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Rap et mouvements sociaux : socio-histoire d’une rencontre

Extrait du livre 40 ans de musiques hip hop en France

par Alice Aterianus-Owanga, Marie Sonnette-Manouguian
1er décembre 2022

Un jour, un livre : pendant toute la durée du mois de décembre, nous vous proposerons chaque jour la présentation et / ou un extrait d’un livre paru cette année, à offrir, s’offrir ou se faire offrir à l’occasion des fêtes de la Saint Nicolas, de Hanoukkah, de Noël, de la Saint Sylvestre, du Noël orthodoxe, du Noël arménien ou à toute autre occasion. Nous ouvrons la liste de Noël avec le recueil 40 ans de musiques hip-hop en France, coordonné par Karim Hammou et Marie Sonnette-Manouguian, avec le concours d’Alice Aterianus-Owanga, Stefano Barone, Vincent Becquet, Emmanuelle Carinos Vasquez, Maxence Déon, Florence Eloy, Séverin Guillard, Marine Kneubühler, Tomas Legon et Stéphanie Molinero. Cet ouvrage propose, sous une forme aussi précise et concise que rigoureuse, un état des savoirs sans précédent, mêlant des résultats d’enquêtes inédites et une brillante synthèse des travaux existants en sciences sociales, sur la production comme sur la consommation du rap (autrement dit sur les artistes et les publics), en croisant toujours les déterminants d’âge, de classe, de race et de genre. De ce livre remarquable nous proposons, en guise de présentation et d’invitation à lire l’ensemble, un extrait (le chapitre 5) consacré aux relations qui se sont tissées, au fil des années, entre le monde du rap et celui des mouvements sociaux.

L’histoire de l’engagement des artistes en politique, notamment des musiciens populaires, est longue [1]. Afin d’interroger la singularité des modes d’action déployés dans le sillage des pratiques artistiques liées au rap, nous proposons de mettre en regard différentes scènes rap : nous nous arrêterons sur des exemples tirés d’une part du terrain français, où depuis les années 1990 de nombreux rappeurs apportent un renfort visible aux mouvements des quartiers populaires et de solidarité internationale, et d’autre part de différents États africains, comme le Sénégal et le Burkina Faso, où la participation des artistes de rap au sein de mouvements sociaux a constitué un levier dans les mobilisations pour l’alternance politique, respectivement en 2012 et 2014.

Les lignes qui suivent éclairent donc la manière dont la rencontre entre hip-hop et mouvements sociaux survient en différents endroits et apporte des clés d’explication au succès de cette implication sociale et politique des artistes de rap. La première partie examine les conditions et les modalités de cette rencontre. La seconde partie interroge les répertoires et les modes d’action que les rappeurs mobilisent à travers leur statut d’artiste et la pratique du rap.

Hip-hop et mouvements sociaux : conditions historiques et modalités d’une rencontre

L’intervention des artistes de hip-hop au sein des mouvements sociaux est le produit de conditions historiques particulières. Ces dernières ont déterminé les causes et les structures politiques et associatives qui ont attiré les artistes, ainsi que les modalités d’action possibles pour eux, qui doivent parfois négocier avec les règles de leur monde professionnel de l’art.

En France, après une décennie de calme social et syndical, le début des années 1990 marque une « reprise de la conflictualité » [2] qui voit la naissance de mouvements associatifs disparates, puis une première mobilisation sociale d’ampleur en 1995 contre le plan Juppé de réforme de l’assurance maladie et des retraites. Cette période annonce une multiplication de luttes syndicales, puis politiques (contre le Front national en 2002, contre la guerre en Irak en 2003). Des mobilisations transnationales voient le jour dans les années 2000 et se coordonnent contre les sommets de l’omc, de l’Otan ou du G8, puis s’organisent au sein du Forum social mondial et du Forum social européen. La massivité et la prolifération des mouvements sociaux et politiques forment ainsi deux des principales caractéristiques des années 2000.

Cependant, les thématiques politiques ayant trait aux conditions de vie dans les quartiers populaires et aux discriminations produites par la situation postcoloniale [3] sont peu visibles au sein de ces mobilisations en France. La gauche française traditionnelle consomme son « divorce politique » [4] avec cette partie des classes populaires issue de l’immigration postcoloniale [5], et les semaines dites des « émeutes en banlieue » de la fin de l’année 2005 semblent à la fois une illustration et une conséquence de cette rupture [6].

Ainsi, les collaborations entre artistes de rap et mouvements associatifs des quartiers populaires apparaissent comme un moyen de pallier le manque de visibilité de ces thématiques dans l’espace public. Une des expériences les plus emblématiques de collaboration entre des rappeurs et un mouvement associatif de quartier populaire est celle qui se noue entre le groupe Assassin et le Mouvement de l’immigration et des banlieues (mib) dans les années 1990. Les membres d’Assassin Productions (la structure de production derrière le groupe de musique) sont connus pour la création d’œuvres inspirées par le marxisme et sont engagés dans les manifestations du début des années 1990 (contre le contrat d’insertion professionnelle, contre la peine de mort aux États-Unis, contre le fascisme, etc.). Chaque concert de leurs tournées est l’occasion de rencontrer différents militants locaux impliqués dans les luttes contre les violences policières et contre les lois Sarkozy sur l’immigration [7]. En 1995, lors de la création du mib, qui organise en réseau ces militants locaux répartis en France, Assassin Productions et notamment son manager Maître Madj s’investissent dans ses actions. Ils participent aux rassemblements de soutien devant des prisons ou des tribunaux et aux réunions publiques. Puis ils investissent leurs compétences techniques et artistiques dans l’organisation de deux concerts de soutien (« Justice en banlieue » à La Cigale à Paris en 1997 et 1998) et dans la production du disque « 11’30 contre les lois racistes » [8] en 1997 grâce à la mobilisation de leur réseau d’artistes [9]. En s’opposant aux lois Pasqua et Debré visant à durcir les conditions de séjour des étrangers en France, les rappeurs, associés au réalisateur Jean-François Richet, cherchent à se distinguer de l’appel de cinéastes [10], pas assez radical selon eux. Si la mobilisation ne réussit pas à empêcher le vote de ces lois et leur application, le travail autour de ce disque marque une collaboration rare entre des rappeurs issus de réseaux différents de la scène rap. Le succès commercial du projet, qui enregistre plus de 600 000 francs de bénéfices, permet de financer les actions du mib sur la période [11].

