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Que veut dire « le privé est politique » ? (3)

Amour, hétérosexualité et rapports de classe

par Christine Delphy et Diana Leonard
3 octobre 2019

A partir du constat que le partage des tâches domestiques entre les hommes et les femmes n’existe pas, des féministes comme Christine Delphy et Diana Leonoard ont développé une véritable théorie de l’exploitation. Celle-ci ne sévit pas dans les usines mais dans les familles, elle ne repose pas sur le salariat mais sur un travail gratuit et invisible. C’est dans Familiar exploitation, un livre paru en Grande-Bretagne en 1992 et tout juste traduit en France sous le titre L’exploitation domestique, que ces deux autrices théorisent ce rapport de production singulier, qu’elles distinguent, contre les vents et les marées des marxistes orthodoxes, du capitalisme. Parce qu’il s’agit d’un grand livre, précieux en ces temps de renouveau féministe, mais aussi de prééminence sans cesse réaffirmée de la lutte anti-capitaliste sur les autres luttes, nous en publions la conclusion, en trois parties. Dans cette conclusion, Delphy et Leonard examinent les conséquences de leur approche radicale du couple hétérosexuel, dans lequel voisinent affects et rapports de classe, amour et exploitation. Plus que cela, elles partent des tensions vécues, souvent douloureusement, par les féministes hétérosexuelles, dans les luttes comme dans leur couple, pour réfléchir aux conditions d’émancipation – preuve que l’analyse matérialiste sait prendre en compte la subjectivité des individus pour mieux revendiquer des changements, ici et maintenant.

Lire la seconde partie.

Que doivent donc faire les féministes pour lutter contre la domination masculine, particulièrement dans la famille ?

En tentant de répondre à cette question, la seconde vague féministe a été confrontée à de réelles difficultés, et c’est ce qui explique en partie le déclin du mouvement des femmes dans les années 1980. Ce déclin a certainement été dû aussi à un déclin général de l’idéologie, du militantisme et du mouvement utopiste en Occident, mais il ne fait aucun doute que des problèmes spécifiques dérivés des présupposés mêmes du féminisme ont joué leur rôle.

Dans les années 1970, le Mouvement de libération des femmes a brillamment utilisé l’expression « le privé est politique », mais dans les années 1980, le mouvement s’est trouvé embarrassé par ce slogan. Il a été pris au piège entre d’une part l’affirmation selon laquelle nous pouvions et devions tout changer des rapports entre les hommes et les femmes, en particulier dans nos vies personnelles, et d’autre part la découverte qu’apparemment nous n’étions pas en mesure de le faire vraiment, et en particulier justement dans nos vies personnelles.

Le slogan « le privé est politique » peut donner lieu à différentes interprétations, mais il a deux aspects principaux.

Tout d’abord, un aspect théorique, qui affirme que la division entre sphère publique et sphère privée est fausse ; que cette division elle-même est une construction sociale, et une idéologie. Le monde dans lequel nous vivons n’est pas divisé en une sphère publique de rapports de travail et de pouvoir, socialement construits, et une sphère privée de rapports existant hors du champ du travail et du pouvoir, et « naturels ». Les rapports familiaux, sexuels et amoureux sont tous construits socialement et ils impliquent tous des rapports de pouvoir genrés. À cet égard, le slogan requérait une analyse politique de rapports qui étaient par ailleurs considérés comme relevant du don et de l’intime. C’était une révolution en théorie ; mais elle n’impliquait pas grand-chose en pratique.

Mais un autre aspect du slogan « le privé est politique » était beaucoup plus en rapport avec l’action – ou plutôt avec la stratégie. Il dérivait du contexte de la fin des années 1960, de l’insistance anarchiste de 1968 à vouloir changer la vie maintenant. Selon cette lecture du slogan, contrairement aux propositions des partis communistes occidentaux, la question n’est pas d’espérer le changement après la révolution, et en attendant, de continuer comme avant. « Il nous faut commencer la révolution ici et maintenant, en changeant la société comme nous pouvons. Ce que vous faites de votre vie personnelle est politique, alors changez-le. »

Ce point de vue a conduit certains radicaux de la fin des années 1960 et du début des années 1970 à rejoindre des communautés utopistes qui cherchaient à « s’échapper de la société » et à développer une argumentation générale défendant « la politique de l’exemple ». En ce qui concerne le féminisme, chaque femme se trouva encore plus dans l’obligation de changer de vie ici et maintenant. Souvent, ce n’était pas possible, ou alors très difficile à vivre – bien que certaines femmes aient effectivement réussi ce changement et l’aient trouvé fantastique.

