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Réflexions sur la violance symbolique (1)

Imposer des significations

par Igor Reitzman
13 septembre 2004

Cette rubrique reprend, en plusieurs parties, le chapitre VIII du livre d’Igor Reitzman : Longuement subir, puis détruire. De la violance des dominants à la violence des dominés, publié aux éditions Dissonances en 2003.


 "Quand j’emploie un mot, dit Humpty Dumpty
avec un certain mépris, il signifie ce que je veux
qu’il signifie, ni plus ni moins.

 La question est de savoir, dit Alice,
si vous pouvez faire que les mêmes mots
signifient tant de choses différentes

 La question est de savoir, dit Humpty Dumpty,
qui est le maître, c’est tout."

Lewis Carroll, De l’autre côté du miroir

Un pouvoir de violance symbolique, c’est un pouvoir qui "parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes" [1]. Il y parvient dans la mesure où "il dissimule les rapports de force qui sont au fondement de sa force." Il étaye ainsi durablement un pouvoir d’abord installé sur la force physique et matérielle. Pour assurer cette fonction, le maître a besoin d’avoir à ses côtés, des manipulateurs de symboles, hier prêtres, historiographes, juristes, philosophes aujourd’hui hommes politiques, journalistes, publicitaires...

Plaisir de conquête ne dure qu’un moment

Jadis quand un chef de bande avait réussi à se rendre maître d’un territoire assez vaste, il avait besoin - pour asseoir durablement sa domination et celle de sa descendance - que les populations soumises cessent de le voir seulement comme le plus fort. Car on vieillit, et ce qu’une bataille a conquis risque d’être perdu par la suivante.

Plaisir du sacre protège la lignée

Bien différente sera la situation lorsque par le détour du sacre - une cérémonie destinée à frapper les imaginations - les prêtres imposeront l’idée que cet homme ordinaire - éventuellement débile ou sanguinaire - est désormais devenu, grâce à quelques gouttes d’huile et quelques phrases en latin, l’oint [2] du Seigneur et que son pouvoir lui vient de Dieu.

Tous alors seront tenus de se soumettre, non parce qu’il est le plus fort, mais parce qu’il est sacré et que s’opposer à lui, ce serait s’opposer à Dieu lui-même [3]. Sans le secours providentiel du goupillon, le roi n’aurait jamais été qu’un sabre sans avenir comme sans passé. La reconnaissance par le peuple entier sera d’autant plus intense et générale que la véritable origine du pouvoir monarchique se sera effacée dans la mémoire collective au profit d’une légende opportunément hagiographique

Bien entendu, réduire le sacre à l’huile et à l’emploi d’une langue inconnue de la multitude, est très injuste et ne permet pas de comprendre l’effet sur les sensibilités et les imaginations : Il faudrait évoquer la couronne, les musiques grandioses [4] alternant avec des silences sonores, les chasubles d’or et toutes sortes de vêtements somptueux, la splendeur mystérieuse de la cathédrale, le jeu des ombres et des lumières autour des cierges, l’odeur de l’encens, la foule recueillie...

La mission civilisatrice d’une grande nation

Quand l’école imposait comme vérité aux petits garçons du Maroc, de Madagascar ou du Sénégal, l’idée qu’ils étaient Français, que leurs ancêtres étaient les Gaulois, il était moins nécessaire ensuite d’employer la force pour les utiliser comme chair à canon sur les champs de bataille à Verdun.

Demain nous aurons un bonheur sans fin

De même on peut réduire les forces de police, quand on parvient à persuader les plus misérables, les plus exploités que leur souffrance ici-bas, s’ils l’acceptent avec résignation, leur ouvrira la porte sur un bonheur sans fin dans l’au-delà... Dans une société civilisée, l’usage astucieux de la violance symbolique rend partiellement inutile l’emploi de la violance physique.

Le mythe de l’Etat neutre et démocratique

Par exemple, il est avantageux pour les dominants que la population se représente l’État comme exclusivement préoccupé de l’intérêt public et les lois comme l’expression de la volonté générale.

Il est avantageux pour les dominants que les problèmes politiques, économiques, financiers, fiscaux, judiciaires soient considérés par le plus grand nombre comme hors de leur portée (Trop compliqués pour nous ! Faut pas chercher à comprendre !) et réduits - faute de mieux - à des perceptions binaires :

Le Bien (les forces du Bien) / Le Mal (les forces du Mal)

Etat démocratique / Etat totalitaire

Des dirigeants élus / des dirigeants non élus

La liberté de la presse / la censure et la propagande.

La distinction totalitarisme/démocratie, qui relève de la typologie, se trouve subrepticement réduite à n’être plus qu’une classification. En d’autres termes, alors qu’il serait raisonnable de situer [5] la France, les Etats-Unis ou la Suède sur un axe allant du totalitaire extrême au pleinement démocratique, nos politologues discrètement courtisans ne cessent de nous le répéter : Puisque nous ne vivons pas dans un Etat totalitaire, c’est que nous sommes en démocratie. Ceux qui osent penser au delà, coupent les cheveux en quatre.