Sur le continent africain, les rappeurs contribuent aussi à différents mouvements protestataires, particulièrement depuis 2010, avec les cas emblématiques des mobilisations survenues au Burkina Faso et au Sénégal. Ces mobilisations font en partie écho à un contexte général d’embrasement politique survenu sur le continent, notamment à la révolution tunisienne de 2010-2011, dont l’hymne est l’œuvre du rappeur El General. Mais elles répondent avant tout à des contextes nationaux bien spécifiques, ceux des crises sociales, politiques et économiques faisant suite aux transitions démocratiques des années 1990 dans ces deux États. Bien que ces crises frappent l’ensemble de la population, le chômage, la précarisation des conditions de vie et la faillite des institutions publiques touche plus sévèrement la jeunesse, qui s’empare de nouveaux outils d’expression mis à disposition par les flux médiatiques globaux pour exprimer son désir de rupture avec les ordres anciens.

Cette dimension générationnelle est particulièrement exacerbée dans le cas du mouvement sénégalais « Y’en a marre » (yem) [12]. Les artistes de rap sont en première ligne de ce mouvement [13], qui naît d’abord d’une vague de protestations contre un projet de loi visant à modifier le mode de scrutin de l’élection présidentielle sénégalaise de 2012 et qui aurait permis au président sortant Abdoulaye Wade de briguer un troisième mandat. Mais il se nourrit aussi, plus globalement, de l’exaspération causée par les coupures d’électricité, la hausse du coût de la vie et le chômage de masse. yem est créé en 2011 autour d’un groupe de rap connu depuis les années 2000 pour sa verve critique, Keur Gui, et d’un journaliste, Fadel Barro, qui ne tardent pas à être rejoints par une série d’autres artistes. Ses objectifs sont d’inciter les jeunes à se munir de leur carte électorale pour faire valoir leurs droits démocratiques et, au-delà, de promouvoir un autre type de citoyenneté responsable en appelant à l’émergence du « nouveau type de Sénégalais » (nts). Pour les membres de yem, le nts se caractériserait par son rejet de la corruption et sa participation active à la refondation de la société [14].

Tout en répondant à une situation sociale particulière née de la gouvernance d’Abdoulaye Wade, ce mouvement de protestation s’inscrit dans une plus longue généalogie de renversements des rapports au pouvoir et à l’autorité (religieuse, politique et générationnelle) par des artistes de rap. Le rap apparaît au Sénégal au début des années 1990, durant la période des grandes grèves étudiantes, porté principalement par des jeunes des classes moyennes [15]. À partir du milieu des années 1990, il devient un relais majeur du slogan « bul faale » (littéralement : « Ne t’en fais pas »), clamé par des rappeurs du groupe Positive Black Soul, qui veulent rompre avec le fatalisme des générations précédentes. Ils affirment un ethos marqué par une nouvelle forme d’individuation et de réussite [16], en appelant à une émancipation vis-à-vis des carcans des confréries religieuses, des hiérarchies générationnelles ou des modalités conventionnelles d’adhésion politique. Quoique gardant ses distances avec l’engagement partisan, ce mouvement Bul faale contribue fortement, par ses appels à une réforme de la société, à l’élan vers l’alternance qui amène Abdoulaye Wade au pouvoir en 2000. Quelques années plus tard, après avoir déçu les attentes de la jeunesse et de la population sénégalaise, ce même président est chassé du pouvoir par l’essor d’un autre mouvement social porté par des rappeurs : yem. Les rappeurs de yem prolongent donc certaines tendances critiques et de contre-pouvoir ébauchées par leurs prédécesseurs du Bul faale. Ils franchissent en 2011 un nouveau pas dans l’action politique lorsqu’ils décident de s’organiser pour inciter les gens à se mobiliser, dans les urnes, contre Abdoulaye Wade, se positionnant comme les figures de proue des manifestations que répriment les autorités.

Si l’histoire politique diffère beaucoup au Burkina Faso, des parallèles peuvent être établis avec le cas sénégalais concernant l’implication des rappeurs dans un mouvement social [17]. Dans le contexte burkinabé, les luttes portent également sur la modification de la Constitution et la volonté de maintien au pouvoir du président en poste, Blaise Compaoré, et elles répondent à une même situation de crise pour la jeunesse. En 2011, le rappeur Smockey et le chanteur de reggae SamsK Le Jah décident, suite à leur participation à une manifestation sous le slogan « Blaise dégage », de mettre en place une structure permettant « de participer activement à la conquête des libertés démocratiques et au contrôle citoyen des politiques publiques ». Après une phase de maturation, ils créent en 2013 « Le Balai citoyen », un mouvement associatif visant à « nettoyer la mal-gouvernance démocratique, économique et financière et assainir pacifiquement » le Burkina Faso. Ce nettoyage commence par une injonction à un « coup de balai » contre le président, en poste depuis vingt-sept ans, Blaise Compaoré. Au-delà, Le Balai citoyen appelle aussi les Burkinabés à une nouvelle participation citoyenne, par des marches, des sit-in, des concerts pédagogiques, des rencontres de sensibilisation avec la population. Des clubs de « citoyens balayeurs », dits « cibal », sont créés sur tout le territoire, selon une organisation pyramidale du mouvement, qui intègre de petits clubs locaux à l’intérieur de coordinations régionales et d’une assemblée nationale. Le 28 octobre 2014, jour où le projet de modification de la Constitution doit être voté, Le Balai citoyen et d’autres mouvements lancent un appel à une prise d’assaut populaire de l’Assemblée nationale. La mobilisation prend une ampleur inattendue et conduit à l’abandon du projet de loi, puis à la démission de Blaise Compaoré.

Ici aussi, la mobilisation révolutionnaire à laquelle participe Le Balai citoyen répond à des configurations conjoncturelles tout en se nourrissant d’une plus ancienne histoire politique locale, celle des premières révolutions de 1966 et 1983. Si les différents acteurs de la révolution de 2014 ont des vues divergentes sur ces étapes de l’histoire nationale, l’épisode révolutionnaire constitue l’une des références qu’ils partagent et une source d’inspiration commune. Les acteurs du Balai citoyen reconnaissent plus particulièrement l’héritage du capitaine Thomas Sankara, figure du panafricanisme anti-impérialiste, qui a pris le pouvoir après la révolution de 1983 et qui demeure très populaire chez les jeunes [18]. En s’appuyant sur cette histoire révolutionnaire et en s’inspirant des échanges qu’ils entretiennent avec d’autres mouvements citoyens, comme yem, les membres du Balai citoyen parviennent à mettre en place une organisation associative et une structure de communication qui contribuent à la conglomération momentanée de « l’hétérogénéité des colères » [19] et à l’imprévisible succès de ce mouvement de renversement du pouvoir.

