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Quelques remarques sur Tirs croisés (Première partie)

Lecture critique du livre de Caroline Fourest et Fiammetta Venner

par Sadri Khiari
19 janvier 2004

Qu’est-ce qui fait qu’un livre mérite qu’on en parle ? Si c’est le sérieux et la
rigueur conceptuelle alors Tirs croisés. La laïcité à l’épreuve des intégrismes juif,
chrétien et musulman, co-écrit par Caroline Fourest et Fiammetta Venner [1], les
fondatrices de la revue Prochoix, ne justifie pas qu’on s’y arrête. Si c’est
l’originalité de la thèse, l’étrangeté du propos, la pertinence de l’argumentation,
ou tout bonnement sa capacité à stimuler la réflexion, dans ce cas, on fait bien de
se taire. Si un livre suscite les commentaires par la richesse des informations
fournies, l’authenticité du témoignage, la puissance éthique ou même le talent
littéraire, alors Tirs croisés impose le silence. Je me dois donc d’avouer que la
seule raison qui m’a incité à écrire le texte qui va suivre est l’exaspération qui
s’est emparée de moi à la lecture de ce livre. Dans un réflexe sado-masochiste et
voyeur, comme lorsqu’on relit dix fois la description d’un horrible meurtre, je n’ai
pu retrouver mon calme qu’en le lisant jusqu’au bout - jusqu’à la lie, devrais-je
dire - et qu’en rédigeant ce commentaire très partiel - ce que je regrette - et
sûrement très partial !

Tirs croisés est le prototype même du livre qui promet la rigueur et n’offre que le
plus mauvais style journalistique. Superficiel, caricatural et manichéen, cultivant
le sensationnel et l’anecdote, élevés au rang de preuves et d’arguments massus, Tirs
croisés remplace l’analyse des courants politiques qui se réclament du religieux par
le récit d’événements odieux censés illustrer leur politique : lapidations,
enfermements, assassinats, etc..Ne manquent que quelques images que la photothèque
de Paris-Match aurait pu leur fournir. Ce faisant, les deux auteures ont une
intention louable. Elles se proposent de nous ouvrir les yeux : le clivage majeur
qui traverserait aujourd’hui l’humanité oppose, nous expliquent-elles, Intégrisme et
Laïcité. Le monde n’est pas menacé par un " choc des civilisations ", comme il a pu
être dit, mais par l’offensive menée par l’ensemble des intégrismes - chrétiens,
juifs et musulmans, alliés subjectivement et objectivement - contre la laïcité ; et
ce depuis la fin des années 70. Au camp des intégristes, il serait urgent d’opposer
le bloc des laïcs. Ce résumé est toutefois incomplet car une thèse complémentaire
structure tout le livre au point souvent d’en constituer, semble-t-il, l’argument
principal : la " dangerosité ", la " nuisance " ou la " nocivité " supérieure de
l’intégrisme islamique par rapport aux autres intégrismes. Chaque chapitre du livre
est ainsi conçu pour nous prouver que tous les intégrismes sont puissants et
détestables mais que l’intégrisme islamique l’est encore plus ! L’Islam serait-il en
cause ? Non, assurent Fourest et Venner, l’Islam n’est pas pire que les autres
religions monothéistes ! Mais, l’intégrisme islamique, lui, est plus dangereux parce
qu’il n’est pas confronté à des " contre-pouvoirs " comme c’est le cas dans les
États démocratiques et laïques où se développent les autres intégrismes. Je ne pense
pas avoir déformé leur propos et, pour tout dire, cette brève présentation pourrait
suffire à montrer le caractère particulièrement contestable et fallacieux de leur
argumentation.

Je ne vais évidemment pas discuter point par point les questions soulevées par ce
texte ; je me contenterais d’en souligner la charpente logique. L’enchaînement
argumentaire me semble, en effet, encore plus problématique que les multiples
généralisations gratuites, informations tronquées, assertions et autres déductions
non fondées (parfois contradictoires, du reste) qu’utilisent les auteures pour nous
conduire aux conclusions qu’elles souhaitent.

