Afin de faire connaître la réalité des morts aux frontières de l’Europe, des associations de défense des personnes migrantes et des collectifs de la société civile ont entrepris le comptage des décès aux frontières et l’estimation du nombre de personnes disparues. Le réseau européen United for Intercultural Action entame en 1993 le recensement des morts à partir des informations parues dans la presse écrite internationale. Ses statistiques informeront de nombreuses cartographies critiques des politiques frontalières. Plus tard, le journaliste italien Gabriele del Grande engage une démarche similaire dans le cadre de l’observatoire Fortress Europe. La base de données The Migrants Files, constituée par un consortium de journalistes en 2013, reprend et complète les chiffres avancés par ces deux sources.
À peu près à la même période, le programme de recherche The Human Costs of Border Control de l’université d’Amsterdam s’appuie pour sa part sur les actes de décès enregistrés par les autorités des différents pays du sud de l’Union européenne (UE) pour construire sa propre base de données, qui sera ensuite reprise et mise à jour par le Comité international de la Croix‑Rouge. Ce travail de quantification est d’autant plus important que ni les États nationaux ni l’UE ne produisent de statistiques sur ces morts. Leur dénombrement permet de les visibiliser et d’étayer leur dénonciation comme un effet direct du durcissement des politiques sécuritaires et des techniques de contrôle des migrations mis en œuvre par l’Union à partir de la fin des années 1980.
Depuis presque dix ans, en s’appuyant sur les mêmes méthodes de collecte d’informations déjà employées par les activistes qui l’ont précédée, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) produit des statistiques qui font désormais autorité : 28 808 personnes sont décédées ou disparues en Méditerranée entre janvier 2014 et janvier 2024. Contrairement aux associations, l’OIM n’établit aucun lien entre ces morts aux frontières et les politiques migratoires. Charge à celles et ceux qui reprennent ces chiffres de les appréhender dans une autre logique que celle du fait divers tragique.
Quelle que soit l’orientation politique sous‑jacente à l’opération de comptage, tous les collectifs qui se sont penchés sur cette réalité constatent l’augmentation alarmante depuis les années 2000 du nombre de vies perdues sur les routes migratoires et aux abords des frontières en raison des conditions de déplacement extrêmement précaires, qui poussent les personnes vers des zones d’exposition aux « vicissitudes de la nature », transformant la mer et, bien avant la mer, le désert en scènes de mort.
S’engager autrement pour les morts s’est traduit pour la squadra catanaise par la création d’une base de données permettant de rassembler les informations sur les corps retrouvés en Méditerranée éparpillées dans les archives des différentes institutions locales traditionnellement associées à la gestion des morts (comme le cimetière ou l’état civil) ou liées à la gestion des migrants (telles que la police). C’est une véritable innovation qui vient combler un manque : il n’existe aucune institution, aucun dispositif conçu par les autorités – que ce soit au niveau local, régional, national ou européen – dont l’objectif serait de retrouver les noms des personnes décédées aux frontières.
Au cours des dernières années, des activistes ont essayé de contribuer aux recherches des familles en quête de leurs proches, tout comme aux efforts d’identification lorsque des pêcheurs récupéraient des corps en mer ou lorsque des passants retrouvaient des morts sur les côtes. Mais il s’agissait à chaque fois d’actions ponctuelles, d’expériences isolées, conduites sans le soutien des institutions qui prennent en charge les morts. En 2007, un Commissariat extraordinaire pour les personnes disparues est inauguré au sein du ministère de l’Intérieur italien. Il ne s’intéressera aux morts de la migration que six ans plus tard, au moment des naufrages particulièrement meurtriers survenus au large de Lampedusa. Mais la liste du ministère de l’Intérieur ne recueille les signalements que d’une partie réduite des personnes portées disparues au large des côtes italiennes.
Le pari de l’équipe que nous avons suivie à Catane a consisté à tenter de mettre en lien des informations existantes mais éparses concernant les morts – qu’elles soient consignées dans la déclaration d’un compagnon survivant archivée par la police, dans un formulaire de légiste ou dans un extrait d’état civil. Une fois connectées et exploitées, elles permettraient de relier un corps à un nom, à une histoire, à une famille. Au fil de l’enquête, certains se verront attribuer des prénoms, d’autres n’existeront que sous leur numéro d’emplacement au cimetière ; peu d’entre eux retrouveront une identité.
À propos de la femme débarquée le 8 janvier 2018, les seules informations recueillies sont un pays d’origine et un tatouage en forme d’étoile. Pour celles et ceux qui vivent auprès de ces morts, elle est devenue la « femme à l’étoile ». Afin de rendre compte de la diversité de ces formes d’existence, quelques lignes sur ces inconnus plus ou moins identifiés apparaissent entre les chapitres de cet ouvrage.
