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La mosquée de Strasbourg ou le bal des hypocrites

Quelques réflexions sur une infâme campagne ciblant Jeanne Barseghian et son parti

par Pierre Tevanian
4 mai 2021

Après la dissolution du CCIF et les attaques répétées contre « l’islamogauchisme » qui régnerait dans la sociologie critique et les courants postcoloniaux ou intersectionnels à l’université, ou encore au sein de la France Insoumise, après l’ignoble campagne contre l’UNEF, le pouvoir en place continue méthodiquement son oeuvre de subversion de la République et du « Front républicain ». Ce « Front républicain » désignait, depuis plus de trente ans, et jusqu’aux dernières présidentielles, une union de tous les partis de gauche et de droite contre le racisme de l’extrême droite lepéniste. Depuis quelques mois – c’est la grande mutation, la grande oeuvre du règne Macron – un nouveau « Front républicain » est construit, à l’initiative du pouvoir macronien, autour de l’épouvantail « islamogauchiste » précisément, et il soude désormais, en une union sacrée contre le nouvel ennemi principal (« l’islamogauchisme », donc), la majorité présidentielle néo-libérale, son opposition de droite, son opposition d’extrême droite, et une petite partie de la gauche, dite « responsable » et « républicaine », contre... des antiracistes, à chaque fois. D’un consensus et d’un Front uni contre Le Pen, donc, on est passé, sous le même vocable, à un consensus et un Front uni autour de Le Pen, et même derrière Le Pen – et le « cordon sanitaire » ne passe désormais plus autour de l’extrême-droite raciste, mais de la gauche antiraciste. C’est aujourd’hui aux écologistes de faire les frais de cette terrifiante recomposition du paysage politique, à la faveur, une fois de plus, d’une campagne malhonnête – en l’occurrence : l’incrimination de la municipalité de gauche dirigée par Jeanne Barseghian à Strasbourg, accusée de tous les maux pour avoir fait adopter « le principe d’une subvention » de 2,5 millions d’euros pour la construction d’une mosquée gérée par une association réactionnaire et inféodée à l’État turc : la confédération islamique Millî Görüş. Malhonnête pourquoi ? Les lignes qui suivent, publiées il y a un mois, l’expliquent. Un mois plus tard, Jeanne Barseghian reçoit des menaces de mort, et le moins que nous puissions faire, en soutien, est de republier ce texte.

Entendons-nous bien. Oui, le soft power erdoganien en France, dont l’association Millî Görüş est un des vecteurs, mais pas le seul, est un vrai problème, et il pue la réaction, la violence, le bellicisme, le sang kurde et arménien, entre autres. Pour autant, on ne peut pas accepter sans honte et rage l’actuelle campagne contre Jeanne Barseghian, avec :

 ses relents islamophobes (les dangers les plus réels, sérieux et connus de longue date étant tus au profit d’un grief tout à fait récent, contestable et fragile : le fait que le recteur de cette future mosquée ait refusé, en janvier dernier, de signer une charte plus que discutable, gravement attentatoire aux libertés politiques fondamentales (puisqu’elle inclut par exemple l’obligation de déclarer « solennellement que la dénonciation d’un prétendu racisme d’État ne recouvre aucune réalité en France ») ;

 ses non-dits (l’Alsace sous concordat finance à hauteurs de millions tous les cultes, cela depuis plus de deux siècles, et si l’on allait y voir de près on trouverait sans doute, ailleurs aussi, du soft power réactionnaire ; par ailleurs, l’accord sur cette « mosquée turque », jusqu’au commencement du chantier en 2017, est une décision de la précédente municipalité) ;

 son inconséquence (bien d’autres mosquées, dotées d’écoles coraniques, sont gérées de longue date, dans de nombreuses autres villes, par la même association Milli Görus, avec l’accord des autorités préfectorales et municipales – gérées, soulignons-le, par d’autres familles politiques) – sans qu’on ait entendu ni Darmanin ni Schiappa monter au créneau : à Paris, Creil, Sarcelles, Mantes-la-Jolie, Poissy-Vernouillet, Grigny, Clichy-sous-Bois, Fontenay-sous-Bois, Ris-Orangis, Corbeil-Essonne ; et comme l’a rappelé Sébastien Fontenelle, le ministère de l’Intérieur lui-même alloue actuellement des aides financières à « cette association qu’il présente donc comme excessivement radicale »  – et « qui a également obtenu de Jean-Michel Blanquer, en 2019, l’autorisation d’ouvrir une école à... Strasbourg » [1]) ;