Il y a des limites à ce que l’on peut faire ici et maintenant. En tant que féministes radicales, nous avons sans doute pour objectif la fin des divisions de genre, cette différenciation entre les hommes et les femmes dont nous faisons l’expérience – non parce qu’on aura tué l’autre catégorie, mais parce que la distinction entre les sexes biologiques n’a plus de signification sociale.

Mais ceci ne sera réalisé que sur le long terme. Interpréter « le privé est politique » comme une affirmation selon laquelle les individus ont la responsabilité de changer ici et maintenant, et relier cette affirmation à une vision véritablement radicale qui requiert des changements sociaux majeurs, a signifié que le féminisme exige désormais de beaucoup de femmes qu’elles opèrent des changements à la fois massifs et immédiats dans leur vie.

Si ces changements n’ont pas lieu, elles croient – ou on leur fait croire – qu’elles doivent quitter le mouvement des femmes ou être accusées d’hypocrisie. Ou alors elles restent dans le mouvement, mais par défi elles ne veulent rien changer de leur conduite – certaines allant jusqu’à glorifier les aspects les plus douteux de l’hétérosexualité, comme les pratiques sexuelles sadomasochistes. Et le MLF s’est lui-même un peu fourvoyé sur ce point pendant quelque temps.

Intellectuellement, beaucoup de femmes constatent que la famille, par exemple, fait partie de la société patriarcale, et qu’en étant épouse et mère, ou même seulement en vivant avec un homme, elles aident à perpétuer la société patriarcale sous sa forme actuelle. De même elles peuvent constater qu’elles sont opprimées par cette société et par leur père/frère/ mari ou amant, même si cet homme fait preuve d’ouverture d’esprit et « fait énormément d’efforts pour les aider et les soutenir », c’est-à-dire même s’il n’est « pas si mauvais, pour un homme ».

Mais ce que veulent les femmes, c’est rencontrer des personnes qu’elles peuvent aimer et qui les aimeront en retour, et elles font l’expérience de la discrimination « sexuelle » – c’est-à-dire sexuée – des bas salaires au travail et des agressions dans les endroits publics, ce qui leur rend difficile de vivre ou d’aller dans des lieux de rencontre – cafés, clubs – seules ou avec d’autres femmes ; et l’homosexualité est lourdement stigmatisée. Aussi n’ont-elles pas trop le choix.

Et sans surprise, la plupart d’entre elles décident de maintenir des rapports avec leur famille d’origine, elles choisissent de garder un emploi et un métier aussi politiquement acceptables que possible, elles construisent et poursuivent des rapports sexuels avec un homme, tout en espérant que leur propre expérience du patriarcat et de l’hétérosexualité seront aussi peu oppressives que possible.

Beaucoup des problèmes actuels du mouvement des femmes découlent de ce qu’elles sous-estiment la distance entre les changements possibles au cours de leur vie et les changements à long terme auxquels elles aspirent. De toute évidence le mouvement des femmes n’est pas seulement une vision utopique. Il a des implications personnelles et il exige un engagement personnel et certains sacrifices. Et le problème n’est pas que le féminisme soit moraliste, parce que tout mouvement politique qui n’a pas de morale est sur une mauvaise voie. Les mouvements politiques existent parce qu’il y a sans cesse des choix moraux à faire. À partir du moment où l’on procède à une analyse de la société en termes d’exploitation et d’oppression, apparaît la notion de ce qui est bon et mauvais, ou plus exactement de ce qui opprime ou exploite. Des débats et des opinions sur ce que sont ou ne sont pas des formes de conduite féministes sont possibles et nécessaires. On ne peut pas y échapper. Et l’on devrait respecter les femmes qui ont la force de se battre en public pour leurs convictions ou pour changer leur vie entière.

Mais un mouvement des femmes qui exige que les femmes obéissent à ses ordres est dangereux, et certains arguments féministes sont trop volontaristes. Ils affirment que les femmes peuvent tout simplement changer de vie si elles le souhaitent, et qu’elles doivent le faire pour être prises politiquement au sérieux, et que de même, les hommes sont personnellement responsables de tout ce qui est sexiste dans leur conduite, ainsi que de tous les avantages qu’ils ont à être des hommes.

Les limites du volontarisme et du déterminisme

Mais le volontarisme a ses limites. Certes, il nous faut reconnaître que certains changements doivent être effectués dès maintenant par les femmes, et les hommes, qu’elles et ils peuvent les effectuer eux-mêmes et en sont responsables. Mais il nous faut également admettre que toutes sortes de changements importants ne peuvent pas être effectués par des individus en sautant sur un pied, et sans encourir des coûts personnels énormes, tant que d’autres parties de la structure sociale demeurent inchangées.

