Je tiens en préambule à préciser que j’ai participé à l’ensemble des manifestations lycéennes parisiennes, dans l’organisation du Service d’Ordre. J’ai assisté à des vols et à des violences, j’ai pris des coups et j’ai parfois moi-même dû en donner. Je n’en tire pas une fierté particulière, et cela n’est pas la garantie d’une analyse correcte des événements. Mais je tiens à faire cette précision pour tous ceux qui seraient tentés de me reprocher mon « angélisme » et de m’objecter "la réalité du terrain".
Les événements survenus dans les manifestations lycéennes parisiennes dee mars 2005 doivent nous interpeller. Le fait que des dizaines, puis des centaines de jeunes s’en soient pris violemment aux cortèges lycéens pour voler et racketter ne peut nous laisser indifférent. Et on ne peut se contenter d’explications simplistes du type « c’est un nouveau racisme », « c’est la Police qui a organisé ça » ou « c’est normal ils sont exclus, il faut les comprendre ». Cette affaire va laisser des traces, elle exige une compréhension et des réponses politiques.
Il suffit de voir la presse de ces dernières semaines pour mesurer l’ampleur du désastre. Le Monde titrait il y a quelques jours sur « le racisme anti-blancs », Marianne sur la « guerre ethnique » dans un dossier aux relents d’extrême-droite (où par exemple les groupes de « casseurs » sont appelés « tribus » et sont comparés à des « criquets »...). On a maintenant droit à un appel contre les « ratonnades anti-blancs », signé entre autres par Alain Finkielkraut et Pierre-André Taguieff. Et il n’y a aucune raison que les choses se calment. Les chiens sont lâchés.
Ce qui nous a explosé en plein visage, et ce même si certains d’entre nous avaient commencé à mesurer la dégradation de la situation au moment des débats suscités par le projet de loi visant à interdire le voile à l’école, c’est la fracture qui existe aujourd’hui entre les enfants ou petits-enfants d’immigrés africains et/ou arabes (que j’appellerai, comme d’autres, « issus de la colonisation ») et le reste de la population. Tous ceux qui défendent aveuglément ou hypocritement le caractère « égalitaire » ou « émancipateur » de la « république » en ont été pour leurs frais.
Ce qui s’est passé dans les manifestations
Le 8 mars, à Paris, plusieurs dizaines de jeunes s’en sont pris à la manifestation, volant et frappant de nombreux lycéens. La question de savoir s’ils étaient infiltrés ou seulement instrumentalisés par la police est assez annexe. Le fait est que la police a laissé faire et que le Service d’Ordre a été incapable de réagir face à un phénomène que personne n’avait prévu. Au moment où nous avons compris ce qui se passait, il était déjà trop tard.
Car les quelques dizaines sont progressivement devenus plusieurs centaines, et pour finir plus d’un millier. Sans relativiser les violences, c’est cela l’événement marquant de la manifestation. Progressivement des centaines de jeunes ont rejoint les groupes qui s’en prenaient aux cortèges. A l’arrivée, nous avions une manifestation à 95% « blanche » sur la route et plus d’un millier de jeunes issus de la colonisation sur les trottoirs. Avec des chaînes hermétiques pour les séparer.
La solidarité liée à la couleur de la peau a pris le dessus sur la solidarité liée à l’appartenance à un même camp social. C’est la matérialisation de ce que nous racontons sur les conséquences du racisme, « instrument des dominants pour diviser les opprimés entre eux en faisant croire qu’il existe des « races » pour mieux masquer l’existence des classes sociales ». La communauté d’intérêts entre jeunes victimes des politiques du gouvernement Raffarin a été dépassée par une communauté d’intérêts liée à la couleur de la peau.
Alors, peut-on parler de « racisme anti-blanc » au même titre qu’il existe un racisme anti-arabe et un racisme anti-noir ? Profitons-en pour souligner que ces deux dernières formes de racismes se sont fortement exprimées durant la manif du 8 mars et celle qui a suivi : présomption de culpabilité vis-à-vis de tous les noirs et arabes avec des sweat à capuche, qui n’étaient pas acceptés dans les cortèges et qui ont fait les frais de la guerre préventive menée par divers Services d’Ordre d’organisations syndicales ou associatives. Violences souvent condamnées par les lycéens eux-mêmes.
La fausse symétrie du « racisme anti-blanc »
Depuis les incidents, on entend beaucoup parler de « racisme anti-blanc ». Une sorte de symétrie avec le racisme anti-arabe/anti-noir pourrait être établie. On pourrait ainsi comparer le jeune issu de la colonisation qui se trompe d’ennemi en s’en prenant aux lycéens qui manifestent et le chômeur « blanc » raciste qui se trompe d’ennemi en s’en prenant aux immigrés. Les similitudes ? Une situation sociale difficile, pas de perspective d’avenir, et la recherche de responsables ou de boucs-émissaires. « Je suis dans la galère alors que les blancs, eux, s’en sortent » d’un côté, « je suis au chômage alors que des étrangers ont du boulot » de l’autre.
Mais la comparaison s’arrête là. Car deux différences majeures existent.