En retraçant l’histoire de ce projet, nous suivons trois lignes d’exploration. Il s’agit tout d’abord de rendre compte de la mobilisation d’un petit groupe de Catanais pour et par les personnes migrantes décédées en Méditerranée, mobilisation qui se déploie dans un contexte d’indifférence générale et un environnement politique marqué au niveau national par la criminalisation non seulement des personnes prêtes à prendre tous les risques pour gagner l’Europe, mais également de celles qui leur viennent en aide.
La façon dont les institutions nationales et municipales s’occupent concrète‑ ment des morts dont les corps sont arrivés à Catane depuis le début des années 2010 permet ensuite de réfléchir aux modalités de leur traitement et aux évolutions que celles‑ci ont connues.
Enfin, à travers la base de données mise en place par la squadra, nous interrogeons le devenir des morts en parcourant l’itinéraire de leur dépouille. La mobilité des corps nous a conduits à porter le regard sur leur capacité à agir sur le monde qui les entoure. Quoique inertes, ils ont une vie, ils opèrent dans la réalité et doivent être compris à la fois dans leur matérialité, en tant qu’objets à gérer, et dans leur dimension symbolique, en tant que réceptacles et vecteurs de contenus politiques. Loin de leurs proches, ces défunts mènent une existence post mortem « ailleurs », auprès de personnes qui ne se contentent pas de prendre en charge leur corps mais nouent des relations avec eux. Ensemble, ces trois lignes permettent d’examiner les rapports qu’entre‑ tiennent les vivants et les morts.
L’anthropologie s’est intéressée depuis ses débuts aux pratiques, aux idées et aux artefacts mobilisés dans une société à la mort d’un de ses membres, mais beaucoup plus tardivement au traitement des corps étrangers à la communauté, d’autant plus lorsque la mort de ces personnes survenait dans des espaces troubles, liminaires, tels que les frontières. À partir des grands naufrages survenus sur les côtes de Lampedusa en octobre 2013, de leur retentissement et d’autres événements tragiques qui ont suivi à partir de 2015, dans le contexte de ce que le discours politique et médiatique appelle communément la « crise migratoire », la question s’est imposée.
Plusieurs recherches se sont penchées sur la façon dont la mort aux frontières et, plus généralement, la mort en contexte de migration est une question présente (active, agissante) chez les personnes migrantes tout le long de la trajectoire de migration. Depuis l’organisation du départ jusqu’à l’arrivée sur le territoire européen, en passant par les différentes étapes de la traversée, la mort a pu être appréhendée comme horizon spectral, acquérir une forme très concrète à travers le décès de compagnons de route ou les mécanismes de prévoyance de son propre décès, devenir une apparition fantomatique, pour ne mentionner que quelques formes de présence étudiées et qui permettent d’offrir une lecture alternative et complémentaire à celle du dénombrement, investie surtout par des collectifs militants.
La mort aux frontières, comme plus largement la mort en contexte de migration, agit également sur la société qui est amenée à s’occuper des corps retrouvés. Elle laisse des traces, elle marque l’espace de l’accueil de l’Autre comme signature – déstabilisante, non ordinaire, problématique – d’une présence qui devient radicale dans et à travers la mort. Ces morts qui pointillent les frontières européennes informent, voire perturbent l’imaginaire des sociétés qui les reçoivent. La mobilisation du petit groupe de personnes que nous avons fréquenté à Catane est née d’un constat, celui de l’existence d’une distinction fondamentale dans la prise en charge des morts par les autorités publiques. De la même façon que nous ne sommes pas toutes et tous égaux dans la vie, nous ne le sommes pas non plus dans la mort.
Les formes différentielles de traitement des corps ne peuvent d’ailleurs se comprendre qu’au regard des politiques restrictives en matière de migration tant au niveau national qu’au niveau européen. Traités comme des indésirables lorsqu’ils étaient en vie, ces morts demeurent pour beaucoup non légitimes, voire infâmes, et s’inscrivent en cela dans la lignée des dépouilles dérangeantes. À l’acharnement à vouloir contrôler et identifier les vivants répond l’indifférence des politiques européennes envers les morts. À l’échelle locale, dans les communes côtières qui les reçoivent, la présence de ces corps pose problème. Où seront‑ils enterrés ? Comment ? À qui en incombent les frais ? Toutes ces questions font l’objet de tensions entre les différents collectifs et institutions mobilisés autour de ces défunts.