La commission Kaspar rend son rapport au mois de septembre 2012, comme cela lui avait été demandé. Ce volumineux document revient d’abord sur la « stratégie de transformation » suivie par La Poste depuis 2002, dont « le volet économique s’est traduit par plusieurs grands projets industriels, favorisant la nécessaire modernisation de l’entreprise, mais aussi par une diversification qui a conduit le groupe au modèle multimétiers qui est le sien aujourd’hui », cependant que son « volet social s’est traduit par des engagements très clairs : un modèle social qui garantit la qualité de l’emploi ; des missions de service public confirmées et le maintien d’une forte présence territoriale ; le développement de la qualité de service ; une ambition de développement durable ».
Ces premières considérations ne sont pas d’une rudesse outrancière : les rapporteurs considèrent que la mutation initiée par Jean-Paul Bailly a « atteint ses principaux objectifs ». Elle a eu, écrivent-ils, « des effets puissants sur la professionnalisation des équipes et des structures, désormais adaptées aux besoins propres de chacun des marchés », en même temps que « des effets mobilisateurs » sur les salariés, puisque « chaque postier n’appartient plus qu’à une seule activité, dont il peut plus facilement comprendre l’environnement de marché, la stratégie et l’organisation ».
Dans le cadre de cette restructuration, explique ensuite le rapport Kaspar, « La Poste a engagé une série de grands projets destinés tant à optimiser les activités traditionnelles qu’à favoriser le développement d’activités nouvelles », comme le programme « Cap Qualité Courrier », dans lequel ont été investis 3,4 milliards d’euros, et qui a permis à l’entreprise de se doter d’une « chaîne de production, de transport et de distribution du courrier parmi les plus modernes au monde », « la création de La Banque postale, obtenue en 2006, qui a permis de développer une offre complète de produits bancaires et d’assurance », ou la modernisation du réseau des bureaux de poste, dont le résultat a été « une progression très sensible » de la satisfaction des clients.
Ces évolutions ont, « de manière générale, permis une amélioration des conditions de travail » des postiers, « grâce, en particulier, à la modernisation des équipements et des outils de travail », et La Poste a su maintenir un bon équilibre « entre la dimension collective et individuelle, c’est-à-dire, d’une certaine façon, entre exigence de protection sociale et exigence de personnalisation de la gestion » – ainsi qu’« entre le besoin de sécurité et le besoin de flexibilité ».
Selon la commission Kaspar, cette stratégie a été couronnée de succès puisqu’elle s’est traduite, sur le plan économique, par une hausse du chiffre d’affaires de l’entreprise, et, sur le plan social, par une « amélioration globale de la qualité de l’emploi ». Entre 2002 et 2011, la proportion de CDD a baissé (passant de 6,2 % à 4,6 %), et le taux d’emplois à temps complet a augmenté, passant de 62 % à près de 88 %.
Les clients n’ont pas été oubliés : « La qualité de service a connu une nette amélioration, tant au niveau des prestations relevant des missions de service public qu’au niveau des prestations commerciales. » Ainsi, « le taux de courrier délivré en J + 1 » (vingt-quatre heures après avoir été envoyé) est passé de 73 % à 87,3 %, et le temps d’attente, dans les nouveaux bureaux de poste, a été réduit, de sorte que le niveau de satisfaction de la clientèle a fortement augmenté.
Le bilan de la transformation initiée en 2002 peut donc être regardé, dix ans plus tard, et à plus d’un titre, comme très positif : c’est du moins ce qui ressort de cette première partie du rapport Kaspar.
Mais ses auteurs écrivent ensuite qu’il leur est, pour autant, impossible de conclure à la parfaite réussite de cette mutation. Car, expliquent-ils, le changement a eu, sur le plan humain, des impacts qui « suscitent des interrogations », après les « suicides de postiers intervenus en février 2012 sur leur lieu de travail ».
Pour la commission, « un certain nombre d’indicateurs de santé et de sécurité au travail méritent qu’on y prête attention », car ils permettent de mieux comprendre le mal-être qui persiste au sein du groupe.
D’abord, l’absentéisme pour maladie est en hausse depuis 2006, et concernait 5,92 % du personnel de La Poste en 2011. Il équivaut alors à 21,7 jours d’absence par an et par agent – soit l’équivalent de 16 500 emplois à temps plein.
Les raisons de cette augmentation sont diverses. Celle-ci s’explique « en grande partie par l’augmentation de l’âge moyen des postiers qui entraîne une plus forte proportion d’arrêts liés à des absences pour longue maladie ». Mais d’autres facteurs doivent être pris en compte dans l’appréhension de cette hausse significative de l’absentéisme : elle est aussi le résultat de l’insatisfaction ou du mal-être au travail qui ont pu naître, par exemple, de la conduite du changement et de certaines pratiques managériales. Mais les données relatives à cette « dimension multifactorielle de l’absentéisme » sont insuffisamment fiables, et les « études qualitatives » sont trop rares.