Une première remarque concerne l’Intégrisme. Fourest et Venner n’utilisent pas de
majuscule. Mais elles devraient. Car c’est bien d’un intégrisme substantialisé
qu’elles parlent. " À nos yeux, écrivent-elles, l’" intégrisme " désigne la
manifestation d’un projet politique visant à contraindre une société, depuis
l’individu jusqu’à l’Etat, à adopter des valeurs découlant non pas du consensus
démocratique mais d’une vision rigoriste et moraliste de la religion. "(12) Alors
qu’il est déjà bien difficile de spécifier les dynamiques à l’œuvre à travers les
courants qui se réclament d’une politique de l’Islam, les deux auteures les englobent
tous dans une vaste catégorie incluant les intégrismes chrétien et juif. " Le
lecteur sera peut-être surpris de trouver également mentionné le Vatican ou des
mouvements catholiques non lefebvristes. Bien qu’institutionnalisée, cette vision
du catholicisme n’est pas exempt d’effets secondaires intégristes sur le droit à
l’avortement, la prévention du sida ou les droits des homosexuels - contre lesquels
le Vatican mène une croisade active à la fois comme Etat et comme groupe d’intérêt,
notamment dans les instances internationales. Dans ce cas, nous nous intéressons
moins aux intégrismes en tant que groupes définis qu’aux manifestations de
l’intégrisme. "(14, CMQS) Le Vatican ne serait pas intégriste en lui-même, comme
peuvent l’être les réseaux lefebvristes, mais il produit de l’intégrisme et peut, à
ce titre, figurer dans l’analyse. Le concept d’Intégrisme recouvre ainsi l’ensemble
des phénomènes et des pratiques qui ont au moins des " effets secondaires " dits
intégristes sans nécessairement s’incarner dans un groupe ou une institution dont la
vocation affirmée serait " intégriste ".

L’Intégrisme de Caroline Fourest et Fiammetta Venner est une notion non-historique.
Incarnation du mal absolu, immuable, il serait une substance homogène, imperméable à
l’histoire, au politique, au particulier, à l’événement. L’intégrisme musulman, pour
y revenir, serait la forme pure de l’Intégrisme, son incarnation non-altérée par les
" aggiornamento " qu’auraient subi les autres religions, non-affaiblies par la
sécularisation et les " contre-pouvoirs " établis par les sociétés démocratiques.
Cet intégrisme musulman absolutisé serait Un de " la crise de succession de 656 " à
nos jours, de Ben Laden ou Omar Bakri, leader londonien d’Al Muhajiroun, à Tariq
Ramadan. Ou, plus exactement, ce dernier ne serait qu’une des formes dont se
revêtirait l’Intégrisme éternel dont l’idéal-type semble être Omar Bakri,
constamment cité, comme modèle, tout au long de l’ouvrage, alors qu’il représente
une des tendances extrêmes de l’islam politique. Dans l’esprit des auteures, cet
Intégrisme est naturellement " terroriste ", puisque le Jihad, avoué ou masqué,
constitue le cadre de son action. Il est d’autant plus dangereux d’ailleurs
lorsqu’il se présente sous la forme de la modération et de l’adaptation aux régimes
politiques en place. " Olivier Roy note, écrivent les deux auteures, que de nombreux
islamistes feignent de délaisser leurs ambitions de Jihad international au profit de
centres d’intérêts plus pragmatiques et plus nationaux "(344, CMQS). J’ai souligné
le verbe feindre car je serais bien surpris qu’il exprime la pensée d’Olivier Roy.
Selon Fourest et Venner, en tous les cas, le renoncement au " Jihad international "
ne serait qu’un " stratagème " pour se " démarginaliser " et renforcer leur "
emprise juridique ". La stratégie hypocrite des prétendus islamistes modérés serait
particulièrement payante : " Résultat, ils n’ont jamais eu autant d’impact
juridique. (.) Résultat, loin de s’effondrer, les partis islamistes se font une cure
de jouvence depuis le 11 septembre"(344) [2].

