Accueil > Des livres importants > Qui sont les « bons voisins » ?

Qui sont les « bons voisins » ?

Un point de vue de sociologie critique sur la gentrification (Deuxième partie)

par Sylvie Tissot
3 septembre 2015

Que dire de la « gentrification » ? Dans la nouvelle introduction de la traduction anglaise de De bons voisins, Sylvie Tissot propose des outils d’analyse critique des transformations, profondément inégalitaires, des grandes villes d’Amérique du nord et d’Europe. Nous la publions ici en français.

Première partie

De qui se compose donc cette nouvelle élite, dont la culture marque aujourd’hui le paysage des grandes villes occidentales ? Valorisant le mélange à l’échelle du quartier, cosmopolites dans leurs rapports au monde, ces propriétaires blancs se posent, aux Etats-Unis, en rupture avec la ségrégation raciale qui marque l’histoire de ce pays, et condamnent d’ailleurs toute expression ouverte de racisme. Ils affichent des modes de vie moins exclusivement axés sur la sphère familiale et la conjugalité hétérosexuelle, en rupture avec l’image du pater familias et de la femme au foyer. Ils se disent souvent progressistes (liberal), même si cela passe, selon l’expression employée de façon récurrente par les intéressés, par la combinaison d’un libéralisme social et d’un conservatisme en matière d’impôt.

On pourra estimer que ce progressisme se réduit à peu de chose, que les interactions sont au final bien réduite entre les différents groupes sociaux habitant dans les quartiers « mixtes », et que, au mieux, la bienveillance des plus riches sert à leur procurer, à peu de frais, une bonne conscience.

Le propos du livre n’est pas de juger du caractère démocratique, ou au contraire élitiste, de cette autorité locale, ou révéler la « vérité » des pratiques sous les principes affichés. Il ne s’agit pas d’évaluer la réalité de la diversité proclamée, mais d’analyser comment la mixité sociale est définie et contrôlée. Ses défenseurs sont aussi prêts à vivre à proximité de Noirs et d’Hispaniques et à partager certains lieux de sociabilité avec des gays qui ne cachent pas leur homosexualité, qu’ils sont résolus à organiser très soigneusement cette proximité.

Avoir un droit de regard sur les projets immobiliers tout en favorisant les programmes de construction « mixtes » ; faire des dons généreux aux associations caritatives mais intervenir sur la manière dont est géré leur public ; favoriser l’ouverture de restaurants chics et « exotiques » après avoir fait fermer les bars considérés comme trop « mal famés » ; participer à la rénovation des parcs pour ensuite contrôler leur accès ; inscrire sa présence dans une histoire valorisant la culture légitime, l’architecture victorienne, mais encourager l’ouverture d’ateliers d’artistes : tout cela se fait au nom d’une mixité sociale ne dépassant pas certaines limites.

Le goût pour la mixité sociale traduit en somme une forme de pouvoir qui fonctionne sur la base d’une combinaison particulière d’exclusion et d’inclusion. De ce fait, il tranche avec les efforts systématiquement entrepris depuis le début du siècle pour empêcher l’accès des Noirs aux banlieues résidentielles, et avec la constitution d’« hyperghettos » après la Seconde Guerre mondiale [1]. Il se traduit par une reconnaissance du droit des populations les plus pauvres à habiter leur quartier, et cela implique parfois de combattre les forces du marché ou les habitants les plus réactionnaires pour maintenir un pourcentage minimal de logement social. Les plus mobilisés dans les associations de quartier s’efforcent d’éduquer les nouveaux venus, et la tâche n’est pas aisée : les vertus de la mixité sociale n’ont rien d’évident a priori pour les ménages étasuniens que la nécessité d’épargner tôt pour l’éducation de leurs enfants rend encore plus sensibles à la rentabilité des investissements immobiliers, et pour qui le déclin urbain reste étroitement associé à la figure du « Noir ».

Bref, au nom de la mixité sociale, on voit se mettre en place des pratiques qu’il faut appréhender en gardant en tête l’attitude des élites pendant des siècles et jusque dans les années 1960 : un antisémitisme virulent, une discrimination raciale systématique dans le monde du travail ou dans les lieux de consommation, la hantise de la proximité résidentielle avec les Noirs, l’extrême violence des discours raciaux et des lynchages qui ont longtemps sévi dans le Sud, et enfin un contrôle strict de la reproduction sociale par les lignées familiales. Le rapprochement spatial dans les quartiers gentrifiés tranche avec la ségrégation stricte opposant les ghettos de centre-ville et les banlieues résidentielles, et le gay friendly qui prévaut vient à contre-courant de l’opprobre la plus virulente dont a fait l’objet l’homosexualité pendant des siècles.

