Ces trois univers devraient pourtant se distinguer les uns des autres sur au moins deux niveaux : le temps et la rationalité. Or, ils se confondent étonnamment et dangereusement : enfermés dans le présentisme, c’est-à-dire dans un présent sans passé ni avenir, ils réagissent et pensent trop vite en pointant l’immédiatement saisissable du phénomène avec la ferme intention de l’éradiquer.
Mais éradiquer quoi au juste ? De quoi parlons-nous exactement lorsque nous parlons de radicalisation ? En fait, la radicalisation n’est pas une notion clairement définie, non qu’elle manque de définition, au contraire, son problème viendrait plutôt de la variété et surtout de la plasticité de ses définitions. Elle est, pour le dire de manière imagée, une notion molle dont on comprend déjà qu’elle peut prendre différentes formes selon les forces en présence. Une fois encore, que le sens commun s’accommode de cette mollesse pour lui donner une forme (com)préhensible n’étonne pas. De même, que le monde politique se réjouisse de cette mollesse pour façonner l’objet radicalisation selon certaines conceptions de l’ordre et de l’Autre qu’il veut imposer, est désespérant mais n’étonne pas non plus.
En revanche, ce qui est plus déconcertant est l’absence de trouble profond du monde scientifique face à cette mollesse, c’est-à-dire face à ce défaut flagrant d’objectivation de l’objet. Pire encore, à côté des discours politiques et communs sur les actes, les trajectoires, les personnalités de radicalisés et leur mode de recrutement, émergent des travaux de recherche sur ces mêmes thèmes. Tantôt modélisant des processus de radicalisation à partir du prisme médiatico-politique qui discute le phénomène, tantôt recueillant des points de vue d’individus impliqués (condamnés pour faits de terrorisme, repentis, professionnels chargés des contrôles et de la surveillance, etc.), ces travaux portent deux coups à l’analyse : ils entérinent la notion de radicalisation et, faisant souvent pléonasme avec le réel, ils la dépolitisent. Autrement dit, en faisant fonctionner la notion sans interroger les façons de la penser, sans la problématiser, ils nient, et de fait ratifient, le cadre idéologique et politique dans lequel elle s’inscrit.
Paradoxalement ces travaux partent du constat théorique de l’absence de définition claire de la radicalisation mais ils scotomisent ce point fondamental pour venir travailler sur des « radicalisés », sur des parcours de radicalisés, sur des processus de radicalisation ou même des « causes ». Cette scotomisation fonctionne comme un tour de magie assez performant puisqu’il finit par produire une définition a posteriori de la radicalisation et des radicalisés qui, en réalité, s’appuie sur des présupposés qui ont été ignorés en tant que tels. Empêchant ainsi de voir la part d’arbitraire voire d’idéologie en jeu, les connaissances produites se présentent comme si elles rendaient compte d’un phénomène qui existe en lui-même alors qu’elles le façonnent pour correspondre à leurs « visions du monde » [1].
Typiquement, une définition largement partagée consiste à présenter la radicalisation comme : « Un processus par lequel un individu ou un groupe adopte une forme violente d’action, directement liée à une idéologie extrémiste à contenu politique, social ou religieux qui conteste l’ordre établi sur le plan politique, social ou culturel » [2] .
Cette définition est très intéressante parce que, en première instance, elle semble nette et recouvrir ce que nous entendons par radicalisation. C’est là d’ailleurs son tour de force, « correspondre à ce que nous entendons » sauf qu’il suffit de se pencher avec attention sur les formules pour en saisir la polysémie : « forme violente d’action », « idéologie extrémiste », « contenu social » ou encore « contestation de l’ordre établi », etc. Ces formulations, qui font spontanément sens, sont finalement trop lâches pour circonscrire réellement un phénomène et sont suffisamment lâches pour contenir, à souhait, toutes les « visions du monde ».