À cet Intégrisme métaphysique, très large et très extensible, s’oppose une Laïcité,
valeur suprême, à la fois très étroite et très extensible. Très étroite, parce que
la seule laïcité réelle, effective, quoique non sans limites, serait la laïcité
française élevée au rang de modèle. Extensible car elle est censée inclure une
multitude de valeurs positives (la démocratie, la libertés de choix, l’égalité des
sexes, la justice, etc.) et très extensible car, finalement, elle existe même si
aucune de ces valeurs n’est respectée, pourvu que la religion soit juridiquement
écartée de l’Etat. Elle pourrait inclure ainsi tous les Etats qui s’en réclament
dans leur Constitution, quelle qu’en soit la réalité pratique. Laïques la France,
les Etats-Unis, les autres pays européens, la Turquie, l’Iran du Shah. Israël est
également caractérisé comme un Etat laïc. Ce qui n’empêche pas Fourest et Venner
d’écrire : " L’emprise religieuse a saisi l’Etat d’Israël dès sa naissance. "(299) "
La pression mise, dès le départ par les orthodoxes explique en tout cas pourquoi
Israël n’a jamais pu se doter d’une Constitution civile ; ce qui aurait nuit à leur
emprise. "(300) Ou encore : " En 1953, sur leur insistance (aux religieux), une loi
fut même votée pour élargir la juridiction des tribunaux rabbiniques en matière de
mariage et de divorce. Ce qui est le signe flagrant d’une faille dans la laïcité
affichée d’Israël est aussi le lieu où les Juifs religieux ont imposé leur pouvoir
sur leurs concitoyens. En l’absence d’une Constitution garantissant à chaque citoyen
une égalité de traitement, Israël fonctionne comme le Liban où n’importe quel pays
non modernisé de l’ex-Empire ottoman. Chaque citoyen dépend de son culte pour tout
ce qui est relatif à sa vie civile. "(300)

Cette conception étroite et large à la fois de la laïcité peut sembler confuse et
discutable ; son avantage réside cependant dans la conclusion à laquelle elle va
permettre d’aboutir en termes de perspectives stratégiques.

L’islam n’est pas en cause mais les musulmans, si !

Fourest et Venner le disent et le redisent : ce n’est pas l’islam en tant que
religion qui est en cause. Les trois religions monothéistes dérivent les unes des
autres ; elles n’aiment pas les femmes et les homosexuel(le)s, condamnent
l’avortement et détestent la démocratie. Elles ne sont pas Pro-choix. Les textes
autorisent cependant des interprétations diverses qui permettent d’accéder à la
modernité laïque. Ainsi l’islam littéral, abstrait, n’est pas responsable de
l’absence de démocratie dans les pays musulmans, nous rassurent les deux auteures de
Tirs croisés. Il existe, en effet, une sourate qui souligne la nécessité de la "
délibération " pour les affaires de la cité. " Un jour sans doute [3], les musulmans
redécouvriront massivement la sourate de la délibération et en feront le point de
départ d’un islam laïc. Malheureusement, pour l’instant, le sens de l’Histoire n’a
guère joué en faveur des partisans de cet aggiornamento. "(318) Les " musulmans
libéraux " restent pour l’instant très minoritaires [4] et l’Islam n’a pas encore
fait son " aggiornamento " comme la chrétienté. La conception réactionnaire de
l’Islam reste donc dominante dans le monde arabo-musulman (également absolutisé).
Même si les partis intégristes ne sont pas (encore ?) partout au pouvoir, là où il y
a Islam, l’Intégrisme - actif ou dormant - est dominant. Cette thèse traverse tout
le livre et quoique puissent prétendre les deux auteures, cela signifie bien que
l’islam - qui comme toute autre croyance n’existe que par son interprétation -,
l’islam hégémonique, non pas l’Islam minoritaire des musulmans libéraux mais l’islam
tel qu’il est majoritairement interprété, vécu et pratiqué est bien responsable de
l’intégrisme musulman ou à tout le moins d’ " effets secondaires " intégristes. Et
cet islam réellement existant, ce sont également les populations musulmanes "
fanatisées " [5].

Les populations des pays arabes (et musulmans en général) sont, en effet, présentées
comme particulièrement prédisposées à accueillir des interprétations intégristes de
l’Islam. Cette affinité remonterait très loin dans l’histoire. Elle s’expliquerait
par la faillite de la civilisation musulmane face aux progrès de la civilisation
occidentale (judéo-chrétienne). Les musulmans ne parviendraient toujours pas à
surmonter la " première vraie crise de succession ayant déchiré l’islam "(319) en
656. " Cet épisode, nous précisent Fourest et Venner, marquera à jamais la pratique
politique au nom de l’islam. Elle génère notamment la théorie d’un califat sunnite
nécessairement autoritaire, comme si la coercition était le seul moyen d’éviter un
nouveau risque de division. "(319) Voilà donc l’origine de l’autoritarisme politique
et de l’intégrisme dans les sociétés musulmanes jusqu’à nos jours. " C’est à la
lisière de ce traumatisme qu’il faut lire la révolte des sociétés arabo-musulmanes
vis-à-vis de l’Occident et le retard que cette opposition, bien compréhensible, leur
a coûté. "(323) Le rejet de l’Occident sert de " prétexte " pour masquer ses propres
échecs (mais pourquoi alors ce paternaliste " bien compréhensible " ?).

