Les Français sont nombreux à se demander ce qui se passe à La Poste, car ils constatent, jour après jour, que cette vénérable institution « n’est plus ce qu’elle était ». Les Parisiens, qui gardent en mémoire l’époque, pas si lointaine, où leur courrier leur était distribué trois fois par jour, sont bien placés pour observer que le nombre des tournées a été considérablement réduit. Le facteur, à Paris comme ailleurs, ne passe plus qu’une fois dans la journée, et il n’est plus question pour lui de monter des étages pour déposer, par exemple, une lettre recommandée : pris par le temps, pressuré par le chronométrage de sa tournée, il se contente désormais de laisser un avis de passage – et le destinataire de ce courrier signalé doit alors se déplacer jusqu’à la poste la plus proche pour le récupérer.
Mais là, de nouvelles surprises l’attendent. En l’espace de quelques années, le bureau à l’ancienne, avec son « ambiance affairée » et « toujours un peu tendue », a été remplacé par un « bel espace blanc », principalement dédié au commerce. « Ça ressemble à un magasin », dans lequel « on fait ses emplettes », explique l’architecte et psychologue du travail Élisabeth Pélegrin-Genel [1]. Un magasin où le « client » peut notamment acheter des forfaits de téléphonie mobile – en se rappelant, peut-être, que la « modernisation » des ex-PTT avait pourtant été initiée, à la fin des années 1980, au prétexte qu’il convenait de mieux dissocier les activités de traitement et de distribution du courrier de celles qui étaient liées aux télécommunications…
Et certes, cette mutation des postes a remédié à certains des inconvénients des bureaux d’antan : les interminables files d’attente aux guichets, par exemple, ne sont plus qu’un lointain souvenir. Mais dans cet univers aseptisé, ces guichets eux-mêmes ont disparu – et avec eux les postiers : les rares employés présents sont désormais cantonnés, debout, derrière « des comptoirs qui se fondent totalement dans le décor ». Ils sont devenus, pour l’essentiel, des agents d’accueil, chargés d’orienter le public vers les automates où la clientèle doit désormais procéder elle-même à l’affranchissement de son courrier. Comme le relève encore Élisabeth Pélegrin-Genel [2], ce dispositif, considérablement déshumanisé, de « partage de l’espace entre les agents et le public » adresse aux « gentils clients » le message suivant :
« Nous ne sommes plus des fonctionnaires horribles et vous n’êtes plus des usagers difficiles… »
Une nouvelle « gouvernance »
Mais depuis 2011, de nombreux médias s’interrogent eux aussi sur la question de savoir ce qui se passe à La Poste, après que plusieurs postiers ont mis fin à leurs jours [3]. Car ces drames à répétition évoquent un triste précédent : la vague de suicides qui a, quelques années plus tôt, frappé France Télécom, après la privatisation de cette entreprise.
La réponse tient en peu de mots : dès lors que la réforme Quilès avait, en 1990, ouvert la voie à sa libéralisation, le service public postal a été, depuis le début des années 2000, soumis à de constantes « réorganisations », dictées par la recherche de toujours plus de productivité, qui ont préparé puis accompagné sa transformation, en 2010, en entreprise privée à capitaux publics, entièrement soumise aux règles de la concurrence.
Cette révolution a eu de multiples conséquences sur la vie quotidienne de ses employés, dont la culture historique, profondément ancrée dans leur conviction qu’ils étaient au service, précisément, du public, a dès lors été souvent considérée comme la survivance, archaïque, d’une philosophie dépassée. Les postiers se sont ainsi trouvés sommés de s’adapter, en l’espace de quelques années, à des dogmes managériaux qui proscrivaient jusqu’à l’emploi du mot « usager » – remplacé par le vocable plus commercial de « client » – et soumis aux règles d’une « gouvernance » exclusivement dédiée, sous le sceau de la compétitivité, à l’amélioration de la rentabilité de leur entreprise.
Pressés de se convertir à ce culte du rendement, pressurés par des hiérarchies qui leur répétaient qu’il leur fallait s’adapter, ou se chercher d’autres emplois, nombre d’agents de La Poste ont alors fait l’apprentissage de la souffrance au travail, et d’un mal-être d’autant plus difficile à supporter que leur direction, murée dans ses convictions, a longtemps donné l’impression qu’elle refusait de le reconnaître pour ce qu’il était, en s’obstinant à l’attribuer à des inaptitudes individuelles ou à des « difficultés personnelles », sans lien aucun avec la dégradation des conditions d’exercice de leurs métiers.
