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Réflexions sur la « neutralité malveillante »

Extrait du livre : La race sur le divan

par Thamy Ayouch
3 novembre 2025

Race et psychanalyse ne font pas bon ménage, c’est peu de le dire. Il a fallu des francs-tireurs comme Frantz Fanon, et deux décennies plus tard Gilles Deleuze et Félix Guattari, pour affirmer qu’on ne délire et somatise « pas seulement papa et maman mais aussi le cosmos, les peuples et les races », et pour bousculer le confortable paradigme « apolitique » de la tradition freudienne dominante, son « familialisme », son ethnocentrisme et son assise bourgeoise – en même temps que les féministes et les mouvements homosexuels questionnaient son hétérosexisme. Par ailleurs, et pas que pour de bonnes raisons, une méfiance s’est perpétuée du côté des groupes colonisés, esclavagisés et génocidés, bref du côté des « racisés par le bas » : une méfiance dont a bien parlé, entre autres, Janine Altounian, à l’encontre de la théorie et de la pratique psychanalytiques, souvent considérées, déconsidérées et rejetées comme un luxe de nantis, une aliénation à la « modernité occidentale », voire une déloyauté à l’égard des ancêtres, ou enfin une alternative mauvaise car « individualiste » à l’émancipation politique. Ce sont toutes ces tensions que vient travailler avec finesse et pédagogie le livre de Thamy Ayouch, La race sur le divan, paru il y a quelques mois. Dans une langue précise et rigoureuse, mais aussi agréable, simple, accessible, il déconstruit de manière implacable et exhaustive les préjugés et les prénotions qui courent sur « la race » (à entendre comme fiction performative et non comme entité susbstantielle, comme produit d’un rapport de pouvoir et non comme essence biologique ou culturelle)  [1], sur « la psychanalyse » (à penser et pratiquer comme lieu d’élaboration, de soin et d’émancipation parmi d’autres, et non comme savoir absolu et surplombant, en apesanteur sociale), et sur leur incompatibilité supposée. Il met en évidence de manière bienvenue les effets psychiques – et psychopathologiques – que génèrent sur la subjectivité individuelle les rapports sociaux de race d’une part, et d’autre part, mais inséparablement, le déni social qui les recouvre – et rend d’autant plus difficile la verbalisation et la libération. C’est donc la psychanalyse qui sert d’outil pour déconstruire « la race », et pour « élucider et éliminer » (selon la formule de Freud) les souffrances que ladite « race » inflige à des « patients », mais c’est aussi « la race » (comme concept, donc comme instrument méthodologique) qui permet d’objectiver les fondements théoriques et les habitudes pratiques de la psychanalyse, d’en interroger les points aveugles, bref : de faire œuvre de critique, au sens le plus noble et constructif du terme. Il s’agit en somme d’écouter la race sur le divan, mais le « comment » de cette écoute est profondément informé, dans tous les sens du terme, par une prise au sérieux de « la race ». On le devine : l’intérêt et la portée de ce livre sont à la fois psychologiques et politiques, individuels et collectifs. Thamy Ayouch contribue à l’avènement de la « psychanalyse située, interdisciplinaire et indisciplinée » dont nos âmes et nos corps racisés et souffrants, et souvent souffrants parce que racisés, ont un profond et urgent besoin. De ce livre éminemment recommandable, on l’aura compris, nous proposons ci-dessous un aperçu, consacrée à un mot important, que nous avons déjà évoqué sur ce site : le mot « neutralité », et critiquant une posture politique mais aussi psychanalytique que l’auteur, en écho à la « neutralité bienveillante » préconisée par Freud, nomme la « neutralité malveillante ».

Une notion principale revendiquée contre les savoirs situés par les adeptes de l’objectivité scientifique, ou contre l’« identitarisme » antiraciste par les tenant·es d’une psychanalyse universaliste, est celle de la « neutralité bienveillante ».

La question s’avère politique : le démenti de la race au nom d’une neutralité de la République, en France, est susceptible d’éclairer certains aspects de la « neutralité » de l’analyste à cet égard. La République devient ici une idée imaginaire, fort éloignée de la réalité effective du fonctionnement des institutions : l’idéal d’égalité, asymptotique visée de la démocratie, jamais absolument réalisé, devient effectif par sa seule profération performative (« La République est neutre et ne connaît pas le racisme »). La neutralité supposée consubstantielle à la position de l’analyste, et son éloignement de toute question de race, semblent bien proches de cet idéal républicain : dans les deux cas, le recours une catégorie, apodictique plus que réelle, produit des exclusions et les escamote.

En effet, alléguer que l’analyste est neutre et que l’inconscient est universel ne suffit pas à réduire l’inscription de l’analysant·e autant que de l’analyste dans une position racialisée, classisée et genrée particulière. Et la visée consciente d’abstention de l’analyste ne l’exempte pas, à elle seule, de sa situation sociale (de genre, de classe, ou de race). Elle ne se réalise pas magiquement sitôt énoncée, et n’advient que d’une analyse constante du transfert.