Pour surmonter le traumatisme historique de 656, les musulmans auraient ainsi
privilégié une stratégie de l’évitement : ils se sont réfugiés, d’une part, dans le
mythe d’un retour à l’âge d’Or de l’islam en expliquant leur décadence et leurs
divisions par la trahison des préceptes originels et sacrés de leur religion ;
d’autre part, ils ont fait porter la responsabilité de leurs faiblesses à un
Occident triomphant et à ses valeurs. Ces convictions, toujours profondément
enracinées dans l’esprit des peuples musulmans, détermineraient ainsi une sorte
d’affinité élective avec l’intégrisme. La colonisation serait à interpréter avec la
même grille. Ce que semblent lui reprocher Fourest et Venner, c’est d’avoir été un
prétexte supplémentaire à l’extension de l’islamisme. La colonisation " peut se
vanter d’avoir fait grossir les franges des réformistes fondamentalistes au
détriment des réformistes sécularistes parmi les couches musulmanes les plus
populaires du monde entier [sic]. L’unité des croyants n’était plus qu’une
illusion depuis longtemps, mais la colonisation a révélé ce processus et a endossé
le rôle du diviseur. En conséquence de quoi, elle a permis aux fondamentalistes
d’apparaître comme des rassembleurs. " " Un autre de ses cadeaux
empoisonnés pourrait être d’avoir rendu le monde arabo-musulman allergique au
rationalisme. Le fait que ce rationalisme soit à la base des innovations techniques
et commerciales ayant permis à l’Occident d’asseoir sa domination sur l’Empire
ottoman en a fait des valeurs " maudites " - que l’on peut facilement présenter
comme le symptôme de la civilisation ennemie. "

L’absence de démocratie serait de même inhérente à la civilisation arabe et
musulmane : " la colonisation n’est pas directement responsable du manque de
démocratisation qui existait avant elle et qui lui survivra dans les pays musulmans.
" Il n’existe donc pas de solution de continuité entre les régimes politiques
antérieures à la colonisation et ceux qui lui ont succédé. Loin de moi l’idée
d’expliquer les dictatures post-coloniales par les seuls facteurs extérieurs mais la
déstructuration socio-politique, la subordination et le réaménagement des systèmes
économiques, les transferts de richesses en faveur des pays coloniaux, l’oppression
culturelle, les massacres de populations, la répression des mouvements de
libération, les guerres terribles et meurtrières qu’ont connus de nombreux pays
colonisés pour retrouver leur indépendance, tout cela serait sans liens avec
l’autoritarisme qui a caractérisé les Etats post-coloniaux !

La colonisation n’aurait été, nous suggèrent encore Fourest et Venner, qu’une
parenthèse sans incidences négatives sur les colonies sinon involontaires, des
sortes d’effets pervers nés de malentendus et de " cadeaux " mal reçus. Le principal
tort de la colonisation aurait été d’avoir donné de nouveaux prétextes à
l’intégrisme. La recherche d’alibis et de prétextes est, de manière assez
symptomatique, une des explications privilégiée que nous donne Tirs croisés à propos
des luttes anti-coloniales, anti-impérialistes ou anti-sionistes. " Par delà la
seule question palestinienne, le mythe d’un califat restauré (.) permet à
l’islamisme de rallier tous ceux qui, du Proche-Orient jusqu’en France, veulent
croire que leurs frustrations quotidiennes ne dépendent pas d’eux mais des autres.
Quels autres ? L’Occident, l’Amérique, les Juifs.. Tous ceux qui, en menant une
politique colonialiste ou impérialiste, peuvent ressusciter, par opposition, l’unité
des croyants. "(382) On pourrait multiplier les citations. La colonisation,
l’impérialisme, Israël n’ont de responsabilités qu’en tant que révélateurs et ne
sont finalement que des " boucs émissaires " [6]. Ils mettent les musulmans face à
leurs propres déficiences. " La colonisation a révélé ce processus et a endossé le
rôle du diviseur ". En ce qui concerne la " rationalité ", la colonisation a voulu
en faire " cadeaux " aux musulmans mais le cadeau était sans doute empoisonné. Il "
pourrait " avoir " rendu le monde arabo-musulman allergique au rationalisme ". Mais
il se pourrait aussi que cela ne soit pas de son fait. La cause principale de
l’absence de démocratie et du sous-développement économique serait dans le rejet
intégriste du " rationalisme " qui est " à la base des innovations techniques et
commerciales ayant permis à l’Occident d’asseoir sa domination." " Le manque de
développement de certains pays arabes et/ou musulmans est à mettre en relation avec
leur incapacité au sécularisme. Ces deux phénomènes s’auto-entretiennent. "(336) "
Par refus de l’hégémonie occidentale, les seuls mouvements sociaux réellement
populaires ne sont pas guidés par l’esprit des Lumières mais puisent leur radicalité
dans le fondamentalisme musulman, quitte à entretenir l’archaïsme et le
sous-développement ayant permis à l’Occident d’asseoir son hégémonie sur l’Orient.
"(339).