Qu’en France la majorité des adultes de nationalité française (je veux parler des femmes) aient été privés du droit de vote jusqu’en 1945, n’empêchait pas nos concitoyens de s’affirmer en démocratie puisque la majorité d’une minorité élisait ses représentants. Inversement, qu’en Allemagne, les nazis aient installé en 1933, le plus monstrueux des régimes totalitaires en passant par les élections, c’est un fait qui n’a pas suffi à remettre en cause l’équivalence naïve selon laquelle l’élection garantirait la démocratie.

Pour être informés, nous disposons de plusieurs chaînes de télévision, de plusieurs radios, de plusieurs quotidiens et hebdomadaires, donc nous sommes libres de choisir entre plusieurs points de vue ! Qui oserait parler de pensée unique ? Faut-il vraiment se formaliser en constatant que le même journaliste [6] signe des papiers dans 5 publications différentes, qu’il préside le comité éditorial d’une radio à forte audience et qu’il intervient régulièrement sur plusieurs chaînes de télévision ?

Le triomphe de l’euphémisme

Avec le concours de journalistes complaisants, les dirigeants des États parviennent à imposer leurs significations et facilitent ainsi l’acceptation de réalités inacceptables : Viviane Forrester [7] remarque avec raison qu’on baptise plans sociaux, les décisions des entreprises qui organisent le dégraissage et la délocalisation, c’est-à-dire la mise au chômage - j’allais dire au rebut - de milliers de salariés... L’euphémisme fleurit lorsqu’il s’agit de faciliter l’exécution d’ordres criminels et de couvrir de mots honorables des actes déshonorants :

On n’assassine pas, on exécute. On ne massacre pas des femmes et des enfants, on se livre à une opération de nettoyage . On ne torture pas, on fait du renseignement ou on met à la question. On n’élimine pas des opposants politiques, on rééduque des malades mentaux. On ne dépouille pas, on confisque ou, mieux encore, on apporte la civilisation à des peuplades arriérées. Il n’y a pas de guerre mais des événements ou une simple opération de pacification, etc.

L’euphémisme hyperbolique

De tous les euphémismes, le plus habile est sans doute l’euphémisme hyperbolique, une forme particulièrement raffinée du jésuitisme et de la langue de bois. Pour masquer la vérité tout en la disant, il constitue un outil de premier choix et l’on peut s’y exercer sur des thèmes insignifiants. Par exemple, si votre mémoire glisse vers l’incertain, si la soustraction vous devient odieuse, au lieu de dire : "J’ai 75 ans", dites que vous êtes plus près de la quarantaine que de la trentaine. Cette formule est d’autant plus précieuse qu’elle a le mérite d’être définitivement vraie dès 36 ans... Le procédé peut servir dans des contextes très divers avec des tournures protectrices du style : le moins qu’on puisse dire...

Un père qui a fait mourir son enfant sous les coups, pourra admettre qu’il a parfois manqué de douceur. Pour parler du soutien appuyé de l’épiscopat français au régime férocement antisémite de VICHY, tel historien catholique concèdera que certains chrétiens (car on ne peut contester à un archevêque le statut de chrétien) ont parfois manqué de discernement face à un gouvernement dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’a pas toujours été tendre avec les juifs. Les gens peu informés resteront dans leur ignorance.

Quant à la minorité de gens bien informés, elle retraduira automatiquement et se trouvera souvent embarrassée pour contester. L’euphémisme hyperbolique n’est pas le contraire de la vérité mais son plus épais camouflage. Comment contredire ? Qui oserait prétendre que Vichy fut tendre avec les juifs ou que tous les chrétiens ont fait preuve de discernement à tout moment ?

De même pour parler de l’horreur interminable du Goulag, le stalinien - en début de déstalinisation tardive - reconnaîtra bien volontiers que les dirigeants soviétiques n’ont pas toujours respecté les droits de l’homme. C’est le moins qu’on puisse dire ! ajoutera-t-il avec une touchante conviction...

P.-S.

Ce texte est extrait du livre d’Igor Reitzman, Longuement subir puis détruire. De la violance des dominants à la violence des dominés, paru aux éditions Dissonnances en 2003. Voir le site personnel d’Igor Reitzman.

Notes

[1Les citations de ce paragraphe proviennent de l’ouvrage probablement le plus important de Bourdieu et Passeron, La Reproduction, p.18 (Ed. de Minuit, 1976)

[2On pourrait dire aussi bien qu’il a reçu la suprême onction de loin préférable à l’extrême, dans la famille des sacrements

[3Cf. St Paul, Epître aux Romains, XIII (p.2729 dans la Bible, éd. TOB)

[4Personnellement, j’ai un faible pour la messe du sacre de François Giroust

[5A partir d’indicateurs quantifiables qu’il conviendrait de préciser

[6Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde, p. 76 à 79 (Liber - Raisons d’agir) - à lire, si vous ne l’avez déjà fait, pour garder les yeux bien ouverts...

[7Viviane Forrester, L’horreur économique, p.27 (Fayard, 1996)