Le rapport Kaspar relève ensuite que « les médecins du travail de La Poste constatent, malgré une amélioration des conditions de travail, une dégradation de la situation physique et psychique des postiers, qui se caractérise par une augmentation du nombre de troubles musculo-squelettiques » et des « troubles psychiques entraînant des arrêts de travail ». Il y a là, expliquent ses auteurs, un « paradoxe », puisque dans le même temps que les conditions physiques du travail des salariés s’améliorent – grâce à la mise à disposition de matériels plus ergonomiques et à l’automatisation de nombreuses tâches, leur état physique et psychique semble se dégrader.
Là encore, plusieurs explications peuvent être envisagées : cette dégradation pourrait par exemple être imputée au rythme soutenu du changement, qui « entraîne des souffrances psychiques », ou aux « situations de reclassement (voire de déclassement) » qui « favorisent des états dépressifs ». Mais une fois de plus, les informations précises manquent, qui permettraient d’affiner le diagnostic. Faute de données fiables, il est impossible de produire une estimation précise du nombre de postiers qui se trouvent « en situation d’inaptitude » au sein de l’entreprise – et dont l’état de santé n’est plus compatible avec l’exercice de leur métier : il y a là tout un domaine qui reste « mal appréhendé à La Poste ».
« Points d’alerte »
Néanmoins, plusieurs « points d’alerte » peuvent être identifiés, estiment les rapporteurs de la commission Kaspar. Le premier est que la nécessité des changements n’est pas remise en cause par les salariés, mais qu’en dix ans l’opinion selon laquelle le rythme des réorganisations est trop soutenu est passée de 24 % à 59 % dans les rangs des salariés de La Poste : le sens de ces restructurations perpétuelles « se perd », et nombre de postiers estiment que « la logique de calcul des organisations oublie l’humain ».
Concrètement, la succession des réorganisations se traduit par des suppressions de postes qui ont pour effet que les agents ont le sentiment que leurs équipes ne sont plus assez nombreuses pour s’acquitter des tâches qui leur sont confiées, et qu’il leur faut « faire plus avec moins », au détriment de la qualité du service rendu et de leur propre santé :
« Cette tension sur les effectifs induit un manque de souplesse dans l’attribution des congés et une plus grande fatigue voire pénibilité du travail. »
Dans ce contexte, les hiérarchies intermédiaires sont elles aussi sous pression. Elles doivent remédier, sur le terrain, à ces manques d’effectifs, mais ne disposent ni de l’autonomie ni des moyens qui leur permettraient de s’acquitter convenablement de cette mission : cela « constitue une source de stress importante ».
Au total, ces agents et ces cadres communient dans « le sentiment d’une absence de prise en compte des particularités locales » et d’un manque d’écoute de la part de leurs hiérarchies : ils partagent l’impression que les dispositifs déployés dans le cadre des incessantes réorganisations qui leur sont imposées ont pour fonction première de les « convaincre de la pertinence de choix déjà arrêtés » par leurs directions, qui négligent de les consulter, d’écouter leurs avis, et de débattre avec eux des solutions préconisées.
Pour les membres de la commission Kaspar, La Poste se trouve ainsi confrontée aux limites de sa transformation en « entreprise compétitive ». Elle reste, certes, « imprégnée par l’idée de l’intérêt général, ce qui constitue au demeurant une part importante de son capital immatériel ». Mais « dans certaines fonctions, l’instauration d’objectifs commerciaux a pu être vécue difficilement par certains agents », car « l’attitude visant à solliciter un acte d’achat de la part d’un client est évidemment différente de celle qui consiste à fournir un service standard à un usager ». Cette nouvelle attitude génère de « fréquents conflits de valeurs dont témoignent les postiers, qui sont pour une bonne partie entrés dans l’entreprise comme fonctionnaires et se trouvent désormais insérés de plain-pied dans une économie des services hyperconcurrentielle ».
Au surplus, la recherche incessante de plus de productivité et la réduction des effectifs « ont débouché sur des organisations du travail beaucoup plus tendues qu’auparavant », calculées « au plus juste », avec le double résultat que « le temps disponible pour la communication managériale et l’échange avec les supérieurs hiérarchiques s’en est trouvé limité » et qu’« un surcroît de travail ou l’absence d’un collègue ont des conséquences immédiates sur le collectif, qui ne dispose pas du “mou” pour absorber la différence ».
Les membres de la commission Kaspar estiment qu’il faut donc que La Poste réinvente et améliore son modèle social, devenu trop rigide, qui « ne répond plus aux exigences » du changement continu et des réorganisations incessantes qui sont imposés aux salariés. À cette fin, la direction du groupe doit rééquilibrer son pilotage de l’entreprise, en renforçant, notamment, l’attention portée au bien-être et à la santé au travail. Elle doit aussi assouplir – « desserrer » – les contraintes qu’elle fait peser sur les effectifs, en procédant aux embauches qui lui permettraient d’assurer à ses employés « une nécessaire respiration pendant la mise au point des nouvelles méthodes de conduite du changement ».