L’implication des rappeurs au sein de mouvements de protestation politique naît ainsi de configurations historiques particulières. En France, elles sont déterminées par la situation post coloniale et la persistance des discriminations raciales à l’égard des descendants de l’immigration. Les artistes de rap prennent donc une place notable dans le processus de réappropriation d’une parole politique [20]. Au Sénégal et au Burkina Faso, les mobilisations des artistes de rap prennent place au cours de la période suivant l’échec des transitions démocratiques et la crise qui touche les jeunes avec acuité. La place majeure que les rappeurs africains prennent au sein de ces mouvements répond à un processus de montée en puissance de ces nouvelles figures de la réussite devenues une forme de contre-pouvoir dans le paysage politique local.

Le rôle des tissus associatifs locaux

Les artistes de rap doivent le succès de leur implication dans des mobilisations aux collaborations qu’ils tissent avec d’autres acteurs des mouvements sociaux. En France, les rappeurs en exercice dans les années 2000 se rapprochent d’organisations préoccupées par la situation de l’immigration postcoloniale. Les thèmes vont de l’antiracisme aux conditions de vie dans les quartiers populaires en passant par l’anti-guerre (contre l’intervention états-unienne en Irak ou l’occupation israélienne en Palestine) [21]. Dans un contexte de défiance mutuelle entre la gauche traditionnelle, socialiste et communiste, et les populations directement concernées par ces discriminations, les liens se tissent plutôt avec des structures jeunes qui cherchent à renouveler la participation politique des minorités racialisées (voir introduction) en les organisant directement et en favorisant l’autonomie de leur parole et de leurs actions. Parmi elles, le Mouvement des indigènes de la République (mir), le Forum social des quartiers populaires (fsqp), Génération Palestine (GP) ou encore les comités « Vérité et Justice » s’appuient sur les œuvres et la notoriété des rappeurs pour lancer des événements d’envergure, comme le meeting/concert à l’occasion des vingt-cinq ans de la marche pour l’égalité et contre le racisme en 2008 à Paris, avec les rappeurs Saïdou et Médine pour le mir, ou la production du disque de rap Nos voix pour la Palestine [22], avec notamment Youssoupha pour GP [23]. Les contacts des artistes de rap les plus connus et/ou les plus prompts à répondre favorablement aux sollicitations se passent de la main à la main entre les militants : ces artistes se retrouvent donc au cœur de plusieurs mobilisations.

Dans d’autres contextes, ce maillage relationnel au sein duquel se déploient les répertoires d’action des rappeurs s’appuie davantage sur des acteurs de la société civile, dont des journalistes ou des membres d’ong. Au Sénégal, yem naît d’interactions réussies entre des acteurs du monde de la musique et une figure des médias, qui met ses ressources communicationnelles à disposition pour diffuser à grande échelle les communiqués du mouvement [24]. Le succès du mouvement est aussi lié à son inclusion au sein du M23 (Mouvement du 23 juin), une coalition de partis politiques et d’organisations de la société civile qui se crée en juin 2011 contre un potentiel troisième mandat du président Wade. Au Burkina Faso, les artistes piliers du Balai citoyen vont eux aussi associer leurs forces aux compétences d’autres acteurs de la société civile, en sollicitant par exemple l’avocat Guy Hervé Kam comme porte-parole. L’action du Balai citoyen s’intègre à un vaste mouvement local d’associations et de syndicats mus par des motifs hétérogènes, mais participant tous à l’insurrection populaire et à la chute de Blaise Compaoré [25]. Le mouvement est aussi fortement nourri par les appels lancés par des partis de l’opposition, et le tissu hétérogène autour duquel s’agrègent ces luttes mêle des composantes associatives à des mouvances plus politisées.

Ainsi, bien que les rappeurs soient aujourd’hui souvent placés sous les projecteurs médiatiques, la réussite des mouvements auxquels ils participent repose sur un tissu associatif et sur la coordination (souvent temporaire) de leurs revendications avec celles des organisations de la société civile ou de forces militantes plus traditionnelles.

Pratiques d’engagement politique : des modalités diverses

Les rappeurs ne privilégient pas tous les mêmes modalités d’action politique. Comme cela a déjà été observé pour d’autres catégories d’artistes [26], la position professionnelle qu’ils occupent sur une échelle de légitimité (d’artiste marginal à artiste consacré) influe sur leurs possibilités d’engagement politique. Plus un artiste dépend des structures de son monde professionnel pour travailler, plus les risques sont grands pour lui de s’en faire exclure. Cependant, c’est aussi du côté de la socialisation politique des artistes et de leur disposition au militantisme qu’il faut regarder afin de comprendre leurs modes d’engagement [27]. On peut de ce point de vue distinguer deux profils types de rappeurs engagés.

Le premier profil est celui d’artistes dont l’engagement politique précède la carrière artistique, qui choisissent de rester en marge de leur monde professionnel afin de consacrer une part significative de leur temps à des projets en lien avec des causes politiques. Ils déploient une conception du rap engagé comme un outil d’étayage des mouvements sociaux, qui se construit en amont des luttes, solidement réfléchi avec les acteurs de terrain. C’est le cas de Smockey, figure de proue du Balai citoyen, dont l’engagement protestataire et l’action politique tirent leurs origines de son histoire familiale, de ses voyages et de sa connaissance de l’histoire de l’Afrique et du Burkina Faso ; il est investi de longue date dans la défense des droits et la protestation contre le système de gouvernance local, et ce au-delà de ses activités de rappeur [28]. En France, c’est le cas de Madj, d’Assassin Productions, qui réinvestit les compétences, les réseaux et les connaissances de son passé militant trotskiste dans le management du groupe pour en faire l’un des acteurs incontournables du paysage politique contestataire des années 1990 sur les questions sociales, antifascistes et des violences policières.