À l’inverse, d’autres arguments féministes sont trop déterministes. Ils affirment qu’il y a des structures sociales très contraignantes et que c’est la société qui incite les femmes à faire telle ou telle chose, que c’est « le système » qu’il faut blâmer, et qu’un changement radical de la société est nécessaire pour en finir avec l’oppression des femmes. Dans cette vision, il n’y a pas d’espace où les femmes puissent vivre différemment avant que ne se produise une transformation globale.

En pratique, toutefois, il arrive qu’une seule et même personne mette en avant les deux arguments contradictoires au cours d’une même discussion ! Elle peut parfois dire que le mariage est une institution sociale et que les épouses doivent faire ceci, cela et le reste ; alors que d’autres fois elle dira que le mariage ne perdure qu’à cause de choix individuels. Cette dernière opinion peut la conduire à arguer, ou bien que les femmes devraient décider de ne pas se marier, et devraient vraiment­ « laisser tomber les hommes » et devenir célibataires ou lesbiennes ; ou bien à soutenir que le « mariage » peut être transformé à volonté et qu’elle a personnellement un rapport égalitaire avec l’homme avec lequel elle vit.

En étant trop déterministe, on nie toute marge de manœuvre dans les rapports entre les femmes et les hommes, ainsi que les différences individuelles. Ces différences individuelles incluent les différences morales entre les personnes, et le fait que certaines sont plus courageuses que d’autres, plus prêtes à prendre des risques et à assumer des coûts plus importants pour changer de vie. Mais il y a des limites à l’application de ce type de jugement moral. Il y a des choses que les individu·es ne peuvent pas changer, et que les autres ne devraient pas attendre d’elles, étant donné le coût ou l’impossibilité de ces changements.

Ainsi le mouvement des femmes hésite entre le déterminisme extrême et le volontarisme extrême. Ce qui revient à dire que le féminisme ne s’est pas saisi de la marge d’action individuelle à l’intérieur des structures sociales. Mais en réalité, la philosophie et la sociologie non plus, et pourtant ces disciplines sont confrontées à ce problème depuis au moins un siècle.

Le déterminisme est particulièrement marqué dans les écrits féministes portant sur le marché du travail – il ne peut pas être changé par l’action d’un·e individu·e – mais le volontarisme domine quand il s’agit de la famille, des rapports familiaux et des questions d’orientation sexuelle. Certaines femmes ont peut-être abandonné le féminisme parce qu’elles sentaient que les analyses féministes déterministes n’étaient pas en accord avec leur expérience du marché du travail ; mais beaucoup plus nombreuses, pensons-nous, sont celles qui l’ont quitté parce qu’elles sentaient qu’elles ne pouvaient pas changer, ou parce qu’elles ne voulaient pas mettre en péril leurs propres vies domestiques ou sexuelles.

Il est important, toutefois, de révéler la structure des rapports familiaux comme nous l’avons fait, et de mettre l’accent sur l’idée que cette structure constitue ce que le sociologue Émile Durkheim appelle un fait social, un fait réel, extérieur aux individus, et qui entrave leur conduite.

En Occident, les femmes s’engagent « librement » dans le mariage, persuadées en grande partie par l’amour qu’elles portent à leur partenaire – bien que derrière se profilent les avantages sociaux et économiques de se conformer à la norme et de s’allier avec un membre du groupe dominant, de partager son revenu et d’obtenir sa protection.

Mais le mariage (ou la cohabitation, qui n’est plus très différente du mariage) n’est pas un rapport personnel qui serait choisi de façon indépendante par chaque couple particulier. Les individu·es peuvent décider du partenaire qu’ils et elles vont épouser ; et en tant que couple, ils et elles décident dans une certaine mesure de l’organisation de leur vie maritale : par exemple, quand et avec quelle fréquence ils et elles verront leurs parents, frères et sœurs respectifs, à quel moment ils et elles auront des enfants ou non, qui fera le jardinage, etc.

Mais on ne choisit pas la nature du mariage, de la parenté, la ségrégation par l’âge ou par les rapports hétérosexuels. On reçoit tout cela à la naissance, tout comme la langue qu’on doit « parler », celle du pays où on est né·e. La famille en tant que système dans l’espace et dans le temps est une institution sociale qui préexiste à notre existence et définit les paramètres de nos choix. Nos actes en rapport avec cette institution ne sont libres que dans un cadre délimité par différentes règles qu’il est dangereux de violer, qui vont des normes sociales, apparemment peu contraignantes, et que beaucoup d’individu·es jeunes pensent qu’il est facile d’ignorer, jusqu’aux contrôles coercitifs et judiciaires.

La hiérarchie dans le ménage et la lignée familiale sont des faits sociaux, et non quelque chose qui peut être « choisi » par certain·es et refusés par d’autres.

