Tout d’abord, comme on l’a noté plus haut, l’idée que la
question palestinienne n’est qu’un prétexte, un alibi pour camoufler d’autres enjeux
: " le conflit est une aubaine pour théâtraliser une forme d’affrontement entre le
Bien et le Mal propre à exporter la colère. "(376) " Pour la majorité des peuples du
Machrek et du Maghreb, le fait qu’Israël occupe des territoires en Palestine sert
aussi souvent de prétexte pour reporter l’aggiornamento de l’islam à plus tard.
C’est en tout cas, l’argument avancé par certains gouvernements dictatoriaux pour
refuser la démocratisation de leur pays. "(329)
Les intégristes sont stigmatisés pour leur opposition au processus de paix mais la
responsabilité principale de l’échec du processus incomberait aux palestiniens et à
la seconde Intifada qui n’aurait pas de légitimité : " Avant que la seconde
Intifada ne s’en charge, les intégristes juifs avaient déjà creusé la tombe du
processus de paix en appelant à se révolter contre la politique d’Ytzhak Rabin
prévoyant le retrait de certaines colonies. "(311, CMQS) Un peu plus loin, elles
écrivent que l’assassinat de Rabin " a dramatiquement contrarié le processus de
paix, ce qui a servi de prétexte à une seconde Intifada. "(369, CMQS)
De même, l’Autorité palestinienne et Arafat sont rendus directement responsables des
actions kamikazes. " Bien que Yasser Arafat dise s’opposer aux opérations suicides,
plusieurs religieux officiels de l’Autorité palestinienne approuvent le recours aux
bombes humaines " comme le vice-ministre des Cultes de l’Autorité palestinienne, le
cheik Youssef Juma Salamah. Dans le droit fil du discours officiel israélien,
Fourest et Venner accusent l’Autorité palestinienne de faire la promotion des
attentats-suicides dans les écoles : " A force d’élever des générations entières
dans le culte du martyr - que ce soit à l’école, en famille ou lors des enterrements
– tout en promettant sans cesse une vie de rêve après la mort, l’Autorité
palestinienne se trouve de plus en plus confrontée à des phénomènes suicidaires chez
les enfants, les premiers à prendre au pied de la lettre cette propagande. "(381).
Mais elles vont plus loin encore dans l’amalgame en impliquant également " les Etats
arabes " : alors que " le gouvernement israélien peut se vanter de désamorcer les
bombes (des intégristes juifs) avant qu’elles n’explosent (.) les Etats arabes et
l’Autorité palestinienne ne font pas preuve de la même détermination pour dissuader
leurs concitoyens de se transformer en bombes humaines. "(393) [1]
Fourest et Venner prétendent, cependant, à l’impartialité : " Leaders palestiniens
et leaders israéliens manipulent leur peuple au gré de leurs besoins politiques ",
écrivent-elles, semblant ainsi les renvoyer dos-à-dos. Mais c’est pour préciser
immédiatement : " les uns comme boucliers humains, les autres comme bombes humaines
"(339). Les Israéliens manipulent donc pour se défendre, les palestiniens pour
commettre des actes terroristes. " Les intégristes juifs, écrivent-elles encore, ne
rencontrent aucun encouragement lorsqu’ils se décident à pratiquer le terrorisme
"(393) car " l’intérêt d’Israël réside bien dans la colonisation de territoire et
non dans l’attaque frontale. " Cette phrase alors que depuis des années Israël
combine colonisation et attaque frontale - du terrorisme d’Etat, bien plus efficace
que l’éventuel terrorisme juif - laisse perplexe !
On pourrait résumer ainsi le propos de Tirs croisés sur la question : Israël est
doublement victime ; victime des palestiniens (peu ou prou intégristes ou manipulés
par ceux-ci) et victime de ses propres intégristes juifs lesquels l’obligent à
commettre des actes qui nourrissent l’intégrisme le plus nocif, l’intégrisme
musulman. [2] C’est un peu alambiqué, certes, mais les auteures retombent toujours
sur leurs pieds : le surcroît de dangerosité de l’islamisme.
