des dispositifs mêmes enthousiasmants sont traversés par les tensions qu’ils visent à tenir en équilibre. Celles-ci peuvent, en fonction des circonstances, actualiser et exacerber leur part essentialisante toujours là, faisant de modèles initialement pacificateurs le support à l’explosion de haine plutôt qu’à la canalisation de la violence et à l’aménagement d’une vie commune.

Ce que j’aimerais qu’on retienne, c’est donc plutôt qu’il n’y a pas de solution simple et définitive. Le principe de nation, comme d’autres, peut être efficace quand il ne se radicalise pas, quand il se contractualise en traités de paix, en travaux mémoriels, en médiations de toutes sortes, quand il permet de « conjuguer les légitimités » selon la belle expression de Jean-Marie Tjibaou, quand il offre un espace aux identifications plurielles et à la circulation de l’une à l’autre, quand il maintient ouverte la possibilité de la contradiction et donc du réaménagement constant, et quand il laisse la place à des contrepoids qui peuvent réguler, contenir et punir les injustices, les violences et les crimes commis au nom d’une pratique de la souveraineté nationale unilatérale et sans limite. C’est le rôle que les institutions supranationales pourraient tenir. C’est ce que le droit international fait notamment grâce aux concepts de crime de génocide et de crime contre l’humanité.

Le principe de nation n’est ni bon, ni mauvais en soi. Il comporte des risques de radicalisation de masse dangereux. Comme tout ce qu’on invente pour se donner raison quand on est dominant et qu’on veut le rester à tout prix, il porte en lui la menace que la logique de l’entre-soi fait planer et dont Freud résumait le ressort en cette formule dans Malaise dans la civilisation :

« Il est toujours possible d’unir les uns aux autres par les liens de l’amour une plus grande masse d’hommes, à la seule condition qu’il en reste d’autres en dehors pour recevoir les coups ».

P.-S.

Ce texte est extrait du livre de Sarah Mazouz, Nation. Nous le reproduisons avec l’amicale autorisation des éditions Anamosa.