Pour beaucoup, cela semble particulièrement difficile à comprendre. Ce qu’elles et ils remarquent, c’est que de nos jours certains couples partagent les tâches et passent beaucoup de temps ensemble, qu’ils ont des échanges qui semblent informels plutôt que régis par des codes, et qu’ils et elles s’aiment. Ceci les conduit à suggérer que le mariage a changé, que c’était une institution, et qu’il est devenu un « compagnonnage » et ils et elles affirment qu’il est maintenant « symétrique » : qu’il unit des personnes qui ont des responsabilités différentes et qui font des choses différentes, mais qui sont des êtres humains égaux et complémentaires. Ou bien elles et ils suggèrent que les femmes peuvent éviter un reste éventuel de domination masculine en élevant des enfants seules ou en ayant des rapports intimes avec d’autres femmes.

Mais aucun de ces chemins ne permet de sortir du patriarcat. Suggérer le contraire est un vœu pieux.

Le mariage est un rapport entre un homme et une femme qui, parce qu’ils et elles sont des hommes et des femmes, font des choses différentes : et qui, parce qu’ils et elles font des choses différentes sont inégaux·les ; et qui, parce qu’ils et elles sont inégaux·les, sont considéré·es comme des êtres humains différents, l’un étant plus pleinement humain que l’autre.

Les couples hétérosexuels ne peuvent pas échapper à cela. Mais les mères célibataires non plus ne le peuvent pas ; elles sont souvent pauvres et leur situation est toujours difficile. De même que les lesbiennes ne peuvent pas non plus échapper à l’hétérosexualité, qui structure du moins partiellement leur vie quotidienne et leurs pratiques sexuelles. Les mères célibataires comme les lesbiennes sont stigmatisées socialement et les lesbiennes peuvent être ostracisées et même physiquement agressées. On rappelle sans cesse aux femmes « indépendantes » (vivant seules, sans enfants ou avec d’autres femmes) qu’elles sont anormales. Cela sert à « encourager les autres » à rester avec des hommes.

C’est uniquement en reconnaissant l’opposition entre les hommes et les femmes, et qu’il n’existe aucune possibilité d’échapper à tous ses effets à l’heure actuelle – mais seulement quelques manières de s’y frayer un chemin et de lutter contre, bref de limiter les dégâts – que l’on peut comprendre notre situation et voir pourquoi le changement est si difficile, mais aussi pourquoi nous devons nous battre malgré tout pour réaliser ce changement.

Nous ne savons pas quelle stratégie les féministes doivent adopter au sujet de la famille. Il n’y a certainement pas de réponse facile, par exemple « les féministes devraient arrêter de se marier » ou « toutes les féministes devraient être lesbiennes, ou du moins arrêter de coucher avec l’ennemi » – bien que ce soient de bonnes manières de rendre publique notre résistance au patriarcat, et qu’elles soient utiles à certaines femmes pour améliorer la qualité de leur vie individuelle.

Il est possible aussi que ce ne soit pas par la famille et l’hétérosexualité que l’on doive commencer pour changer les rapports de genre. Ce n’est certainement pas seulement par là qu’il faut commencer puisque les femmes doivent renforcer leur position publique avant de pouvoir abandonner la protection que leur situation domestique leur fournit de nos jours. Par exemple, les femmes ne peuvent pas se permettre d’abandonner le droit à une pension pour les enfants après un divorce, tant qu’elles sont toujours aussi désavantagées sur le marché du travail et qu’il existe si peu de services publics satisfaisants pour s’occuper des enfants.

Mais même s’il n’y a pas de moyen simple pour parvenir au changement, cela ne signifie pas qu’il ne devrait pas y avoir davantage de revendications féministes en rapport avec le travail familial pratique, affectif, sexuel et reproductif.

Nous devons admettre que certaines choses ne changeront pas au cours de notre vie, parce qu’elles exigent non seulement de la bonne volonté et du courage personnel, mais aussi des transformations sociales sur lesquelles nous n’avons pas de pouvoir immédiat. Peut-être devons-nous donc accepter de continuer à mener des vies que nous voudrions voir changer sur le long terme, et accepter aussi les divers arrangements que font les femmes avec le système existant.

Mais nous devons aussi reconnaître les nombreuses formes de résistance au patriarcat présentes et passées, et en remercier les femmes à qui on les doit.

Par-dessus tout, nous ne devrions pas croire qu’il y a peut-être quelque chose de faux dans notre analyse de l’exercice et de la reproduction du pouvoir des hommes sur les femmes, ni dans les conceptions féministes sur les changements que nous souhaiterions pour la société à long terme, uniquement parce que ces changements ne peuvent être réalisés immédiatement.

P.-S.

L’exploitation domestique est paru en 2019 aux éditions Syllepse.

L’exploitation domestique, Christine Delphy, Diana Leonard, Syllepse, 308 pages, 23 euros, version e-pub, 13,9 euros.