Mais la tolérance n’est pas univoque, puisqu’elle implique une visibilité limitée et des interactions dans des lieux soigneusement contrôlés. Au sein de la frange « progressiste » des classes supérieures, on n’est jamais autant gay friendly qu’avec des homosexuels riches, éventuellement mariés, peut-être parents, et qui apparaissent, dans les parcs publics, avec ces nouveaux marqueurs sociaux que sont les animaux domestiques de luxe et la fréquentation des nouveaux commerces, spas ou boulangeries, qui leur sont destinés.

L’arrivée ininterrompue des classes moyennes supérieures dans les quartiers mixtes est l’héritière de cette histoire, que ce livre raconte à travers une enquête localisée à Boston. Pourquoi cette ville ? On y retrouve un certain nombre de phénomènes à l’origine de la gentrification. C’est une ville anciennement industrielle, touchée de plein fouet par la Grande Dépression, qui s’est reconstruite sur les secteurs compétitifs du tertiaire à partir des années 1960. Son centre-ville constitué de quartiers populaires a connu une des politiques de rénovation urbaine les plus brutales, permettant la requalification de quartiers comme le South End, objet de cette monographie. En dépit des différences entre l’histoire politique étasunienne et européenne, les mouvements contestataires des années 1960 et la revendication de « démocratie locale » ont, de chaque côté de l’Atlantique, débouché sur la création de nouveaux lieux de pouvoir dans le monde associatif, en dehors de l’organisation traditionnelle du champ politique.

L’homogénéité architecturale du South End tranche avec la diversité des formes urbaines d’autres quartiers gentrifiés, gommée par la figure homogénéisante du hipster. Tandis que les nouveaux Bostoniens « redécouvrent » la gloire de l’architecture victorienne du XIXème et voient, dans South End, un « quartier historique » et non plus un « ghetto », d’autres, ailleurs, vont mettre en avant la scène artiste locale et transformer les anciennes usines en lofts : cela a été le cas dans une partie plus réduite du South End. On observe donc à Boston une stratégie particulière de ré-ennoblissement du quartier. Il prend d’autres formes ailleurs aux Etats-Unis et en Europe, mais ce travail symbolique constitue toujours un élément essentiel de l’appropriation des quartiers gentrifiés, indissociable de la réhabilitation matérielle des habitations.

Dernière différence notable, le goût immodéré des gentrifieurs pour l’expresso, le cappucino et autres boissons sophistiquées aux Etats-Unis. Il est vrai que les pratiques alimentaires donnent lieu à des formes de distinction éminemment variables dans l’espace. Mais encore une fois, ce sont les significations sociales de ces opérations qui nous intéressent ici, ou, en d’autres termes, à travers le dégoût des nouveaux habitants du South End pour la soul food des Noirs et leur goût pour l’exotisme tempéré des restaurants qui ouvrent au fur et à mesure qu’ils s’installent, l’ouverture à une altérité soigneusement façonnée.

Le South End de Boston présente une dernière particularité. A l’instar d’autres quartiers dits « super gentrifiés » [2], les gentrifieurs y présentent un certain profil. Les classes moyennes supérieures y forment aujourd’hui un groupe dominant, non pas numériquement mais politiquement, socialement et symboliquement [3]. De ces nouveaux venus s’est dégagée au cours des décennies une élite particulièrement mobilisée, investie dans les associations locales, et porte-parole des ménages fortunés qui sont aujourd’hui les seuls à pouvoir y accéder à la propriété. Dans le South End, l’histoire est en quelque sorte terminée : ils ont gagné. Comment ont-ils fait ? Tout en décrivant une forme nouvelle de pouvoir sur l’espace, ce livre a pour objectif de livrer les secrets de cette victoire.

Ce pouvoir s’est construit sur quatre plans, qui forment les quatre chapitres principaux du livre : la politique, la morale, la culture et l’espace public. Après avoir exposé, dans le premier chapitre, les enjeux particuliers que pose l’enquête ethnographique chez des enquêtés des classes aisées, on montre comment une élite locale a pu émerger dans un quartier populaire étasunien : alors que les politiques municipales font place, à partir des années 1960, au « participatory planning » et que l’interventionnisme public se réduit drastiquement à partir des années 1980, des habitants ont su trouver les ressources pour investir la gestion des affaires locales. Mais prendre le pouvoir dans un quartier mixte n’est pas chose aisée. L’emprise progressive des résidents blancs les plus dotés n’a été possible qu’à la faveur d’alliances et de mésalliances, que met au jour l’enquête sociologique, et qui vont se traduire par le ralliement au mot d’ordre ambigu de la mixité sociale.