 son hypocrisie (les imprécateurs les plus bruyants viennent de partis de droite qui, notamment lors de scrutins municipaux, n’ont cessé de fricoter avec les réseaux musulmans réactionnaires et/ou pro-Erdogan pour gagner des élections, par exemple en jouant la carte « danger, gauche = mariage homo et théorie du genre » ; rappelons aussi que le Darmanin qui se pose en défenseur des « valeurs de la république », secondé par une Schiappa exigeant des imams des prêches en faveur du mariage pour tou·te·s, lutta en 2012 avec acharnement contre le mariage pour tou·te·s, et qu’au terme de ce combat, le 2 juin 2013, il signa solennellement une sorte de « Charte des valeurs anti-républicaines » en jurant par écrit que même une fois la loi votée, il ne célébrerait jamais aucun mariage entre personnes de même sexe (voir ci-dessous).

Rappelons par ailleurs que ce ministre qui se pose en gardien des valeurs de la République fit ses débuts politiques dans le giron de l’Action française, officine monarchiste d’extrême droite et de sinistre mémoire, rappelons enfin qu’il vient dans un livre de reprendre à son compte les pires stéréotypes antisémites.

Pire encore, sans doute : le pouvoir qui aujourd’hui accuse Jeanne Barseghian n’a strictement rien fait pour les Arméniens il y a six mois, en octobre 2020, lorsqu’ils se faisaient massacrer dans le Haut-Karabagh, et suppliaient notamment le président Macron et son ministre Le Drian, en vain, de reconnaître la République autonome d’Artsakh. Ce pouvoir n’a jugé utile de rappeler son ambassadeur que lorsque le président Erdogan s’en est pris personnellement à Emmanuel Macron, en ironisant sur sa santé mentale, pas lorsqu’il massacrait les Arméniens par milliers.

Au-delà du gouvernement, les accusateurs de Jeanne Barseghian appartiennent à des partis qui, contrairement à Europe Écologie, ont dans un passé proche, au gouvernement, vendu du matériel militaire à la Turquie et à l’Azerbaïdjan – du matériel avec lequels ces pays ont massacré les Arméniens dans le Haut Karabagh.

Les accusateurs de Jeanne Barseghian appartiennent à des partis qui, contrairement à Europe Ecologie, dirigent et trustent toutes les places dans le principal lobby azerbaïdjanais, le Groupe parlementaire d’amitié France-Azerbaïdjan : Pierre-Alain Raphan (LREM) en est le président, Bruno Bonell (LREM) et Bertrand Sorre (LREM) les vices-présidents, Thiphanie Degois (LREM) la secrétaire, enfin Sereine Mauborgne (LREM), Jacques Marilossian (LREM), Anne Genetet (LREM), Céline Calvez (LREM), Carole Bureau-Bonnard (LREM), Julien Borwoczyk (LREM), Barbara Bessot Ballot (LREM), Xavier Batut (LREM) et Aude Amadou (LREM) en sont membres, le reste des effectifs du groupe étant quasi-intégralement composé par de la bonne vieille droite (LR, UDI, MODEM) et un unique socialiste (Jérome Lambert). Pas d’élu écologiste, et pas davantage d’élu PCF ou LFI.

Les accusateurs de Jeanne Barseghian appartiennent à un gouvernement qui laisse les fascistes turcs des « Loups gris » déferler dans les rues françaises aux cris de « Mort aux Arméniens », dans une quasi impunité, un gouvernement qui harcèle voire livre à Erdogan des opposants kurdes exilés en France.

Bref, honte à vous tous qui vous polarisez sur un bouc émissaire bien commode. Et qui ne menez, en dehors de cette occasion de servir la soupe d’un aventurier nommé Darmanin, strictement aucune politique contre Erdogan, son idéologie, sa politique intérieure et extérieure, ses réseaux d’influence.

Notes

[1Cf. aussi Rue89 Strasbourg.