De quelques régimes " parfois étouffants "
Il est intéressant de se pencher un instant sur la manière dont Caroline Fourest et
Fiammetta Venner traitent les Etats qui sont connus pour avoir tenté de résoudre
par la violence le problème islamiste. Les auteures de Tirs croisés, on l’a vu plus
haut, semblent dénoncer cette méthode pour son inefficacité : même quand ils sont
persécutés, les intégristes sont les plus forts, nous préviennent-elles. La laïcité
imposée par en haut risque, de même, nous disent-elles, d’alimenter un regain
d’intégrisme en retour. C’est la leçon qu’elles tirent de l’expérience du Shah
d’Iran et de Kamel Attatürk. Ceux-ci semblent, cependant traités de manière plutôt
complaisante par les deux auteures, sans hostilité en tous les cas. Mais peut-être
suis-je moi-même victime de mon impartialité. Au demeurant, j’ai également perçu une
certaine complaisance à l’égard du pouvoir Benaliste en Tunisie et de l’armée
algérienne. La Tunisie, avec l’Egypte et la Turquie, seraient des " démocraties
officielles tenues d’une main de fer par l’armée "(330). Précisons pour commencer
qu’en Tunisie, l’armée n’a qu’un rôle secondaire. Mais passons. Pourquoi donc
employer cette formule ambiguë alors que, pour d’autres pays, Fourest et Venner
n’hésitent pas à parler de dictature ? Serait-ce parce qu’elles considèrent qu’en
Tunisie " les mouvements islamistes menacent toujours un processus timide de
modernisation "(329) ? De l’Algérie, on ne saura pas grand chose non plus sinon que,
comme la Turquie et la Tunisie : " ces pays sont loin de vivre sous un régime
totalitaire, mais ils ont en commun de subir l’autoritarisme de l’armée. "(332). La
volonté de relativiser l’autoritarisme du pouvoir en place me paraît confirmée par
l’adhésion des auteures de Tirs croisés aux thèses de l’état-major algérien : en
Algérie " le FIS et le GIA terrorisent la population "(329). " C’est aussi cet appel
à la rupture radicale qui guide des mouvements comme le FIS puis le GIA (.) au
point de faire basculer l’Algérie dans la guerre civile. "(332) Quant à leur
référence démocratique et laïque, elle n’est autre que Khalida Messaoudi, ministre
d’un gouvernement contrôlé par l’armée et actuellement conseillère de Bouteflika !
Parmi les complicités dont bénéficierait l’islamisme, Fourest et Venner évoquent
celui de l’association Reporters sans frontières : " Reconnu pour son action au
service de la presse, Reporters sans frontières n’hésite pas à soutenir
officiellement des journalistes " de tendance islamiste " au nom d’une liberté de la
presse qui ne devrait connaître aucune frontière, pas même celle de l’incitation à
la haine. Depuis septembre 2001, l’organisation a choisi de parrainer une émission
sur la chaîne de télévision Al Mustakillah, tenue par un fondamentaliste musulman,
Mohamed El Hachmi, un disciple du Soudanais al-Tourabi. Son émission phare - " Le
Grand Maghreb " - fustige régulièrement la démocratie et répète à qui veut
l’entendre que l’antisémitisme n’existe que dans les pays européens. El Hachmi est
peut-être un journaliste tunisien persécuté pour ses opinions mais ce qu’il reproche
essentiellement à l’Etat tunisien, c’est de ne pas appliquer la Charia ! "(213)
Il n’y a pas grand chose de vrai dans ce paragraphe qui reprend les termes de la
propagande benaliste. Mohamed el Hachmi el Hamdi a été effectivement membre du parti
islamiste tunisien Ennahdha dont il s’est séparé il y a bien longtemps pour soutenir
Ben Ali avant de se brouiller avec celui-ci pour des raisons tout à fait obscures
qui n’ont rien à voir avec l’application de la Charia, puis de s’en rapprocher à
nouveau pour des raisons encore plus obscures. Durant sa brève période dissidente,
sa chaîne de télévision Al Mustakillah n’a aucunement fait office de porte-parole de
l’islamisme tunisien, mais a donné au contraire aux démocrates tunisiens, toute
tendance confondue, l’occasion de s’exprimer longuement. El Hamdi n’est certainement
pas un ange bourré de scrupules ni un personnage auquel il faut accorder sa
confiance mais, durant un temps, sa chaîne de télévision a permis à la population
tunisienne d’entendre la voix de l’opposition démocratique [3]. Je me doute bien que
ces précisions ne feront pas changer d’avis les auteures de Tirs croisés qui y
verront la preuve de la collusion de " certains " démocrates avec l’islamisme. Je
vais donc m’empresser d’apporter de l’eau à leur moulin : RSF défend effectivement,
et à juste titre, des journalistes tunisiens islamistes [4]. Ces derniers sont
défendus également par d’autres associations comme la FIDH et Amnesty
internationale qui les considèrent comme des prisonniers d’opinion. J’ignore où
Fourest et Venner ont déniché l’information selon laquelle ils seraient coupables "
d’incitation à la haine " ; ce qui est certain, par contre, c’est que ces
journalistes sont emprisonnés depuis de nombreuses années après avoir subi les pires
tortures. Ils ont été jugés, dans des conditions inéquitables, par une justice
directement instrumentalisée par le ministère de l’Intérieur et sur la base de lois
tout à fait liberticides. Depuis 1990, des milliers de personnes ont été victimes
des mêmes pratiques. Plus de 600 personnes, islamistes ou présumés tels, sont encore