En 2012 cependant, les dirigeants de La Poste, prenant probablement conscience du fait que certaines dénégations ne suffiraient plus à occulter la réalité d’un malaise mis en évidence par une longue série de suicides, ont finalement ouvert ce que le président du groupe, Jean-Paul Bailly, a appelé une phase d’« écoute ». Ce « Grand Dialogue », puisque telle était sa dénomination officielle, a duré six mois – au terme desquels la direction a considéré qu’elle avait répondu de manière satisfaisante aux attentes de son personnel, et s’est engagée à refonder son « modèle social ».
Mais elle a aussitôt donné son feu vert à la reprise des réorganisations qui avaient été – fort brièvement – suspendues, sans rien changer, au fond, d’après de nombreux observateurs, aux conditions mêmes qui avaient pourtant fait la preuve de leur pénibilité.
Le résultat – qui semblait prévisible – de cette reprise des restructurations ne s’est pas fait attendre : quelques semaines à peine après la fin du « Grand Dialogue » qui devait éviter que de tels drames ne se reproduisent, les suicides de salariés ont repris, non moins nombreux qu’auparavant.
Et s’il existe sans doute – s’il faut du moins en croire les édifiants récits de vie que produisent les communicants de La Poste – des postiers heureux, beaucoup d’autres continuent de témoigner que leurs conditions de travail se dégradent encore, et de pronostiquer que, si rien n’est fait pour les améliorer, de nouvelles tragédies sont inévitables.
Deux représentations antagoniques de la réalité du métier de postier s’affrontent donc, au moment où ces lignes sont écrites : celle, d’une part, d’une direction qui va répétant qu’elle se montre très attentive au mieux-être de ses agents. Et celle, radicalement différente, de nombreux employés dont le « ressenti » et le « vécu » témoignent d’une souffrance au travail qui, décidément, ne passe pas.
Burn-out
Le 25 février 2013, un salarié de La Poste âgé de 51 ans, en arrêt maladie après un burn-out, met fin à ses jours. Un de plus, dans une déjà longue série à laquelle le « Grand Dialogue » de l’année précédente n’a donc pas suffi à mettre fin. Ce geste désespéré prend une importance particulière, car le défunt, Nicolas Choffel, était un cadre stratégique de l’entreprise, directeur de ses médias internes au sein de la direction de la communication. Sa disparition jette, selon nombre de ses collègues de travail, une lumière crue sur le profond malaise qui règne au sein du groupe [4].
Trois jours après ce drame, le président de La Poste, Jean-Paul Bailly, déclare, au cours d’un conseil d’administration, et au grand scandale des syndicalistes qui rapportent ces propos – il est vrai saisissants – que les suicides qui endeuillent régulièrement le groupe « sont des drames personnels et familiaux », dans lesquels « la dimension du travail est inexistante ou marginale ».
En d’autres termes, après la fin du « Grand Dialogue » au cours duquel la direction de l’entreprise, confrontée à des suicides en série, s’était engagée à prendre en compte les souffrances liées, de l’avis de beaucoup de salariés du groupe, à leurs conditions de travail, son président ne semble toujours pas vouloir reconnaître que ces tragédies puissent être liées, autrement qu’à leurs marges, à ce mal-être : cela n’est pas du goût de la veuve de Nicolas Choffel, qui fait valoir que l’enquête de police sur la vie privée de son mari a révélé « une famille sans histoire, aimante » et « un couple fier de sa fille » [5]. Ilma Choffel promet alors qu’elle se consacrera désormais à se « battre pour faire reconnaître le burn-out comme maladie professionnelle », car il faut que « le grand public sache ce que c’est », et « pour les autres veuves » de victimes de ce syndrome d’épuisement professionnel [6].
Certes, les dirigeants de La Poste s’empressent d’assurer – confirmant implicitement qu’il les a bien tenus – que les propos de Jean-Paul Bailly ne concernaient pas Nicolas Choffel. Mais cette précision ne parvient pas à atténuer la contrariété des témoins qui les ont rapportés, et dont l’indignation, très vite, va au contraire redoubler.
En effet, un livre de l’écrivain et éditeur Hervé Hamon [7], paru au mois d’avril 2013, rapporte, quelques semaines plus tard, un nouveau point de vue du même Jean-Paul Bailly sur les postiers qui depuis plusieurs années se plaignent de la rudesse des conditions – et des méthodes – de travail qui leur sont imposées au nom de la modernisation de leur entreprise.