L’autre profil type de rappeur engagé concerne des artistes consacrés dont la position fournit un poids non négligeable à leurs prises de position publiques et qui développent alors un rôle de porte-parole des causes qu’ils soutiennent tout en ne se liant pas organiquement avec les acteurs associatifs et politiques des mouvements : ils estiment pouvoir fédérer des revendications sans passer par les structures traditionnelles du mouvement social. En France, les rappeurs qui occupent le devant de la scène de « rap conscient » en sont des exemples connus, tels Kery James, Youssoupha ou encore Médine. Au Sénégal, le célèbre Didier Awadi s’est longtemps tenu en dehors des réunions de yem tout en soutenant cette mobilisation et en produisant plusieurs morceaux appelant à l’alternance, dont un qui est devenu l’un des hymnes du M23.

Les rappeurs peuvent alors faire preuve de différentes pratiques d’engagement politique. Premièrement, ils peuvent s’engager en investissant les ressources liées à leur profession. Grâce à leurs compétences artistiques, ils fournissent un renfort matériel aux acteurs des causes qu’ils appuient en participant à un concert de soutien, en récoltant des fonds grâce à la vente d’un disque spécifique ou en produisant des morceaux qui sensibilisent les publics à telle ou telle cause. Deuxièmement, ils peuvent s’engager en tirant profit des bénéfices liés à leur notoriété : en signant une pétition ou en faisant part de leur présence lors d’un événement politique, ils apportent un rayonnement public à la mobilisation soutenue. Troisièmement, ils peuvent également s’engager en tant qu’« individus ordinaires », en se rendant anonymement à un événement politique (manifestation, assemblée générale, réunion publique, etc.) ou en militant au sein d’un mouvement, d’une organisation ou d’un syndicat (en tant qu’adhérents ou en tant que compagnons de route assidus) [29].

En France, une mobilisation a particulièrement impliqué des artistes de rap ces dernières années : celle qui s’est organisée autour de la famille d’Adama Traoré après sa mort à la gendarmerie de Persan (95) en 2016. L’affaire judiciaire est toujours en cours en janvier 2022, et [plusieurs contre-expertises médicales financées par les proches–> https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/02/08/mort-d-adamatraore-un-coup-de-chaleur-aggrave-par-des-man-uvres-de-contrainte-des-gendarmes_6069236_3224.html] réfutent l’hypothèse, présentée par l’instruction, d’une mort liée à sa condition physique et concluent à une mort par asphyxie due au plaquage ventral opéré par trois gendarmes. Cette affaire devient rapidement, pour beaucoup, un symbole des violences policières dans les quartiers populaires et de leur traitement judiciaire et politique (impossibilité d’accéder aux preuves et aux raisons du décès, manifestations réprimées, famille de la victime criminalisée, etc.). Les soutiens s’organisent autour de manifestations, d’événements publics et de publications, au sein desquels les artistes de rap prennent une place visible et médiatisée. Ici, le degré de notoriété et d’implication politique des artistes en jeu mène à des actions différentes, diversement liées au collectif Justice pour Adama. De manière autonome, le rappeur Black M fait écho à la cause dans son clip « Je suis chez moi » [30] en arborant un tee-shirt sur lequel est écrit « Justice pour Adama – Sans justice vous n’aurez jamais la paix ». La diffusion seule de l’œuvre permet une large audience à la cause (le clip comptabilise 80 millions de vues sur YouTube moins de deux ans après sa sortie le 22 août 2016). Le rappeur explique sa position vis-à-vis du collectif :

« Comme j’ai été énormément touché [par la tristesse de la maman d’Adama Traoré], en dehors de leur truc de politique, j’ai décidé de porter le tee-shirt tout simplement pour ramener ma force à moi. » [31]

Comme de nombreux artistes, il fait part de sa volonté de conserver son « autonomie » vis-à-vis des cadres politiques, de ne pas soumettre l’artistique au politique. Cette position peut être renforcée par les risques publics auxquels s’exposent les artistes qui prennent position : dans le cas de Black M, sa notoriété le préserve d’une censure frontale (par l’annulation de la diffusion de son clip), mais la chaîne W9 préfère flouter le tee-shirt pour diffuser le clip sur son antenne. Par ailleurs, c’est en réponse à un appel du collectif qu’un certain nombre de rappeurs se rendent aux marches de solidarité (Kery James et Mokobé le 5 novembre 2016) et participent à un concert de soutien le 2 février 2017 à La Cigale à Paris (Mac Tyer, Kery James, Médine, Sofiane, Ärsenik, Youssoupha, etc.). Médine explique que ce travail en commun a ses limites, car si « le monde du rap peut mettre un coup de projecteur », il n’y a pas de « décloisonnement entre le monde militant et le monde du rap », ce sont « deux mondes qui opèrent chacun de son côté » [32]. Enfin, un groupe historiquement engagé dans les luttes contre les violences policières, La Rumeur, fait preuve d’un travail en commun plus organique avec les acteurs du collectif Justice pour Adama en réalisant un film documentaire, toujours en cours, au sujet de l’affaire et des mobilisations et répressions qui ont suivi [33].

Ainsi, si les modalités d’engagement divergent, notamment dans le degré de travail en commun avec le collectif militant, la mobilisation qui fait suite à la mort d’Adama Traoré dépasse les réseaux des rappeurs les plus habitués aux mobilisations politiques. La réussite de ce travail en commun vient de l’ancrage du mouvement : c’est une cause portée par un tissu militant constitué, notamment autour des comités « Vérité et Justice », qui prennent en charge les cas locaux de décès suite à une interaction avec les forces de l’ordre dans les quartiers populaires ; et ce tissu militant est en contact depuis de nombreuses années avec les réseaux professionnels du monde du hip-hop en France [34].

En France comme dans différents États africains, l’implication de rappeurs au sein de mobilisations sociales constitue donc le point d’orgue d’une plus lente maturation de configurations socio-historiques menant à la contestation – contre les violences, les discriminations raciales ou les régimes autoritaires – et la face visible d’un réseau plus vaste composé d’associations, d’acteurs de la société civile ou de partis d’opposition. Selon les modalités et les degrés d’implication qu’ils vont privilégier, les rappeurs sont à l’initiative des mouvements, ils constituent l’étincelle déclenchant l’explosion des colères ou contribuent à la visibilité médiatique des mobilisations. Ils vont alors utiliser les compétences et les répertoires d’action particuliers que leur confèrent leur statut d’artistes, leur activité musicale et leur notoriété.