1) « Notre » chômeur veut retrouver un boulot et une vie. Et les discours racistes, que ce soient ceux de Le Pen, de la droite ou de la gauche de gouvernement (qui tous ont affirmé un jour qu’il y avait un « problème » avec l’immigration), l’ont amené à penser qu’il avait plus le droit de s’en sortir que les étrangers. Les jeunes issus de la colonisation partent d’un constat bien réel (ils sont discriminés) et estiment qu’ils ont autant le droit de s’en sortir que les « blancs ». Sur le fond, les racines sont donc très différentes : conséquence de l’idée de « préférence nationale » d’un côté, aspiration à l’égalité des droits de l’autre.
Les milieux populaires « blancs » et les milieux issus de la colonisation sont victimes des politiques anti-sociales. Mais il est indispensable de comprendre que les jeunes issus de la colonisation sont en plus victimes de politiques racistes. Dire cela, ce n’est pas dire que « le chômeur blanc a tort » et « le jeune de banlieue a raison ». C’est comprendre que même si les racines sont les mêmes (la misère et l’absence de perspectives de « s’en sortir »), il y a dans la révolte des jeunes issus de la colonisation une aspiration à l’égalité qui nous interdit toute fausse symétrie du type « racisme anti-blanc ».
2) Le racisme fait partie de l’identité de la république française. La prétendue communauté d’intérêts entre les « blancs » n’est pas une invention des victimes des politiques anti-sociales. Elle a toujours été mise en avant par ceux qui les mettaient en place. Elle est un outil aux mains de nos dirigeants pour diviser artificiellement les opprimés en désignant des boucs-émissaires. En revanche l’idée d’une communauté d’intérêts chez les populations issues de la colonisation est une conséquence de l’oppression dont elles sont victimes : ghettoïsation, discriminations, humiliations quotidiennes...
Mettre sur un pied d’égalité « deux racismes » serait amalgamer une cause et une conséquence. Car la solidarité liée à la couleur de peau est, dans le cas des « jeunes de banlieue », un pur produit du racisme institutionnel qui existe en France et de la stigmatisation collective dont sont victimes les populations issues de la colonisation. On imagine les dangers et les conséquences possibles d’un tel amalgame : « ensemble battons-nous contre tous les racismes ! » C’est la même chose que ceux qui disent « battons-nous contre toutes les violences en Palestine ! », en amalgamant les comportements de l’Etat oppresseur et de la population opprimée.
Une revanche sociale dévoyée
Les jeunes qui s’en sont pris aux manifestations ne sont pas venus pour « casser du blanc », contrairement à ce que l’odieux terme « ratonnades anti-blancs » pourrait laisser entendre. Ils sont venus pour voler des portables, des mp3, et les violences n’étaient qu’un moyen pour y parvenir. Mais il serait inutile et dangereux de nier qu’ils s’en sont prioritairement aux blancs (et pas exclusivement, contrairement à ce qui se raconte). Nous devons le reconnaître et essayer de comprendre pourquoi.
Ce qui s’est exprimé lors de ces incidents est une haine contre un système et un pays dans lequel ces jeunes savent qu’ils n’ont aucun avenir. Un système dans lequel le symbole de la réussite sociale est l’argent. L’argent, et quelques objets qui vont avec : une belle voiture, un ordinateur portable, de belles fringues, de belles chaussures de sport, un téléphone portable dernier cri, un lecteur mp3...
Mais aussi et surtout un système et un pays qui parlent d’ « égalité des chances » en stigmatisant et en excluant ceux qui ne sont pas de la bonne couleur, et pas seulement des boulots, des logements et des boîtes de nuit. Dans lequel, à part pendant la coupe du monde, on ne voit que des blancs (des hommes, en général) gagner de l’argent, réussir et occuper des responsabilités : journalistes, députés, ministres, chefs d’entreprise...
C’est dans ce cadre que le téléphone portable du lycéen blanc est plus qu’un simple appareil qui permet de communiquer à distance. Dans notre république raciste, le lycéen blanc est potentiellement cette personne que les jeunes issus de la colonisation ne pourront jamais être : celui qui peut réussir, qui n’est pas victime de discriminations, qui occupera plus tard des responsabilités et perpétuera le racisme. Et lui voler son portable et donc son argent, c’est une « revanche préventive ».
Il ne s’agit pas de justifier ou d’excuser les vols et les violences. Car évidemment nous savons qu’en rackettant les lycéens qui manifestent, et qui bien souvent sont eux aussi issus de milieux défavorisés, les jeunes issus de la colonisation se trompent d’ennemi. Mais comprendre qu’il s’agit de ce que j’appelle une « revanche sociale dévoyée », c’est éviter le raccourci facile et dangereux du « racisme anti-blanc », et c’est se donner les moyens de trouver les bonnes pistes en développant une compréhension rationnelle des événements.
Quelles réponses ?