Un·e analyste ne manque pas de charrier bien des idéaux de la psychanalyse et de la posture type de l’analyste : il/elle ne peut s’abstenir d’une analyse de la charge fantasmatique, transférentielle, de ces idéaux. Les rapports sociaux de race viennent rappeler à son bon souvenir que la réalité clinique et sociale ne coïncide pas avec ces idéaux.

C’est ce rapport à l’idéal qui apparaît dans la définition par Laplanche et Pontalis de la neutralité comme distance quant aux valeurs religieuses, morales et sociales susceptibles d’imprimer un idéal quelconque à la direction de la cure. Penchons-nous donc ici de manière critique sur la notion de neutralité en psychanalyse. Dans ses recommandations aux médecins, Freud utilise le vocable Indifferenz, que James Stratchey traduit par « neutralité » : ce n’est toutefois ici ni une non-implication (neutralité géo-politique), ni une froide distance (indifférence dédaigneuse), mais une indifférence, visée asymptotique de traiter tout signifiant indifféremment. C’est là le propre de l’« attention également flottante », visant à accorder la même importance à ce qui pourrait sembler accessoire ou insigne dans le discours de l’analysant·e. Il s’agit avant tout de manifester un respect pour la singularité de la vie psychique de l’analysant·e, que l’analyste ne soumet à aucun objectif propre, et tente d’écouter en s’abstenant, par-delà ses représentations et visées propres.

Comme le rappelle Jean Laplanche dans un autre texte, la neutralité, plus qu’un refus d’aide, de conseils ou de savoir, est définie comme un refusement interne de l’analyste : une appréhension de ses propres mécanismes inconscients (et, pourrait-on ajouter, de leur situation dans les rapports sociaux de pouvoir), un respect de l’altérité inconsciente (celle, également, de l’inscription socio-politique de l’analysant·e), et un sens de ses limites (notamment celles d’une toute fantasmatique position de transcendance sociale et politique, et de surplomb transférentiel).

À ce sujet, dans Le vocabulaire de la psychanalyse, Laplanche et Pontalis soulignent que cette neutralité, propre à la fonction de l’analyste plus qu’à sa personne, et qui la ou le conduit à « savoir ne pas intervenir en tant qu’individualité psychosociale », est « une exigence-limite ». C’est là précisément ce que je retiendrai de cette invitation à ne pas confondre un idéal de neutralité socio-politique, et la réalité d’une inscription psychosociale irréductible, invalidant toute position de surplomb.

La neutralité devient « bienveillante », dans un syntagme maintenant classique en psychanalyse, lorsque, par une curieuse formation réactionnelle, Edmund Bergler lui appose cette épithète en 1937. Ce psychanalyste autrichien/états-unien donne, à d’autres occasions, un avant-goût de la « bienveillance » dont il peut faire preuve . Introduire cette notion de bienveillance, impliquant une « tolérance » (car que s’agit-il de « tolérer » comme une rage de dents ?) n’est pas sans interroger sur l’hostilité qu’un·e analyste peut éprouver à l’endroit d’un·e analysant·e, pour des raisons à la fois personnelles et socio-politiques, et met en exergue le contexte belliqueux du vocable « neutralité », directement issu du langage diplomatique. La neutralité, plus encore si elle est voulue bienveillante, renvoie à son soubassement de conflit, psychique, social, s’inscrivant dans des rapports de pouvoir, et qu’elle ne peut faire disparaître magiquement.

La dimension géo-stratégique de la neutralité apparaît, du reste, dans l’histoire de la psychanalyse, lorsque, comme le rappelle Florent Gabarron-García, Ernest Jones annonce publiquement une posture de « neutralité » de la psychanalyse à l’endroit de l’Allemagne nazie : la psychanalyse, intime-t-il, ne se prononce pas sur le régime nazi. La neutralité devient alors synonyme de désengagement politique, désimplication de toute lutte contre un pouvoir menaçant ou des rapports de domination. C’est singulièrement cette perspective qui se retrouve accentuée en France, dans le divorce républicain entre recherche et militance, savoir éthéré et activité politique. Cette dépolitisation historique de l’attitude de l’analyste n’est pas sans conséquences sur sa manière d’écouter, mais aussi de cantonner la réalité psychique d’un·e analysant·e à un cadre strictement intrapsychique, individuel, voire individualiste, désinscrit du contexte social et politique dans lequel il/elle s’insère et que l’on bannit du cabinet.

La notion de « variété sexuelle anodine », développée par Gayle Rubin, pourrait probablement servir de modèle à la neutralité analytique. L’anthropologue états-unienne vise, par ce concept, à défaire la hiérarchie sexuelle sociale en détachant la pratique sexuelle de tout excès de sens qui déciderait d’une classification normative de la sexualité. Il n’est pas ici question de nier l’existence de sexualités multiples, mais de les dé-hiérarchiser, en les reconnaissant comme variations, qui en elles même n’ont pas plus d’importance ou de légitimité l’une que l’autre, hors de leur classification sociale. Pour cela, il convient donc de reconnaître dans un premier temps leur hiérarchisation sociale. Similairement, la neutralité analytique consisterait, pour dé-hiérarchiser les représentations de race, genre, sexualité et classe à la croisée desquelles l’analyste et l’analysant·e s’inscrivent, de reconnaître les hiérarchies raciales, genrées, sexuelles et classistes socialement établies.