Le rap, un répertoire d’action particulier ?

Nombreux sont les musiciens à avoir été des défenseurs efficaces de causes politiques [35] : depuis les chanteurs de soul aux États-Unis, qui popularisèrent les revendications du mouvement des droits civiques, jusqu’aux chanteurs anti-apartheid en Afrique du Sud, qui, comme Miriam Makeba, contribuèrent à faire entendre leur cause dans des sphères internationales auxquelles les militants politiques seuls peinaient à accéder. Le soutien des intellectuels et des artistes à des mouvements sociaux permet à la fois de collecter des fonds, de rendre publique la cause ou encore d’apporter une « grandeur sociale » [36] à la lutte en cours. En apposant son nom et sa fonction au bas d’une pétition, l’artiste représente son domaine professionnel (« l’art ») et permet à la cause soutenue d’acquérir une plus grande légitimité sociale.

Dans leur implication au sein de mouvements sociaux, les rappeurs mettent donc en action des compétences de mobilisation et de légitimation d’une cause qui sont communes avec d’autres figures du champ artistique. Parallèlement, ils mettent à profit les ressources particulières liées à la pratique musicale, et plus spécifiquement au rap.

Les militants des structures associatives et politiques citées précédemment sollicitent régulièrement la présence d’artistes de rap lorsqu’ils composent l’affiche d’un concert de soutien. Ils sont conduits par trois logiques différentes : obtenir des artistes reconnus capables d’attirer un large public et de médiatiser la cause ; sélectionner des genres musicaux qui donneront envie au public visé de venir ; et, lorsque les moyens financiers et techniques sont minimes, préférer des musiciens qui nécessitent peu de matériel de sonorisation [37]. Pour satisfaire aux deux derniers critères, les rappeurs sont des cibles de choix. Ils sont en effet perçus comme plus à même d’attirer un public jeune et diversifié. En outre, pour beaucoup, l’installation sonore de leurs concerts tout comme l’enregistrement de leurs morceaux nécessitent un dispositif plus léger (bande-son créée par musique assistée par ordinateur [mao], peu de musiciens live, etc.). En France, lorsque le Collectif contre le contrôle au faciès produit les vidéos de la série « Mon 1er contrôle d’identité » – où des personnalités font « le récit du premier ou du pire contrôle d’identité qu’[elles] ont eu à subir » –, ce sont des rappeurs qui sont convoqués dans la première saison afin de s’adresser à « un des publics les plus touchés » [38]. Pour la seconde saison, ce sont les confidences de sportifs, de comédiens ou de chanteurs qui ont été collectées « afin de toucher le grand public et d’introduire la thématique du contrôle au faciès dans le débat public ». Ainsi, les rappeurs sont convoqués pour toucher un public spécifique (la jeunesse racisée des banlieues populaires), tandis que les autres artistes sont sollicités dans l’objectif de toucher les médias et le grand public. C’est aussi en se réappropriant les discours médiatiques des années 1990 sur le public « naturel » du rap en France (voir introduction) que les structures militantes font ce choix du genre hip-hop dans leurs projets artistiques.

Cependant, c’est également leur propension à accepter les sollicitations qui font de ces rappeurs des alliés durables. Là où l’engagement politique dans les industries culturelles peut être source de risques pour une carrière artistique, l’engagement politique au sein du rap est pris dans des logiques plus contradictoires. Sa place, en marge de l’industrie musicale jusqu’à un passé récent, et son assimilation à un art de la résistance ont forgé un marché de niche non négligeable appelé « rap conscient ». Les rappeurs qui s’y rattachent ne se marginalisent pas nécessairement, mais occupent une place singulière et reconnue par les amateurs et les prescripteurs du genre [39].

Musiques et politique : de l’émotion à l’action

L’expérience musicale entraîne des effets cognitifs particuliers, qui se déclinent selon l’interaction se jouant entre l’artiste et son audience. Pour comprendre cette efficacité de la musique sur l’action humaine, la sociologue Tia DeNora propose l’idée d’« interaction homme-musique » [40], tandis qu’Olivier Roueff parle d’une « épaisseur complexe des pratiques musicales » [41], dotées d’un effet social et émotionnel réel. Du fait de cette épaisseur, l’expérience musicale est un catalyseur, un levier ou un relais de l’action humaine, notamment dans le registre des luttes politiques. Au Zimbabwe par exemple, les chimurenga songs ont été utilisées comme chants de protestation et de mobilisation contre les injustices du gouvernement colonial britannique (Rhodésie) durant la lutte qu’ont menée des partis révolutionnaires (comme le zapu et le zanu) à partir des années 1960 [42]. Le pouvoir de ces chants repose à la fois sur le contenu des textes révolutionnaires et sur le pouvoir de la musique et des veillées de danse qui l’accompagnent, associant les émotions soulevées par les rapports à l’ancestralité avec les injonctions à la libération et aux sentiments patriotes [43].

Cette dimension émotionnelle de l’expérience musicale est l’un des moteurs de l’influence du rap sur son auditoire et de son implication dans des mobilisations. En partant des théories de la performance, Alice Degorce et Augustin Palé démontrent comment les chansons créées par les leaders du Balai citoyen sont devenues des chants performatifs durant les manifestations. Dans leurs morceaux, les rappeurs et chanteurs de reggae utilisent l’intertextualité (et le mélange de différentes langues), les injonctions patriotes et les références à l’histoire révolutionnaire du Burkina Faso pour inciter leurs publics à l’engagement comme « citoyens balayeurs » [44]. Au-delà des mots et de l’enregistrement sonore, la performance en situation implique un engagement corporel, chez les artistes comme chez les auditeurs, faisant exister en actes, en gestes et en paroles le collectif révolutionnaire qu’ils invoquent.