Peu nous importe, ici, le caractère tout à fait fantaisiste de toutes ces
affirmations qui dénotent d’un mépris certains pour la réalité historique comme pour
le présent politique [7], le plus grave est ailleurs. Fourest et Venner peuvent
répéter à l’envi qu’elles ne partagent pas la thèse du choc des civilisations, ce
rejet reste néanmoins tout à fait formel. C’est bien " le monde arabo-musulman " qui
est " allergique au rationalisme " et est incapable de résister aux sirènes de
l’intégrisme.

Le formidable ascendant de l’intégrisme sur les populations musulmanes serait dû
également à la politique des Etats qui refusent de proclamer la laïcité dans leur
Droit et continuent de s’appuyer sur la Charia. Les auteures ne prennent pas la
peine de nuancer ce jugement en fonction des pays ni de montrer dans quelle mesure
ce droit est réellement inspiré de la loi islamique. Ce qui leur importe, c’est que,
selon elles, à partir du moment où c’est peu ou prou le cas, aux yeux des
populations, cela conférerait automatiquement une légitimité supérieure à la Charia
et donc aux courants politiques qui en réclament l’application la plus rigoureuse.
Premier postulat : " Le seul fait d’agir au nom de la religion dans un pays où le
pouvoir temporel est indistinct du pouvoir spirituel rend en effet les intégristes
supérieurs aux laïques. En se revendiquant du fondamentalisme, les intégristes
apparaissent aux yeux de la population comme légitime dès lors qu’un pays applique
des lois vaguement inspirées de la Charia. "(339). Face à la menace intégriste, les
États, indistinctement, chercheraient à leur couper l’herbe sous les pieds en
appliquant plus encore la Charia. Ainsi, même lorsque l’intégrisme organisé est
écrasé par la répression, l’intégrisme-substance reste triomphant [8]. " Ces
différents régimes ont beau les persécuter par peur d’être renversés, ils ne feront
que les renforcer tant qu’ils ne couperont pas définitivement le cordon ombilical
reliant le politique au religieux. "(339) Deuxième postulat : les Etats arabes ne
sont pas démocratiques ; ils sont corrompus. Par conséquent, la population a
tendance à se jeter dans les bras des islamistes, nécessairement légitimes
puisqu’ils se réclament de la Charia : " Face au constat sans appel d’un manque
cruel de démocratisation et de libertés individuelles dans les pays musulmans, il
est tentant de continuer à regarder vers le passé plutôt que vers l’avenir. "(339)
On se demande bien pourquoi ? On se pose la même question à propos du troisième
postulat : " Face à un pouvoir parfois étouffant (Algérie, Turquie, Tunisie) [[Je reviendrais plus bas sur la relative complaisance dont bénéficient ces trois
régimes " parfois étouffant ".], un
mouvement politique souhaitant incarner une alternative peut difficilement faire
l’économie de la référence à l’islam. Comment être plus légitime que l’armée si ce
n’est en marchant dans les pas du prophète ? "(332)

Toutes ces affirmations, présentées comme autant de truismes, n’ont pas d’autres
objets que de souligner l’affinité profonde des peuples musulmans avec l’Intégrisme.
L’islam, comme texte, n’est pas plus coupable que les autres religions monothéïstes,
soit ! Mais la responsabilité incomberait aux peuples musulmans qui - à de rares
exceptions près - s’accrochent contre toute logique à une interprétation intégriste
du Coran. Depuis plusieurs siècles, les musulmans seraient les prisonniers
consentants de quelques cercles particulièrement vicieux : leur interprétation
rigoriste de l’islam fonde l’autoritarisme des régimes politiques sous lesquels ils
vivent et pour protester contre ces autoritarismes, ils ne trouvent rien de mieux à
faire que d’exiger l’application des préceptes intégristes de l’islam ! Les
musulmans souffrent de leurs archaïsmes et d’un " manque de développement " qui ont
permis leur domination par l’Occident, mais, au prétexte de protester contre cette
domination, ils rejettent les valeurs de cet Occident qui permettraient pourtant de
rattraper leur retard ! Bien sûr, Caroline Fourest et Fiammetta Venner ne sont pas
Oriana Fallaci ; elles envisagent la possibilité d’un " aggiornamento de l’islam "
portée " un jour, sans doute " par les élites musulmanes libérales. Mais leur
diagnostic réel affleure à la surface transparente de leur ouvrage commun : les
musulmans souffriraient d’une sorte d’atavisme historique qui les condamnerait à
générer toujours plus d’intégrisme.