Plus encore, par-delà la défense toute doctrinale d’une neutralité idéale et souvent chimérique, il convient de se demander à qui ou à quoi sert la neutralité en psychanalyse, ou, plus radicalement, à qui et à quoi sert le dispositif de la psychanalyse. Les praticien·nes et théoricien·nes de l’analyse ne peuvent continuer à se draper dans la dignité fantasmée d’une pratique éminemment neutre et défaite de toute visée d’utilité. Si, par snobisme, plus que par souci clinique ou rigueur épistémologique, ils/elles prétendent ne pas s’embarrasser de l’« utilité » d’un travail analytique pour les analysant·es, ils/elles n’en continuent pas moins à en tirer une utilité réelle pour elles/eux-mêmes : économique, par les honoraires reçus, ou sociale et mondaine, par le cabotinage assuré à l’analyste dans nombre de salons prestigieux ou débats d’école.

Plus donc qu’une visée de neutralité abstraite, il semble pertinent de se demander à qui et à quoi servent les analystes, et quel système de rapports de pouvoir (de race, classe, genre et sexualité) le dispositif analytique peut perpétuer. En quoi, par exemple, l’élitisme d’une certaine psychanalyse, ses prix parfois scandaleux, son mépris pour les conditions sociales, son prétendu apolitisme, sa position de surplomb à l’égard de toute production de savoir (qui magiquement la garderait de toute visée pulsionnelle), servent une frange particulière de la population : encore une fois, majoritaire, blanche, eurocentrée, de classe moyenne et supérieure, qui ne connaît pas l’adversité de la race, la classe, le genre, ou la sexualité au quotidien ? S’il convient donc de savoir se détacher des visées utilitaristes du capitalisme, et notamment de l’exigence d’une réinscription des sujets « dysfonc tionnels » dans la productivité économique, il ne s’agit pas pour autant, comme praticien·ne et théoricien·ne de l’analyse, de se camper dans la pose d’une neutralité méprisant le but, l’accessibilité et les effets d’un travail analytique.

Cette appréhension critique de la neutralité, que bien des analystes opposent à la militance partiale des « identitaristes », enjoint à repenser le couple universalisme/communautarismes qu’ils/elles sont si prompts à agiter lorsque l’on contrevient aux diktats d’une psychanalyse majoritaire.

P.-S.

Ce texte est extrait du livre de Thamy Ayouch, La race sur le divan, nous le reproduisons avec l’amicale autorisation de l’auteur et des éditions Anacaona.

Notes

[1Sur cette notion de race, l’auteur. lui-même propose cette mise au point :

Race : par une sorte de fétichisation du terme, la simple évocation du vocable est souvent considérée raciste en France, et l’on soutient que son interdiction suffirait à elle seule pour faire disparaître le racisme. À une partie croissante de la population française qui vit au quotidien des discriminations raciales, une majorité de personnalités politiques, de journalistes ou de chercheur·es opposent un démenti véhément de la question raciale. Le roman national d’une France universaliste empêche de prendre acte de la manière dont le racisme structure bien des espaces de la société française : police, justice, travail, médias, culture, sport, universités, santé et éducation, sont autant de contextes où la négrophobie, l’islamophobie, l’antitsiganisme et le racisme anti-asiatiques continuent à prospérer.

Distincte de la catégorisation biologique plurielle « des races », théorisée aux XVIIIe et XIXe siècle, la race ne renvoie pas à une quelconque appartenance phénotypique, naturalisée, mais à des rapports sociaux de pouvoir : elle n’est ni biologique ni ontologique, mais relationnelle. Elle n’appartient pas à un sujet ou un groupe de sujets, mais définit un rapport de pouvoir. Le terme désigne la fabrication historique, sociale et politique de hiérarchisations à travers la colonisation, le massacre des populations autochtones dans les Amériques, en Afrique, en Asie et en Océanie, l’esclavage et la traite des Africain·es, puis les processus de migrations économiques encouragés ou réglementés, autant d’éléments à la base de la modernité et du développement du capitalisme.

En ce sens, la race n’existe pas. Elle n’en traverse pas moins les relations entre groupes et entre sujets, et produit d’incontestables effets psychiques, qu’une psychanalyse majoritaire, atteinte par l’indifférence coloniale, laisse souvent de côté.

Que fait alors la race à la psychanalyse ? Quels effets psychiques les rapports sociaux de race ont-ils sur le sujet et le sujet de l’inconscient ? Que peut dire la psychanalyse de la race ? Que peut-elle écouter des effets du racisme sur la subjectivité et sur son propre dispositif clinique et théorique ? En retour, que vient dire la race de la psychanalyse : quels points aveugles, quels ethnocentrismes, quelles indifférences et quelles réductions au silence l’absence de thématisation de la race induit-elle dans le dispositif analytique ?