Comme l’explique le troisième chapitre consacré à la dimension matérielle et symbolique de ce pouvoir local, une autorité particulière s’est constituée, faite de posture morale et de progressisme politique, mais aussi d’un ethos de la non-conflictualité et du bon voisinage. Le quatrième chapitre revient ensuite sur la manière dont des résidents engagés dans la vie associative du quartier ont su transformer l’architecture du South End en patrimoine historique : pour ce faire, ils ont eu recours aux ressources les plus élitaires de la culture légitime pour valoriser ensuite, une fois écartée la menace d’une construction massive de logements sociaux, une image plus « artiste » ou « bohème ».

Le cinquième chapitre, centré sur les espaces publics, poursuit la description d’un pouvoir et d’un mode de vie étroitement liés au contrôle des lieux. La réorganisation de la scène des restaurants a réduit la visibilité de la sociabilité populaire, des Noirs et des Hispaniques ; elle a en même temps permis de se distinguer d’un snobisme qui se limiterait à la gastronomie française. Les jardins publics donnent à voir le type de rapports sociaux qui s’instaurent dans les quartiers mixtes : y sont soigneusement contrôlés les allées et venues des « indésirables », qu’il s’agit toutefois moins de chasser que d’assigner à des places subordonnées et d’éloigner des micro-espaces exclusifs où se mêlent gays et hétérosexuels de haut niveau socioéconomique.

Tout en décrivant dans le détail ces interactions singulières, les différents chapitres du livre montrent comment un groupe social se construit en même temps qu’émerge un nouveau quartier. Ce South End inventé par un groupe n’est pas seulement un espace perçu et fantasmé : c’est aussi celui que ce groupe est parvenu à faire advenir dans une réalité indissociablement matérielle et symbolique – un quartier de brownstones rénovés et de restaurants chics, celui des petites annonces immobilières et des conférences de la Société historique, un quartier à la fois « mixte » dans sa population et « victorien » dans son architecture, branché, gay friendly mais aussi dog friendly.

Le quartier des autres résidents n’a pas pour autant disparu, mais rendus quasi invisibles dans les espaces publics et n’adhérant pas forcément à ce gouvernement de la diversité, nombre d’entre eux, notamment noirs et hispaniques, ont été disqualifiés dans leurs revendications et ce qu’était pour eux le « vrai South End ».

P.-S.

Good Neighbors. Gentrifying Diversity in Boston’s South End est paru chez Verso en juin 2015.

Deux présentations publiques du livre auront lieu à Boston le 1er septembre et à New York le 3 septembre.

Photo de David Binder.

Notes

[1Douglas Massey and Nancy Denton, American Apartheid. Segregation and the Making of the Underclass, Cambridge, Harvard University Press, 1993. Loïc Wacquant, Urban outcasts : a comparative sociology of advanced marginality, Cambridge ; Malden, MA : Polity, 2008.

[2Loretta Lees, « Super-Gentrification. The Case of Brooklyn Heights, New York City », Urban Studies, vol. 40, n° 12, 2003, p. 2487-2509 ; Tim Butler et Loretta Lees, « Super-Gentrification in Barnsbury, London. Globalization and Gentrifying Global Elites at the Neighbourhood Level », Transactions of the Institute of British Geographers, vol. 31, n° 4, 2006, p. 467-487.

[3Cette élite locale est en effet minoritaire dans un quartier de 28 000 habitants qui comprend toujours 40 % de logements subventionnés et où, en 2000, quelques années avant le début de l’enquête, les Noirs forment 25 % de la population, les Hispaniques 16 % et les Asiatiques 11,5 %. Dans le South End, le revenu moyen du quartier est ainsi de 41 590 dollars, mais de 56 814 pour les Blancs, 15 878 pour les Noirs, 18 359 pour les Asiatiques, et 12 415 pour les Hispaniques en 2000. À noter que le recensement de 2000 distingue six catégories et que les Hispaniques sont comptabilisés à part. Toutes les données que l’on trouve dans la suite du livre proviennent, sauf mention contraire, du recensement ou de l’organisme paramunicipal, la Boston Redevelopment Authority.