Deuxième partie

Notes

[1Paris, Calmann-lévy, octobre 2003.

[2Parmi les exemples cités à l’appui de cette thèse, le Parti de la justice et du
développement, au pouvoir en Turquie. Curieusement, ailleurs dans leur livre, elles
semblent pourtant nuancer leur jugement le concernant :
 " Le fait que le parti islamiste au pouvoir en Turquie doive se justifier et se
positionne dans le sillage des démocrates chrétiens n’est pas anodin, cela confirme
combien une Constitution laïque sert à contenir l’intégrisme, même si elle ne peut
être totalement efficace tant qu’elle n’est pas accompagnée d’une réelle
démocratisation. "(235)

 " Pour être entendus, ces islamistes ont dû toutefois considérablement policer
leur discours et promettre de respecter la laïcité avant d’accéder au pouvoir en
2003 sous la bannière du Parti de la Justice et du Développement. Un parti que l’on
présente souvent comme " islamiste modéré ". De fait, les islamistes turcs sont bien
différents des intégristes saoudiens ou syriens : ils sont atlantistes, prônent
l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne et se présentent même comme
l’équivalent des démocrates chrétiens. "(334)

Deux explications à cette relative complaisance me semblent probables. La première
renvoie au positionnement atlantiste du PJD et au fait qu’il préserve les
traditionnelles bonnes relations de la Turquie avec l’Etat d’Israël. On comprendra
mieux cette explication plus loin. La seconde renvoie à l’argument leitmotiv du
livre, en l’occurrence que l’inscription constitutionnelle de la laïcité est en soi
décisive même si elle demeure fragile en l’absence de démocratie.

[3Noter la formule " un jour sans doute. " ! En filigranes : dans bien longtemps.

[4" L’incapacité à évoluer vers la modernité n’est pas le fait de l’islam
puisqu’il existe des musulmans suffisamment éclairés pour souhaiter cette évolution.
Malheureusement, pour l’instant, ces élites sont encore minoritaires. "(339)

[5" La première guerre du Golfe, menée suite à une agression irakienne, avait déjà
fanatisé le monde arabo-musulman. "(290)

[6" Tant que la colonisation pouvait encore jouer son rôle de bouc émissaire.
"(332). " Non seulement la confrontation avec Israël soude une communauté imaginaire
qui a toujours peur de se dissoudre, mais elle fournit l’occasion de fédérer grâce à
la technique éprouvée du " bouc émissaire. ". "(383)

[7Ainsi, le nationalisme arabe n’est évoqué qu’en passant : " En Egypte comme en
Algérie, l’islamisme radical n’aurait jamais rencontré un tel écho s’il ne fédérait
pas les déçus du nationalisme arabe, dans lequel se sont investis les réformistes
sécularistes."(332) La faillite des nationalismes arabes a incontestablement un
rapport avec les progrès de l’islamisme politique mais ce qui est surprenant c’est
que l’influence gigantesque du nationalisme arabe, encore aujourd’hui, n’interpelle
pas plus les deux auteures. Il est vrai que cela contredit leur thèse d’un intégrisme
séculaire, profondément enraciné dans les populations musulmanes. De ce point de
vue, le nationalisme ne serait qu’un accident de l’histoire, une parenthèse vite
refermée

[8" Or l’emprise juridique de l’islam ne cesse de s’accentuer depuis que les
dirigeants de pays musulmans soumis à la pression américaine de l’après-11 septembre
croient pouvoir négocier la fin du terrorisme en cédant aux intégristes sur la
Charia. "(339) " Depuis quelques années, certains dirigeants de pays secoués par
l’islamisme sont tentés de négocier une forme de trêve en échange d’un poids accru
de la Charia. " Plus ils doivent faire le grand écart entre l’aspiration
antiaméricaine de leur population et la demande internationale, plus ils font des
concessions sociales aux islamistes."(340)