Ces « gens un peu inadaptés » – c’est ainsi que le patron de La Poste les appelle – semblent être, à ses yeux, des ingrats, empêtrés dans de dangereux conservatismes et, le cas échéant, dépressifs par habitude ou par système :
« On ne les emmerdait pas, on disait que ça [8] faisait partie du casting et on les laissait dans leur coin ».
Mais :
« maintenant, par les temps qui courent, ils n’ont plus leur place dans les entreprises, même si, à La Poste, ils restent boucler leur carrière et font des déprimes à répétition. Ils seraient mieux hors de l’entreprise, mais non, le modèle qu’ils conservent en tête, c’est La Poste d’avant. Voilà. Ce phénomène-là, conjugué à l’action de syndicats minoritaires qui ont peu d’audience, qui veulent fermer La Poste, couler La Poste, ce phénomène-là nous poursuit » [9].
Ces propos semblent indiquer, vingt-cinq ans après qu’un gouvernement socialiste a initié en France la libéralisation du secteur postal, que les postiers qui font état des souffrances nées de la course à la rentabilité sont regardés par leur employeur comme des éléments indésirables, en même temps que nuisibles aux performances de leur société.
Les considérations rapportées par Hervé Hamon suggèrent, notamment, que ces salariés sont les premiers responsables des détresses dont ils se plaignent, et que la direction de La Poste, où l’on a fait preuve d’une exceptionnelle générosité en permettant à ces mauvais sujets de finir au chaud des carrières en forme – c’est induit – de sinécures, n’a donc guère de responsabilité dans leurs souffrances. Elles sous-entendent également que les syndicats – allusivement présentés comme très moyennement représentatifs – qui prennent en compte les doléances de ces employés sont des organisations quelque peu nihilistes, dont l’objectif serait de couler l’entreprise.
Or, s’il est, par exemple, parfaitement vrai que des syndicalistes réformistes ont, dès le début, accompagné la restructuration de La Poste, il est en revanche tout à fait exagéré de prétendre que ceux, plus offensifs, qui portent la parole des salariés en souffrance seraient minoritaires. Car ils appartiennent pour beaucoup à des organisations, comme Sud-PTT ou la CGT, dont les effectifs témoignent qu’elles ont gardé, dans le plus large contexte social d’une réelle désaffection syndicale, une représentativité intacte. Par ailleurs, les travaux de ces centrales montrent que, loin de vouloir « couler La Poste », ces syndicats souhaiteraient plutôt que ses dirigeants prennent enfin conscience de ce que leurs méthodes managériales peuvent avoir de contre-productif.
Car la souffrance au travail des salariés du groupe, loin d’être le fantasme que suggèrent certains discours de sa direction, est au contraire une réalité documentée, dont les conséquences sont parfois dramatiques.
Pour autant – et pour choquantes qu’elles puissent paraître alors que des suicides continuent de trahir le mal-être de certains de ses employés –, les déclarations du président de La Poste ne sont pas réellement inédites. Comme le souligne une ancienne directrice des ressources humaines de l’entreprise, Astrid Herbert-Ravel, qui a été très directement confrontée, nous le verrons, au management par le stress, Jean-Paul Bailly a déjà tenu des propos de même nature, lorsqu’il a par exemple déclaré, devant des sénateurs qui avaient souhaité l’entendre dans le cadre d’une enquête sur le mal-être au travail en 2010 [10], que le « processus de transformation » de La Poste pouvait « parfois conduire à certaines situations difficiles, surtout lorsqu’il se combine à des fragilités personnelles » : cette déclaration, explique Astrid Herbert-Ravel, peut utilement être mise en parallèle avec l’affirmation, recueillie par Hervé Hamon, selon laquelle « certains postiers sont en difficulté quand se combinent, à l’occasion de réorganisations, des échecs professionnels et des difficultés personnelles ».
Et de fait, la restitution, dans leur continuité, de ces diverses interventions de Jean-Paul Bailly semble esquisser l’ébauche d’une philosophie entrepreneuriale où l’éventuelle affliction des salariés n’est pas tant le fait de leur employeur que de failles intimes. Cette appréciation peut, certes, rebuter. Mais elle se situe dans la logique de rentabilité qui est celle, depuis le début de sa libéralisation, des « modernisateurs » de La Poste.