Le genre rap possède-t-il des propriétés qui le rendraient propice à la mobilisation ou à la résistance politique ? En réalité, c’est autant l’étiquetage sociologique qui a été attribué au rap que ses caractéristiques rythmiques, esthétiques et poétiques qui contribuent à son pouvoir d’action. En effet, la réception du rap s’est longtemps plus intéressée au contexte social d’émergence et de production de ce genre musical qu’à ses propriétés esthétiques, musicologiques et poétiques. Dans différents États africains, pour les individus qui découvrent le rap au cours des années 1980 et 1990, sa lecture comme musique de résistance des groupes minoritaires est perçue comme un motif d’appropriation de ce genre musical pour dénoncer les maux des régimes monopartites en déclin [45]. Par la suite, même dans des contextes d’extrême diversification des scènes musicales et de popularisation de genres hybrides, plus ludiques et plus festifs, cette référence mythique au rap comme outil de révolte constitue un argument des défenseurs du rap dit « conscient » et une justification du rôle prégnant qu’il a pu exercer dans certaines mobilisations populaires, contribuant parfois à la réification du genre. Ainsi, le fait que le rap ait été étiqueté (par les artistes eux-mêmes, les médias, les chercheurs) « musique de résistance » a assurément influencé, par effet de ricochet, le sentiment que ce genre musical était susceptible, plus que d’autres, de porter des revendications politiques ou des appels à la mobilisation.

Parallèlement, ces artistes qui se revendiquent du rap dit « conscient » ou « engagé » s’appuient sur des dimensions sonores et des dispositifs communicationnels particuliers pour éveiller un sentiment protestataire. Sur un plan langagier, le fait de « parler vrai » ainsi que le « réalisme radical » [46] qui a longtemps été associé au rap en ont fait un véhicule privilégié des messages d’individus désireux d’émettre une parole politique. Parmi ces dispositifs communicationnels, le couple antagonique eux/nous et la dyade amour/haine nourrissent une violence qui est perçue comme intrinsèque au genre et les émotions qu’elle est susceptible d’éveiller (ou d’expulser) chez ceux qui l’écoutent [47]. Qu’ils s’orientent contre les snobs bourgeois vus négativement, contre les médias français perçus comme islamophobes, contre les autorités corrompues ou contre les régimes africains de domination néocoloniale, ces dispositifs de communication reposent sur la mise en scène d’un « eux contre nous », qui entre en écho avec des situations d’affrontement politique [48]. Dans le cas des rappeurs africains impliqués dans des mouvements contestataires comme yem ou Le Balai citoyen, ces techniques langagières sont parfois renforcées par l’usage, en refrain ou en fond sonore, de chœurs de foules et par des enregistrements rappelant l’ambiance des manifestations populaires. Les techniques de composition musicale contribuent aussi à l’exacerbation des sentiments d’appartenance ou d’encouragement à la révolte qui peuvent accompagner la réception du rap, en recourant par exemple, au moyen du sampling, à des références à des morceaux existants, pour ramener à la mémoire luttes et résistances politiques passées [49].

Pour conclure

Objets d’une attention médiatique et académique croissante, les rencontres entre artistes de rap et mouvements sociaux ont contribué à alimenter une représentation du rap comme genre essentiellement contestataire. Ce chapitre a démontré que les mobilisations auxquelles s’associent des rappeurs répondent à des configurations locales et socio-historiques particulières : celles des crises économiques sur le continent africain ou celles liées à la reprise de mobilisations dans l’Hexagone. Les rappeurs peuvent s’engager dans ces mobilisations selon des modalités variées – en étant aux premières lignes de la création de mouvements associatifs ou en se faisant les porte-parole de causes existantes – et utiliser différents modes d’action – participation à titre individuel ou emploi de ressources liées à leur profession artistique. Parmi ces dernières, le pouvoir propre à l’expérience musicale, à savoir la sollicitation du registre des émotions pour engendrer une action, accroît l’impact du rap sur des mobilisations politiques existantes.

Que ce soit dans les manifestations de rue, les concerts de soutien à des associations ou les musiques d’appel à la mobilisation, le rap agit parfois de façon transformative sur certains mouvements sociaux, tout autant que les mouvements sociaux agissent sur les scènes rap.

P.-S.

Ce texte est extrait du livre collectif 40 ans de musiques hip hop en France, que nous recommandons vivement. Nous le reproduisons avec l’amicale autorisation des auteur·ice·s et des Presses de sciences Po.

Table des matières

Introduction : Que changent les musiques hip-hop ? 
« Hip-hop » : une étiquette étendard d’un renouvellement culturel pluridisciplinaire 
Le déploiement des musiques hip-hop en France dans les années 1980 : innovations musicales et constitution d’un vivier d’amateurs 
Les multiples processus de racialisation des musiques hip-hop en France 
1990-1995 : exploiter le rap français comme un effet de mode ? 
Analyser le RnB comme une musique hip-hop 
La naissance d’un segment professionnel racialisé au coeur des industries musicales françaises à la fin des années 1990 
Représentations genrées et division sexuelle du travail dans les musiques hip-hop
Après le hip-hop, au-delà du rap et du RnB : l’urbain ?

Chapitre 1 : Innovations esthétiques des musiques hip-hop 
Le son hip-hop 
Une musique de producteurs 
Des conséquences sur l’esthétique musicale 
Trente ans de renouvellements et d’évolutions 
Voix et écriture du rap 
Une « écriture à haute voix » 
Verbe et prosodie 
Conclusion

Chapitre 2 : Les espaces des musiques hip-hop 
L’ancrage du rap dans les villes : redessiner des territoires 
La géographie du rap à l’échelle nationale : capitales et « provinces »
Des géographies multipolaires : l’exemple des États-Unis
Des géographies centralisées : l’exemple de la France 
Des géographies macrocéphales : le cas du Gabon 
Des circulations entre scènes locales et réseaux transnationaux : centres et périphéries du rap
à l’échelle globale 
Des États-Unis à la France : des relations asymétriques au sein du hip-hop global
Renverser l’hégémonie depuis l’Afrique ? 
Conclusion

Chapitre 3 : Socio-économie de l’« urbain » musical
La fin de l’hégémonie des « variétés » 
Le rap face à la crise de l’industrie du disque 
Une nouvelle catégorie de perception du marché musical : l’« urbain »
Entrepreneurs et professionnels de l’« urbain » musical 
L’« urbain » musical : entre sur-visibilité et sous-valorisation 
Économie de la musique « urbaine » enregistrée : la complémentarité entre physique et numérique
La croissance discrète du spectacle vivant de musiques hip-hop
Conclusion : les musiques hip-hop, un marché toujours sous-estimé ?

