Laurence Rossignol n’est pas contente. Quand on me l’a annoncé, j’ai d’abord cru naïvement qu’elle était peut-être devenue féministe, en un mois et demi, pourquoi pas, et que donc c’était à cause de l’intitulé ridicule et rétrograde de son ministère « des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes » qu’elle s’énervait.
Mais non, ce n’est pas cela qui la rend furax Laurence Rossignol. C’est la « mode islamique ». Alors, interloqué, je me suis réellement demandé : quelle mode ? La mode islamique, c’est-à-dire ? Est-ce la mode d’être musulman ? Ou la mode, dans le sens de mode vestimentaire... Mais du coup, oui, quelle mode ? Celle de tous les Musulmans ? Mais lesquels ? Les Marocains, les Indonésiens, les Turcs ? Et pourquoi cela intéresse-t-il la ministre ? Pourquoi les médias relaient-ils son avis sur ce sujet ? Puis j’ai compris : ce qui inquiète notre ministre des familles (et de l’enfance et des droits des femmes en France) ce sont les produits sortis récemment par certaines grandes marques qui visent un segment de consommation particulier, composé, vous l’aurez compris, de femmes musulmanes.
Oui, encore une fois, les femmes musulmanes. Ces « corps infirmes », pour reprendre le concept de Pierre Tevanian – « corps maintenu sous la tutelle d’un bienfaiteur et dont l’image est marquée essentiellement par le négatif, le manque, la carence (de ce corps il existe principalement deux paradigmes : d’une part la maladie, d’autre part l’immaturité ou l’enfance). »). Devenus même des « corps furieux » – corps construits et perçus comme « proliférants et menaçants ».
Et encore une fois des dirigeants politiques, délaissant les problèmes urgents qu’ils s’acharnent à ne pas vouloir régler, vont se mêler de ce qui ne les regarde pas, pour y imposer leur point de vue de vieux dominants nauséabonds à côté de la plaque. Laurence Rossignol appartient au gouvernement Valls – ce même Valls qui avait lancé sa carrière de militant fourestien en s’en prenant à un supermarché Franprix de la ville d’Evry dont il était maire, qu’il voulait forcer à vendre de l’alcool et de la viande de porc. Le propos était tout aussi incongru que celui de Laurence Rossignol aujourd’hui : on ne voyait pas du tout en quoi un maire pouvait se mêler de ce qu’une boutique avait décidé de vendre dans ses rayons, dès lors que lesdits produits n’étaient pas illégaux. C’était une des premières occurrences de cette confusion devenue classique chez les dirigeants français entre les différents sens du mot « public »...
Aujourd’hui, quoi qu’on pense de cette « mode » détestée de Laurence Rossignol, qu’on l’aime qu’on la déteste ou qu’on n’en pense rien du tout, notons qu’il est extrêmement bizarre qu’une ministre se mêle ainsi de ce secteur-là, des vêtements que des marques, des entreprises privées, décident de lancer, alors que tant d’autres produits à la nocivité directe avérée, non seulement n’inquiètent pas notre ministre, mais peuvent même être, pour la plupart, promus tranquillement, enrichissant ainsi de nombreuses très grosses entreprises – qu’au passage la politique économique du gouvernement favorise. Entre autres exemples : armes, alcool, tabac, sans parler de la junk food, de tous les aliments qui donnent du diabète ou du cholestérol, ou encore des téléphones et jeux vidéos dont des études montrent l’impact négatif sur les capacités scolaires des enfants...
Et même en ce qui concerne la mode, pourquoi madame Rossignol ne s’en prend-elle pas à d’autres modes vestimentaires, plus blanches et moins métèques, mais qui peuvent tout autant faire l’objet d’analyses critiques féministes – comme les talons aiguilles, le décolleté ou la minijupe (contre lesquels par ailleurs je n’ai rien, je le précise, pas plus et pas moins que contre les talons plats, les robes longues et les foulards) ?
En écoutant son affligeant galimatias on reconnaît en gros deux causes deux présupposés à l’origine de ? de sa haine :
1) Le voile en général est contre les femmes .
2) C’est le signe d’une adhésion politique ennemie de la République.
Réactivant le vieux cliché du « voile-étendard-du-fascisme », et se prenant pour le Professeur Xavier des X-men, le grand mutant expert télépathe, Laurence Rossignol sait que les femmes qui veulent s’acheter une robe longue couleur unie chez Mark & Spencer, au fond d’elles-mêmes, quoi qu’elles disent et quoi qu’elles fassent, sont en réalité « pour beaucoup d’entre elles des militantes de l’islam politique ». Devant malheureusement encore une fois user de l’analogie avec l’antisémitisme pour mettre en lumière l’islamophobie évidente de ces propos, et sa gravité, imaginez qu’on dise :
« Je crois que les porteurs de kippa sont pour beaucoup d’entre eux des militants sionistes qui n’aiment pas le système républicain. »
Ce serait antisémite, n’est-ce pas ? Et donc grave.