Ce n’est même qu’à la condition de mobiliser ses « visions » – c’est-à-dire de faire jouer ses propres représentations – que le chercheur peut embrayer sur une analyse des trajectoires, parcours et autres profils, personnalités de radicalisés ou même causes de radicalisation, sans quoi il serait impuissant à sélectionner un échantillon. Au fond, dans ce type de démarche, tout se passe comme si le chercheur faisait semblant de constater la réalité de phénomènes, catégories et profils qu’il a pourtant contribué à élaborer et qui finissent par dessiner et définir les critères de la radicalisation et du radicalisé.
Avec ce type de démarche, on a donc toujours raison… mais ce manquement aux schèmes scientifiques conduit – ou risque de conduire – de facto au profil de radicalisés auquel on croit ou que l’on redoute, ce qui revient au même.
C’est d’ailleurs sans surprise ce qui se passe dans les programmes de contre-radicalisation et de déradicalisation recensés notamment par la Commission européenne. En effet, ces programmes s’organisent comme un dispositif de surveillance avec une extension très marquée en direction des communautés et des familles musulmanes, comme typiquement avec le programme PREVENT au Royaume-Uni [3].
Pour le dire rapidement, les programmes entendent impliquer des « communautés » en formant des membres actifs au sein d’un partenariat local avec la police. Il est question ici d’un inter-contrôle, c’est-à-dire que les individus se voient attribués une fonction de surveillance, et ce, au sein de leur propre groupe.
Un groupe plus spécifiquement est tenu de s’inter-contrôler : la communauté musulmane. C’est cette même cible qui est visée par les dispositions d’aide et de sensibilisation portées par ces programmes mais avec une visée de responsabilisation et d’éducation. Il est question « d’aider les parents musulmans à éduquer les enfants au sein d’une société occidentale ; de créer un système d’alerte au sein des familles pour permettre une prise en charge rapide des individus vulnérables dès les premiers signes de radicalisation ; de responsabiliser et impliquer davantage les femmes pour rendre les discours extrémistes moins attrayants » [4].
Ainsi les musulmans sont doublement constitués par ces programmes en responsables : en ce qu’ils sont perçus comme formant le vivier de radicalisés et en ce qu’on leur attribue un devoir moral envers toute la société.
Dangereusement, et face à l’ampleur des catastrophes de 2015/2016, une tendance commune aux mondes politique et scientifique émerge : détourner le regard – et donc les analyses – des causes politiques et sociales du phénomène. Tout se passe comme si le monde n’avait pas d’Histoire et la géopolitique pas d’effet. Pourtant Foucault, en 1979, dans un article pour le quotidien italien Il Corriere della sera [5], non seulement analysait déjà le mouvement « islamique » comme une conséquence de la géopolitique mais il anticipait aussi sur une montée puissante et virulente de ce mouvement.
Aujourd’hui, les origines des attentats sont aussi – pas seulement mais aussi – à chercher du côté de la politique étrangère de l’Europe et de la France menées ces quarante dernières années au Proche-Orient ou au Sahel. Il n’est pas raisonnable d’envisager les évènements internes comme si nous étions situés hors du monde ou comme si nos actions n’avaient que des effets centrifuges. De même, il n’est pas sérieux de dénier les conditions sociales d’existence des auteurs d’attentats (marquées notamment par la précarité, les relégations urbaine et scolaire, le chômage, le racisme, etc.). On s’aperçoit que le fonctionnement du capitalisme en général et la manière de gouverner un monde postcolonial ne sont pas sans effets sur la fabrication d’individus « dangereux ». Nous aurions véritablement affaire, pour ces terroristes, à une intrication complexe de facteurs de domination non réductibles à la seule question économique (par exemple, l’explication mono causale par le chômage) et produisant des misères de position, c’est-à-dire des souffrances liées à la place sociale dévaluée de l’individu
Pourtant, l’imbrication des dimensions internationale, politique et sociale du phénomène (et ce qu’elle produit) est occultée au profit des préconisations formulées par des « experts » [6] qui alimentent les politiques publiques de surveillance et de contrôle. En France nous pouvons citer à titre d’exemple l’instauration de « réseaux d’alerte » dans les établissements de l’Éducation nationale ou de la Jeunesse et des Sports, qui sont concrètement des dispositifs de surveillance où chacun doit scruter l’Autre et rendre compte des comportements « qui commencent à dériver et à se radicaliser ».