Chapitre 4 : Rap et RnB dans les pratiques culturelles en France 
Des musiques écoutées par plus d’une personne sur trois 
Les musiques hip-hop dans la diversité des goûts musicaux en France métropolitaine en 2018 
Popularité croissante pour le rap, déclin pour le RnB 
Les publics pluriels des musiques hip-hop 
Des musiques toujours soumises aux hiérarchies de classe 
De l’écoute à la pratique : les facteurs complexes de l’engagement dans les musiques hip-hop
Conclusion

Chapitre 5 : Rap et mouvements sociaux 
Hip-hop et mouvements sociaux : conditions et modalités d’une rencontre 
Une réponse à des conditions historiques particulières 
Un réseau politique tissé dans des milieux associatifs locaux 
Différentes modalités dans les pratiques d’engagement politique des rappeurs 
Le rap comme répertoire d’action particulier ? 
Rap et militantisme : des sollicitations évidentes ? 
Musiques et politique : de l’émotion à l’action 
Le rap : un agent d’action (politique) doté de propriétés singulières ? 
Conclusion

Chapitre 6 : 40 ans de musiques hip-hop en France : (il)légitimation, institutionnalisation et patrimonialisation 
La légitimation culturelle des musiques hip-hop : massification et diversité des publics 
Morphologie sociale des goûts et dégoûts pour le hip-hop en France 
Les distinctions internes aux genres musicaux comme indicateurs des nouvelles logiques distinctives 
Une légitimation artistique des musiques hip-hop initiée par le marché 
Écriture et exploitation marchande d’un « grand récit » du rap français 
La prescription comme légitimation : présence des musiques hip-hop au sein des prix musicaux
et des médias culturels
Institutionnalisation des musiques hip-hop : une légitimation ambivalente par les pouvoirs publics
La prise en charge précoce du hip-hop par les politiques sociales et les politiques de la ville
L’entrée tardive des musiques hip-hop dans le giron des politiques culturelles
Médiatisation politique, judiciarisation et patrimonialisation : les mémoires vives du rap 
Intervention de la classe politique et pénalisation du rap 
Patrimonialisation : le rôle du monde académique et de la critique musicale

Conclusion : légitimé comme jamais ?

Notes

[1Pour la France (mais aussi, plus généralement, pour l’international), voir notamment Violaine Roussel (dir.), Les Artistes et la politique. Terrains franco- américains, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2010 ; Christophe Traïni, La Musique en colère, Paris, Presses de Sciences Po, 2008. Pour le Sénégal, voir notamment Michael C. Lambert, « Reflections on Senegalese youth political engagement, 1988–2012 », Africa Today, vol. 63, 2016, p. 33-51. Pour le Burkina Faso, Anna Cuomo retrace comment de précédents musiciens (d’orchestre ou de reggae) ont contribué à affirmer cet idéal de « conscientisation » et de sensibilisation par la musique, aujourd’hui repris par les rappeurs : Anna Cuomo, La Fabrique d’un rap africain. Création, engagement et cosmopolitisme à Ouagadougou, Burkina Faso, thèse d’anthropologie, ehess, Paris, 2018, p. 65-66.

[2Lilian Mathieu, La Démocratie protestataire, Paris, Presses de Sciences Po, 2011, p. 15. L’appropriation du rap pour servir des messages revendicatifs s’inscrit aussi dans une plus longue histoire de réception de mouvements musicaux africains-américains, comme ce fut le cas pour le jazz ou la soul sur le continent africain. Voir notamment Gwen Ansell, Soweto Blues : Jazz, Popular Music, and Politics in South Africa, Londres, Bloomsbury Publishing, 2004 ; Lara Allen, « Music and politics in Africa », Social Dynamics, no 30, 2004, p. 1-19 ; Alice Aterianus-Owanga, « Le rap, ça vient d’ici ! » Musiques, pouvoir et identités dans le Gabon contemporain, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2017.

[3Cette situation postcoloniale doit être comprise dans un cadre où l’« héritage colonial », qui est « un ensemble de ressources symboliques et pratiques construites dans la situation coloniale, notamment des catégories d’entendement, des logiques juridiques et des pratiques administratives », est « réactivé […] dans la situation de l’immigration postcoloniale. Cette réactivation ne correspond pas à une reproduction à l’identique mais dépend d’un nouveau contexte historique, devant se soumettre aux contraintes juridiques du droit postindépendances, et des usages spécifiques qu’en font les acteurs » : Abdellali Hajjat, « Immigration et héritage colonial », dans Marie Poinsot et Serge Weber (dir.), Migrations et mutations dans la société française. État des savoirs, Paris, La Découverte, 2014, p. 257-265. Cela se traduit notamment par des relations de domination, sources de discriminations face aux forces de l’ordre, dans le cadre du marché du travail ou dans celui du système scolaire. Voir Omar Slaouti et Olivier Le Cour-Grandmaison (dir.), Racismes de France, Paris, La Découverte, 2020.

[4Olivier Masclet, La Gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, Paris, La Dispute, 2003, p. 293.

[5Ahmed Boubeker et Abdellali Hajjat (dir.), Histoire politique des immigrations (post)coloniales. France, 1920-2008, Paris, Éditions Amsterdam, 2008.

[6Marie-Hélène Bacquet, Renaud Epstein, Samira Ouardi, Patrick Simon et Sylvia Zappi (dir.), « Ma cité a craqué. Dix ans après les révoltes urbaines de 2005 », Mouvements, no 83, 2015.

[7Notamment celle du 26 novembre 2003 relative à « la maîtrise de l’immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité », qui proposait une « double peine » pour les étrangers condamnés de droit commun en situation régulière, en demandant leur expulsion du territoire français une fois la peine purgée. Ce projet de réforme donna lieu à une mobilisation associative et politique nationale nommée « Une peine point barre ».

[8Collectif, « 11’30 contre les lois racistes », 11’30 contre les lois racistes, Assassin Productions, 1997.

[9Madj et Marie Sonnette, « Si on se prétend politiquement engagé, on doit être dans l’action », Mouvements, no 96, 2018, p. 56-64.

[10Appel des soixante-six cinéastes contre la loi Debré, paru dans Le Monde et Libération le 12 février 1997.

[11Madj et M. Sonnette, « Si on se prétend politiquement engagé, on doit être dans l’action », art. cité.

[12Rosalind Fredericks, « “The old man is dead” : hip hop and the arts of citizenship of Senegalese youth », Antipode, vol. 46, 2014, p. 130-148.