Puis survient la fameuse allusion aux « salafistes ». Pas pour critiquer la politique étrangère de la France alliée d’Etats ne respectant ni les Droits humains en général, ni bien sûr les droits de Femmes, mais là encore pour s’en prendre aux femmes musulmanes qui choisissent de porter un foulard. Ah, ces salafistes... On le sait, pour notre Premier Ministre, « les réseaux salafistes » sont les coupables des attentats qui nous ont touchés récemment. Donc, « logiquement » si je puis dire, tous les salafistes sont des terroristes en puissance. Et comme il suffit d’être clientes de certains rayons de Mark & Spencer pour être accusées de « salafisme », on voit en quoi les propos de Laurence Rossignol sont extrêmement graves.
Le lien est fait en plus haut lieu, Plantu lui a donné forme avec le talent qu’on lui connaît, et si l’on voulait inciter n’importe quel taré voulant sauver l’Occident menacé en éliminant quelques membres de « réseaux salafistes » plus ou moins complices des attentats, on ne s’y serait pas pris autrement : amis patriotes, vos ennemies seront au fond du deuximème étage, rayon « femme », de Zara, côté « mode islamique »... Et la ministre osait parler « d’irresponsabilité » !
La focalisation sur le caractère prétendument islamique de ces vêtements, explicitement visé par cette expression ridicule de « mode islamique », révèle encore une fois la synecdoque raciste : au-delà des habits qu’elles choisissent de porter c’est en réalité la présence même de ces femmes dans l’espace public qui pose problème, et qu’on voudrait faire disparaître. Après les avoir virées de l’école par une loi, nos dirigeants et leaders d’opinionévoquent régulièrement l’interdiction du foulard à l’université, sur les terrains de sport, dans l’entreprise, lors des des sorties scolaires... Et il s’agit maintenant de s’en prendre aux magasins qui leur vendent des habits !
Manuel Valls nous avait prévenus :
Il ne s’agit donc pas d’une question de laïcité comme on le prétend souvent, mais plutôt, prétendument, des droits des Femmes – dixit le chef d’un gouvernement où ces droits des Femmes vont avec l’enfance et la famille... Pour le bien de certaines femmes, au lieu de lutter contre les nombreuses discriminations et agressions qui les visent, interdisons-leur d’aller à l’école, de travailler, de s’acheter des habits !
Cette chasse est hissée au rang de « combat essentiel » de la République. Adieu la lutte contre la fraude fiscale, les inégalités économiques et sociales, les abus de la Finance... Adieu la lutte contre le racisme. Adieu la lutte contre le viol, le harcèlement sexuel, le partage inégal des tâches domestiques, l’inégalité salariale... Le combat essentiel de notre République sera encore, pour quelques années, le voile.
L’argument prétendument féministe pour s’en prendre au voile est aussi un très vieux cliché, employé sans frémir depuis très longtemps par des super sexistes. On se fout de notre gueule ainsi depuis très longtemps. Jadis on a colonisé aussi nos parents pour leur bien. Ce qui est nouveau est le relâchement dans la forme au niveau de l’Etat : quand Brice Hortefeux avait sorti qu’il y avait trop d’Arabes, il s’était vite rétracté en prétendant qu’il plaisantait au sujet des Auvergnats. Il avait bien prononcé l’horreur qui traduisait sa pensée mais, pour des raisons de « communication » comme on dit, il n’avait pas voulu l’assumer. L’euphémisation du racisme républicain telle que l’ont analysée notamment Sylvie Tissot et Pierre Tevanian ne semble plus nécessaire : la preuve de la « servitude volontaire » des femmes voilées ? « Il y avait aussi des nègres américains qui étaient pour l’esclavage ».
Oui : des « nègres ». Cette phrase contient tellement de violence qu’il serait fastidieux de tout relever. Elle n’est pas d’un-e poète de la négritude travaillant à revaloriser ce qui a longtemps été dévalorisé par l’Histoire coloniale... C’est le propos d’une femme blanche qui dirige, qui a la parole, qui domine. Dans la bouche de cette dame le mot nègre est évidemment un mot d’un racisme insupportable. On l’a peu relevé, mais avant de dire « nègres américains », elle a hésité, a commencé à dire « afr... », révélant peut-être ainsi que pour elle, tout le commerce triangulaire était aussi souhaité, soutenu par des Africains complices.
Le mot n’a même pas surpris le présentateur, qui n’a demandé aucun éclaircissement sur cet écart d’un autre âge – du moins c’est ce qu’on nous apprend à l’école. Seuls les réseaux sociaux honnis de nos dominants ont relayé l’information, en proposant d’emblée les nombreuses analyses et réactions que n’importe quel humaniste digne de ce nom attendait. Signe que les dirigeants politiques et les médias sont dangereusement éloignés des préoccupations de la population, et presque complètement imperméables aux progrès majeurs d’un point de vue civilisationnel qui sont réalisés loin des ministères et des plateaux de télé. Dans l’établissement scolaire de Seine Saint Denis dans lequel je travaille, un de ces établissements méprisés par nos dominants, il est interdit d’employer de tels mots : un élève qui le ferait serait immédiatement puni, ce manquement inacceptable révélant une perversité inquiétante ou une ignorance appelant une remise à niveau urgente. S’il s’agissait d’un professeur, il serait convoqué et sanctionné par sa hiérarchie. La hiérarchie des ministres c’est qui ? Le peuple, non ?