Pour la prison, nous pouvons, comme le fait Pierrette Poncela [7], observer l’évolution de la législation et des peines à l’endroit des personnes condamnées pour des infractions de terrorisme, et voir qu’on organise méthodiquement les conditions nécessaires à leur lente élimination (aggravation des peines encourues pour les auteurs d’infractions de terrorisme, exclusion du bénéfice de plusieurs mesures d’application des peines, allongement et procédure alourdie concernant la période de sûreté).
De manière générale, les pratiques ségrégatives qui s’appliquent depuis des années à l’encontre des français dits d’origine maghrébine pour lesquels s’exerce un « deux poids deux mesures » en matière éducative et pénale notamment – n’ont pas rien à voir avec les drames de l’actualité. Sous la figure du musulman que l’on épingle régulièrement au rythme de faits divers promus en « sujet de société » (comme durant l’été 2016 avec le « burkini »), ce sont en réalité « les Arabes » que l’on désigne comme les responsables de nos maux, permettant à bon compte de masquer la crise politique profonde que nous traversons.
La mise au ban de ces individus remplit une fonction politique : elle permet à la classe dominante de fuir toute responsabilité dans la production et le maintien des inégalités sociales, en dressant notamment les classes populaires et la petite bourgeoisie précarisée les unes contre les autres selon un mécanisme bien connu qui consiste à diviser pour mieux régner. L’exercice de ce pouvoir est assumé par une large partie de la classe médiatico-politique. Il suffit pour s’en convaincre de lire certaines « Unes » (sans conteste Valeurs actuelles mais aussi Le Point, Le Figaro ou encore L’Express), ou bien d’écouter les experts en sécurité des plateaux télévisés pour comprendre comment ceux-ci tiennent leur rôle de gardiens de l’ordre économique, politique et social.
Par exemple, la diffusion médiatique permanente de l’équation banlieue = immigration = délinquance constitue une illustration parfaite. Dans ces conditions, on ne voit pas tellement bien comment les choses pourraient changer. Au contraire. La figure de l’Arabe étant désormais constituée en figure de l’ennemi, il est certain que le traitement social de la radicalisation/déradicalisation flirtera sans cesse avec les paroles et les pratiques stigmatisantes et excluantes.
Bien évidemment, la suppression dans les discours et dispositifs des termes de « radicalisation/déradicalisation » ne ferait pas disparaître le problème, mais il est certain que leur maintien – et surtout les analyses scientifiques ou des experts qui s’en réclament – nous laissera dans l’impasse. Toutefois, la logique de développement de l’ordre sécuritaire que nous vivons actuellement n’est pas sans susciter des intérêts de types idéologico-politiques et économiques. À la fabrication de formes toujours plus sophistiquées d’autocontrôle (notamment au travers des « réseaux d’alerte » et des programmes de contre-radicalisation) s’ajoute un business florissant autour des technologies de surveillance, de contrôle et de sécurité. Par exemple, des plans de rénovation urbaine jusqu’aux recompositions complexes des dispositifs pénitentiaires (en terme de renseignement entre autres), c’est tout un marché de l’immobilier et de la sécurisation qui se nourrit des structures inégalitaires du monde social et de ce qu’elles peuvent produire de pire, comme avec les attentats.
Ainsi, les travaux scientifiques qui cherchent à décrire la « radicalisation » au plus près (que ce soit du point de vue des « processus de la radicalisation » ou bien à partir de « la parole des acteurs dans leur diversité ») sont à questionner. Pour ne pas se laisser aveugler par la notion de radicalisation et la considérer comme une catégorie par nature, nous plaidons, si tant est que cela soit possible, pour des travaux qui feront le choix théorique d’interroger les dispositifs et les pratiques de prises en charge du phénomène (autrement dit tous ces rapports d’encadrement et de surveillance) et doteront les recherches d’instruments d’analyse pour éclairer les rationalités politiques à l’œuvre au sein même de ce que nous vivons.