[13Mamadou Ba, « Dakar, du mouvement Set Setal à Y’en a marre (1989-2012) », Itinéraires, 2016-1 [en ligne].

[14Séverine Awenengo-Dalberto, « Sénégal. Les nouvelles formes de mobilisations de la jeunesse », Les Carnets du cap, no 15, 2011, p. 37-65.

[15Sophie Moulard-Kouka, « Senegal yewuleen ! » : analyse anthropologique du rap à Dakar. Liminarité, contestation et culture populaire, thèse d’anthropologie, université Bordeaux 2, 2008.

[16Jean-François Havard, « Ethos “bul faale” et nouvelles figures de la réussite au Sénégal », Politique africaine, vol. 82, no 2, 2001, p. 63-77.

[17Ibrahima Touré, « Jeunesse, mobilisations sociales et citoyenneté en Afrique de l’Ouest. Étude comparée des mouvements de contestation “Y’en a Marre” au Sénégal et “Balai citoyen” au Burkina Faso », Africa Development, vol. 42, no 2, 2017, p. 57-82. 26.

[18Anna Cuomo, « Des artistes engagés au Burkina Faso », Afrique contemporaine, no 254, 2015, p. 89-103.

[19Vincent Bonnecase, « Sur la chute de Blaise Compaoré. Autorité et colère dans les derniers jours d’un régime », Politique africaine, no 237, 2015, p. 151-168.

[20M. Sonnette, Des manières critiques de faire du rap, op. cit., p. 634-637.

[21Cette partie s’appuie sur la thèse de Marie Sonnette : M. Sonnette, ibid.

[22Youssoupha et al., « Impunité zéro », Nos voix pour la Palestine, Génération Palestine/GUPS, 2010.

[23Pour plus de précisions sur les pratiques d’engagement politique des artistes cités, voir Marie Sonnette, « Articuler l’engagement politique et la reconnaissance artistique. Conflits et négociations dans les trajectoires professionnelles de rappeurs contestataires », Sociologie et sociétés, no 47, 2015, p. 151-174.

[24Mamadou Dimé, « De Bul faale à Y’en a marre. Continuités et dissonances dans les dynamiques de contestation sociopolitique et d’affirmation citoyenne chez les jeunes au Sénégal », Africa Development, vol. 42, no 2, 2017, p. 83-105.

[25V. Bonnecase, « Sur la chute de Blaise Compaoré », art. cité.

[26Voir notamment Violaine Roussel, Art vs War. Les artistes américains contre la guerre en Irak, Paris, Presses de Sciences Po, 2011.

[27M. Sonnette, « Articuler l’engagement politique et la reconnaissance artistique », art. cité.

[28Smockey et Alice Aterianus-Owanga, « S’engager, c’est simplement assumer son propos et le traduire en actes conséquents », Mouvements, no 96, 2018, p. 65-72.

[29M. Sonnette, Des manières critiques de faire du rap, op. cit., p. 592-600.

[30Black M, « Je suis chez moi », Éternel insatisfait, Wati B/Sony Music, 2016.

[31Interview de Black M pour Mouv’, octobre 2016 (https://www.youtube.com/ watch ?v=aOOmRtITR3w, consulté le 10/11/2021).

[32Conférence « Où en est le hip-hop aujourd’hui ? », Sciences Po Paris, juin 2018 (https://www.facebook.com/sciencespohiphop/videos/967960896694798, consulté le 10/11/2021).

[34Notamment lors de la « marche de la dignité » qui a eu lieu un an auparavant, le 31 octobre 2015

[35C. Traïni, La Musique en colère, op. cit.

[36L. Mathieu, Comment lutter ?, op. cit., p. 105. Cette remarque s’appuie notamment sur les travaux de Luc Boltanski et Laurent Thévenot sur « la grandeur sociale » des acteurs.

[37M. Sonnette, Des manières critiques de faire du rap, op. cit., p. 603-606.

[38Texte de présentation de la série « Mon 1er contrôle d’identité » (http://web.archive. org/web/20160711092835/http://stoplecontroleaufacies.fr/slcaf/2012/02/15/teaserofficiel-%c2%ab-mon-1er-controle-d%e2%80%99identite-%c2%bb/#more-619).

[39M. Sonnette, « Articuler l’engagement politique et la reconnaissance artistique », art. cité.

[40Tia DeNora, « Quand la musique de fond entre en action », Terrain. Anthropologie & sciences humaines, no 37, 2001, p. 75-88.

[41Olivier Roueff, « Musiques et émotions », Terrain. Anthropologie & sciences humaines, no 37, 2001, p. 5-10.

[42Elara Bertho, « Médias, propagande, nationalismes. La filiation symbolique dans les chants de propagande : Robert Mugabe et Mbuya Nehanda, Ahmed Sékou Touré et Samory Touré », Cahiers de littérature orale, no 77-78, 2015, p. 171-193.

[43Voir notamment Thomas Turino, Nationalists, Cosmopolitans, and Popular Music in Zimbabwe, Chicago, University of Chicago Press, 2000.

[44Alice Degorce et Augustin Palé, « Performativité des chansons du Balai citoyen dans l’insurrection d’octobre 2014 au Burkina Faso », Cahiers d’études africaines, no 229, 2018, p. 127-153.

[45A. Aterianus-Owanga, « Le rap, ça vient d’ici ! », art. cité.

[46À propos de l’idée de « parler vrai », voir Karim Hammou, « La vérité au risque de la violence. Remarques sur la stylistique du rap en français », dans Claudine Moïse (dir.), La Violence verbale. Espaces politiques et médiatiques, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 203-222. Concernant ce réalisme radical plus généralement, voir Christian Béthune, « Le hip hop : une expression mineure », Volume !, vol. 8, no 2, 2011, p. 165-185.

[47Anthony Pecqueux, « La violence du rap comme katharsis : vers une interprétation politique », Volume !, vol. 3, no 2, 2005, p. 55-70.

[48Marie Sonnette, « Des mises en scène du “nous” contre le “eux” dans le rap français. De la critique de la domination postcoloniale à une possible critique de la domination de classe », Sociologie de l’art, no 23-24, 2015, p. 153-177.

[49Alice Aterianus-Owanga, « Sampler les bruits de la ville, archiver les traces des balles. La création musicale hip-hop contre les politiques de l’amnésie au Gabon », Gradhiva, vol. 24, 2016, p. 108-135.