Il serait illusoire et dangereux de penser que ce à quoi nous avons assisté dans les manifestations lycéennes n’était qu’un épiphénomène qui va se régler de lui-même. Ces incidents sont révélateurs d’un immense fossé qui se creuse chaque jour un peu plus et que nous ne pourrons combler qu’en envisageant une réponse à la hauteur des enjeux. Aucun raccourci n’est possible. Et les premières « réponses » qui sont apportées sont dangereuses ou insuffisantes.
La première est l’instrumentalisation de ces événements à des fins profondément racistes. C’est le sens des articles du Monde ou de Marianne qui stigmatisent encore un peu plus les jeunes issus de la colonisation en les accusant de fomenter une « guerre ethnique ». C’est le meilleur moyen de dédouaner l’Etat français et les gouvernements de leurs responsabilités quant au ressentiment justifié qu’éprouvent tous ces jeunes à l’égard d’un système et d’un pays qui les considèrent comme des sous-citoyens. Cette dérive doit être impitoyablement combattue.
Mais nous devons éviter un deuxième écueil qui pourrait apparaître comme une réponse séduisante dans les milieux de gauche et d’extrême-gauche : les racines du « malaise » des jeunes de banlieues sont sociales, mais leur attitude tend à la division des victimes des politiques anti-sociales. Il faut donc « décommunautariser » la révolte de ces jeunes et mettre en avant la communauté d’intérêts qu’ils ont avec tous les opprimés. Cette attitude est nécessaire, car il serait vain de prétendre lutter contre les divisions artificielles sans combattre les politiques qui les facilitent, mais elle ne doit pas être considérée comme suffisante.
En effet la rhétorique de la « décommunautarisation » s’accompagne souvent de l’idée que tout se réduirait à l’oppression économique et que la lutte contre le racisme et la solidarité artificielle basée sur la couleur de la peau pourrait se résumer à une lutte contre les mesures « anti-ouvrières » qui engendrent de tels comportements. Cela revient, qu’on le veuille ou non, à nier la situation spécifique des populations issues de la colonisation, et pire encore, à leur expliquer qu’elles se trompent de combat (et pas seulement d’ennemi) et qu’il conviendrait qu’elles reviennent dans le droit chemin des luttes économiques.
Triple problématique
La situation dans laquelle nous sommes est le produit de la crise économique et politique, du rapport de la France à son passé et son présent colonial et de la rhétorique bushienne du « choc des civilisations ». C’est à cette triple problématique que nous devons apporter des réponses, sans y mettre de frontière étanche mais sans négliger aucun de ses aspects : lutte contre les politiques anti-sociales qui favorisent le racisme, lutte contre le racisme républicain et contre l’idéologie néo-coloniale qui se développe en France et lutte contre la « guerre sans limite » déclarée par Georges Bush et ses alliés.
Nous devons construire l’ensemble des luttes sociales avec la préoccupation d’ y avancer des revendications qui concernent les jeunes issus de la colonisation : par exemple, dans le mouvement lycéen, contre les expulsions de lycéens sans-papiers et pour le retrait de la loi contre le voile. Nous devons prendre la mesure de la nécessité de construire un mouvement anti-guerre qui a une démarche volontariste en direction des populations issues de la colonisation. Ce qu’essaie de faire, à son échelle, Agir Contre la Guerre (ACG), avec des succès notables comme la manif anti-Bush du 5 juin 2004.
Enfin, et c’est probablement cette question qui est la plus d’actualité et la plus polémique, nous devons mesurer la nécessité de prendre en compte les revendications spécifiques des populations issues de la colonisation. L’Appel pour les assises de l’anticolonialisme est une initiative qui va dans ce sens. C’est toute une hypocrisie qu’il invite à déconstruire : oui, la France est toujours un pays colonial, oui la république française est fondamentalement raciste, oui les populations issues de la colonisation sont toujours traitées comme des indigènes.
Refuser d’aller contre le consensus républicain, refuser de prendre en compte le cas spécifique de ces « indigènes » au nom de « l’unité de la classe ouvrière » (a-t-on déjà oublié que cet argument était employé contre les féministes et les mouvements homosexuels dans les années 70 ?...), c’est, quelles que soient les motivations, reculer pour mieux tomber. L’Appel et les Assises ne sont qu’une étape, mais une étape indispensable : les discussions et les polémiques qu’ils suscitent sont révélatrices de l’affaiblissement du mouvement anti-raciste. Un écrasement politique et idéologique de l’Appel et des Assises serait une défaite majeure pour tous les anti-racistes.
Le fait que l’ensemble de la gauche et de l’extrême-gauche organisée (à l’exception notable des Jeunesses Communistes Révolutionnaires, qui était déjà la seule organisation politique à défendre le droit à l’éducation des jeunes filles voilées) ait refusé de signer l’Appel, en l’attaquant parfois de manière violente, montre le chemin qui reste à parcourir. Il faut prendre conscience de la difficulté de la tâche à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés. Nous devons participer à la reconstruction d’un mouvement antiraciste à la hauteur des enjeux et mener une bataille idéologique colossale au sein du mouvement social dans son ensemble. Car si la fracture ne se réduit pas, ce sont toutes les luttes à venir qui en seront affaiblies tandis que le racisme gangrènera encore un peu plus la population. Et on sait qui en sortira renforcé.