détenus dans d’effroyables conditions, certains depuis plus de 13 ans. La
quasi-totalité des démocrates tunisiens revendique aujourd’hui la libération de tous
les prisonniers politiques, indépendamment de leurs opinions. La défense de la
laïcité supposerait-t-elle qu’on garde le silence à leur propos ? Faudrait-il les
considérer comme autant de terroristes potentiels à mettre hors d’état de nuire par
tous les moyens ? En dehors du commentaire qu’elles font sur l’action de RSF,
Caroline Fourest et Fiammetta Venner nous expriment encore plus clairement leur
position à travers le récit des mésaventures de la mère des frères Moussaoui : " Il
faut noter le cynisme de cette histoire - celle d’une jeune marocaine qui rêvait
d’élever ses enfants dans un climat laïc non sexiste et qui se retrouve piégée par
une autre jeune Marocaine, tout aussi révoltée mais islamiste celle-là. En
l’accueillant à bras ouvert, malgré ses moyens modestes, en la soustrayant à la
répression d’Hassan II, Aïcha el-Wafi voit toute son éducation mises à sac et ses
deux fils lui échapper. S’il existe une victime dans ce gâchis, c’est bien la mère
de Zacarias et non son fils. "(375). La parabole est claire : les laïcs doivent
laisser les islamistes se dépêtrer avec leurs bourreaux sous peine d’en être les
victimes ! [5]
L’Occident laïc assiégé
Déceler de la complaisance vis-à-vis de l’armée algérienne ou de Ben Ali alors que
Caroline Fourest et Fiammetta Venner soulignent explicitement l’autoritarisme de ces
régimes n’est-ce pas leur faire un mauvais procès, couper les cheveux en quatre,
s’arrêter sur des nuances qui en réalité n’existent pas ? Je ne le crois pas. Car,
indépendamment d’autres questions qu’elles n’évoquent pas comme cette ligne de front
pourtant centrale entre ceux qui profitent du néo-libéralisme et ceux qui en
subissent les effets désastreux, la perspective stratégique énoncée paraît d’autant
plus inquiétante qu’elle reste floue sur bien des questions. " La véritable ligne de
fracture, écrivent les deux auteures, se situe entre démocrates et théocrates de
tous les pays, entre les partisans d’un monde rationaliste et les partisans d’un
monde fanatique "(407) " Il est urgent, ajoutent-elles, de construire un mouvement
laïque transculturel qui puisse faire reculer l’intégrisme où qu’il se trouve.
"(409) Quelles sont donc les forces censées se positionner de part et d’autre de
cette fracture ? " Avoir le même ennemi, c’est déjà faire partie du même camp
"(401), nous disent-elles, dans une phrase qui rappelle cette autre tout aussi
contestable : " les ennemis de mes ennemis sont mes amis ". Qui sont donc les
ennemis des ennemis des laïcs ? L’armée algérienne est-elle l’ennemi des ennemis des
laïcs ? L’Etat d’Israël est-il l’ennemi des ennemis des laïcs ? Le gouvernement Bush
est-il l’ennemi des ennemis des laïcs ? Tous les intégrismes sont haïssables mais
l’intégrisme musulman est bien plus dangereux, écrivent-elles en substance. N’y
a-t-il pas, ici, comme une opposition implicite entre " contradiction principale "
et " contradiction secondaire " ou encore, dans le vieux langage des maoïstes, "
contradiction antagonique " et " contradiction non antagonique " ?
Je ne crois pas trop extrapoler en présentant ainsi la configuration des deux "
camps " rationaliste et fanatique : la seule véritable laïcité est la laïcité
française qui souffre d’être unique : " A l’échelle du monde, elle reste pourtant une
exception cernée de toutes parts par l’adversité. "(411) Dans cette situation
apocalyptique, ce serait à la France de retrouver le sens de sa mission et de se
battre pour le redressement du monde et pour la laïcité. En premier lieu, en
résistant à son principal adversaire intérieur, l’intégrisme islamique et, en second
lieu, en s’opposant au principal adversaire de la laïcité au niveau mondial,
l’intégrisme islamique, bien sûr. Autour de la France, l’Europe. Sa laïcité est
douteuse : " la fermeté laïque n’est pas du tout le modèle majoritaire au sein de
l’Union européenne élargie. "(224) Mais elle reste " la seule voix susceptible
d’introduire un peu de rationalisme dans le jeu international ". Troisième cercle,
les Etats à la laïcité " molle ", sans autre contenu que la liberté de conscience,
mais dont le mode démocratique de gouvernement constitue un contre-feu à une
influence intégriste néanmoins croissante. Dans ce troisième cercle, figurent sans
doute les USA [6] et Israël. Quatrième cercle, les Etats qui s’affirment
juridiquement comme laïcs (la Turquie par exemple) ou qui chemineraient dans le sens
de la modernisation sans être des démocraties ni vraiment des dictatures (l’Algérie
? la Tunisie ?). Face à cette alliance des laïcs : le camp des intégristes. Les uns,
dont on peut contenir l’influence néfaste grâce aux mécanismes de la laïcité, ce
sont les intégrismes chrétien et juif, l’autre, l’islamique, que rien ne retient et
qui représente une tendance profonde et active de la population des pays
arabo-musulmans.
Dans cette perspective, l’opposition du rationalisme et du fanatisme, dans la
version Fourest/Venner, ne serait qu’une autre manière de dire l’opposition de
l’Occident et du monde arabo-musulman. Ça y ressemblerait fort à tout le moins.