Car ce n’est que par cette « refondation de la régulation et du dialogue social » que le malaise des postiers sera dissipé, et que les drames comme ceux qui se sont produits en Bretagne à l’hiver 2012 pourront être évités.
Un rapport « trop timoré » ?
Du point de vue de la direction du groupe – qui va, nous y reviendrons, s’appuyer sur ses préconisations pour formuler des propositions présentées comme novatrices –, la fin des travaux de la commission Kaspar doit refermer une parenthèse ouverte en mars 2012. Mais d’autres observateurs considèrent que le « Grand Dialogue » n’a pas suffisamment répondu aux attentes des salariés et de leurs représentants.
Astrid Herbert-Ravel, très investie, depuis le dépôt de sa plainte, dans la déconstruction de certains discours des dirigeants de La Poste, estime ainsi, à l’unisson de nombreux syndicalistes, et après l’avoir minutieusement analysé, que le rapport Kaspar reste très en deçà de ce qu’il devrait être. Selon elle, ses auteurs, peut-être parce qu’ils n’ont pas voulu heurter leurs commanditaires, se montrent beaucoup trop timorés lorsqu’ils prétendent pointer les limites du modèle social de transformation de La Poste – et leur restitution des réalités sociales du groupe s’en trouve biaisée :
« Le rapport évoque les problèmes en creux, explique-t-elle. On présente les choses sous leur bon aspect pour les atténuer au maximum, et on essaie de compenser un peu ce déséquilibre dans les préconisations : pour cerner ce qui ne va pas, suggère-t-on, il faut aller voir du côté des solutions qu’il serait bon de mettre en œuvre. Le diagnostic en creux est sans appel et met en cause le mode de gouvernance de La Poste, les changements mal appréhendés et conduits au bulldozer, un contrat social en berne – puisqu’il préconise un vrai saut qualitatif en matière de gestion sociale. Mais comment se fait-il qu’une telle adaptation soit encore nécessaire, alors que le groupe se vante depuis des années d’être, dans ces matières, précurseur et volontariste ? C’est ce qui n’est pas dit. Or, comment pourrait-on espérer établir un dialogue social honnête et productif en le fondant sur un diagnostic en creux, qu’on n’ose pas énoncer clairement ? »
Astrid Herbert-Ravel poursuit :
« L’intérêt principal, incontestable, du rapport de la commission Kaspar est de conférer officiellement une réalité au mal-être des postiers, et de montrer qu’il excède des “cas individuels”. On sort donc de la sempiternelle thèse selon laquelle ces salariés seraient fragiles ou inadaptés. Cependant, le rapport ne fait qu’effleurer les raisons profondes de ce malaise. Ses auteurs, en effet, égratignent la direction, mais ne remettent pas en cause ses choix fondamentaux. Les limites du modèle qui a présidé aux réorganisations ne sont pas clairement attribuées à des décisions managériales prises au plus haut niveau de l’entreprise : elles sont plutôt assimilées à des effets collatéraux d’une stratégie de modernisation présentée comme inévitable. Le malaise des salariés n’est jamais relié explicitement à la gouvernance de l’entreprise, à l’organisation du travail, aux méthodes du management : cela donne l’impression, étrange, que les manifestations de ce malaise, mesurées par des indicateurs sociaux, lui seraient étrangères, et que rien, dans la gestion du groupe, n’expliquerait finalement la dégradation du climat social. Le rapport Kaspar évoque à demi-mot une réalité problématique, mais il n’exprime pas les choses clairement, et s’appuie parfois sur des données imprécises, voire erronées : il s’agit de ne pas décevoir les postiers mais de ne pas inquiéter non plus la direction, et c’est là toute la limite de l’exercice. Sa lecture laisse perplexe : ce n’est qu’au travers des préconisations relatives à la mise en place d’une nouvelle gestion sociale – et donc de ce qu’il conviendrait d’améliorer et des mesures à instaurer – qu’on voit apparaître, en creux, ce que sont réellement les conditions de travail des postiers. Paradoxalement, le lecteur ne perçoit pas cette réalité dans ce qui en est dit, mais par le biais de ce qui est tu.
Et finalement, cette lecture laisse un goût amer, et l’impression qu’on manque là une occasion de poser un vrai débat – jamais on ne s’interroge, par exemple, sur ce que doit devenir le service public postal, alors que cette question est essentielle : on feint de croire qu’on pourra assumer un service universel avec des moyens en baisse constante, et qu’il aura la priorité sur les autres activités de La Poste, évidemment plus rentables. Et on néglige que les postiers, qui ne sont pas – le rapport le souligne honnêtement – hostiles par principe au changement, sont les otages de cette ambiguïté, contraints à de grands écarts permanents. »
Astrid Herbert-Ravel estime donc que Jean-Paul Bailly a « toutes les raisons de se féliciter du rapport Kaspar », dont les auteurs se montrent selon elle trop complaisants à l’égard de la stratégie qu’il a mise en place :
« Moyennant quelques ajustements, et contre la promesse de quelques emplois, négligeables par rapport aux réductions d’effectif déjà opérées ou à venir, il se trouvera conforté dans sa gestion. »