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Rencontre avec un homme vulnérable

Hommage à Otis Redding, né il y a 80 ans

par Pacôme Thiellement
9 septembre 2021

Intitulé L’enquête infinie, le nouveau livre de Pacôme Thiellement fait mardi prochain (14 septembre) l’objet d’une présentation publique à la Librairie Le Monte en l’air à Ménilmontant, en présence de l’auteur. Ce livre propose, en cinq-cent pages, une vingtaine d’exégèses consacrées à des figures mythiques (Le Sphinx, Jack l’éventreur, le petit Grégory), des écrivains (Edgar Allan Poe, Alfred Jarry, Antonin Artaud, Philip K. Dick), un peintre (Vincent Van Gogh), des cinéastes (Tod Browning, Alfred Hitchcock, Federico Fellini, Robert Altman, Charlie Kaufman), des musiciens (Otis Redding, David Bowie), un « humoriste » (Andy Kaufman), des séries télévisées (Millennium, Dollhouse) ou des sujets de société (la théorie du complot, l’effet Mandela, la spéculation financière), tous lus sous un prisme gnostique, et avec l’ambition de raconter une genèse alternative de notre époque. Parce que ces exégèses, depuis maintenant des années, nous donnent à penser et nous apprennent à voir (les films, les séries), entendre (les chansons), lire (la poésie, les livres en général), nous en proposons ici, en guise de présentation et d’invitation à découvrir la suite, et avec l’amicale permission de l’auteur, quelques belles et « bonnes feuilles ». Il y est question d’un immense artiste qui, aujourd’hui, 9 septembre 2021, aurait eu 80 ans.

Nous allons bientôt mourir et nous sommes encore des enfants. Nous croyons agir en adultes en masquant nos faiblesses, mais, ce faisant, nous les projetons sur autrui et leurs hésitations nous rendent intolérants et violents. Nous croyons agir en êtres responsables en reléguant l’apprentissage de la vie au rang des passe-temps de la bourgeoisie, mais cela nous rend aussi bêtes, agressifs et dangereux que les hommes de pouvoir dont nous combattons la domination. Nous avons peur de notre gentillesse, peur de nos doutes et de nos convictions, mais ce que nous révélons alors de nous-mêmes, c’est notre immaturité, notre infantilité.

Et nous le savons. Nous le savons très bien. Nous le savons à travers les chansons que nous écoutons, sur lesquelles nous dansons et à travers lesquelles nous rêvons. Nous le savons à travers ces chansons qui nous accompagnent tout le long de notre vie. Elles ne nous parlent ni de notre force ni de notre aplomb : elles parlent de notre fragilité. Elles n’encouragent pas notre agressivité : elles transfigurent nos faiblesses. Ces chansons parlent d’une humanité douce et fragile et nous encouragent à assumer, pour nous-mêmes, cette fragilité et cette douceur. Elles nous parlent de notre rencontre avec un homme vulnérable.

Otis Redding nait le 9 septembre 1941 à Dawson, en Géorgie. Il passe son enfance à Macon et meurt le 10 décembre 1967 à Madison. Son premier album sort en 1964. Il n’aura donc que trois ans pour produire une des plus belles œuvres qu’un homme ait donné à l’humanité. Trois ans pour enregistrer et publier six albums qui nous apparaissent aujourd’hui comme une sorte d’art d’aimer et de vivre. Qui était cet homme ? L’art de Redding est unique en ce que la joie la plus naturelle s’y associe à une tristesse intense, une sensualité ardente et une puissante bonté. Otis est ce colosse hypersensible capable de rire de son propre chagrin et de mettre en scène ses instants de plus grande fragilité. Beau et sympa, il ressemble un peu à un Égyptien, avec ce « mélange d’une joie plaintive ou d’une plainte entrecoupée de transports joyeux qui, déjà, dans le monde ancien, présidaient à tous les actes de leurs vies » comme disait Nerval. « Otis était très proche des gens, dira son manager Phil Walden. C’est pour cela qu’il était tellement aimé. Il ne se comportait jamais comme une star. »

Otis Redding travaillait comme puisatier quand il enregistra son premier morceau pour Stax. Les studios étaient à Memphis. Il y avait conduit Johnny Jenkins et il insista toute la journée auprès d’Al Jackson, le batteur de Stax, pour qu’on lui laisse chanter une chanson. L’histoire veut qu’il ait tellement insisté que Jackson convainquit les autres de le laisser faire uniquement pour avoir la paix, pensant qu’il aurait plus vite fait de le laisser se viander que de l’entendre revenir à la charge. Il était si flou dans ses directives que Steve Cropper, qui allait devenir son collaborateur principal et le co-auteur de toutes ses grandes chansons, laissa sa guitare cinq minutes, balança un si bémol sur le piano et tenta de lui faire succéder ce que Redding lui avait évoqué négligemment comme des « accords d’église » pour accompagner son chant. Mais dès qu’il se mit à fredonner les paroles, le résultat donna à toutes les personnes présentes la chair de poule. C’était « These Arms of Mine ». « A ce moment-là, les poils de mes bras se sont dressés, se souviendra Cropper. Personne n’avait une voix comme ça. »

Otis Redding n’aurait probablement jamais pu exister sans Stax, une compagnie de disques qui était beaucoup plus qu’une simple compagnie de disque. C’était l’invention d’un son, la Southern Soul ou Deep Soul, et une philosophie de vie sans laquelle le mouvement des droits civiques n’aurait probablement pas été ce qu’il a été. Stax est la création d’un petit homme débrouillard, Jim Stewart, et de sa sœur Estelle Axton (St pour Stewart, ax pour Axton). Et Stax dura aussi longtemps qu’une initiative humaine : moins de vingt ans, de 1958 à 1975. Installé dans un ancien cinéma excentré de Memphis, assez vite rejoints par Al Bell, Stewart et Axton feront de Stax le lieu de la mixité raciale. C’est leur deuxième single qui fait office de signature : « Last Night » des Mar-Keys. Le groupe de Steve Cropper et de Donald « Duck » Dunn deviendra celui d’Otis Redding. Puis c’est « Green Onions » de Booker T., un multi-instrumentiste de 18 ans capable de jouer de la basse, de la batterie, de la guitare et du trombone, mais qui se transforme en homme de feu lorsqu’il passe à l’orgue. Sur « Green Onions », on entend Booker T., Steve Cropper et sa guitare qui sonne comme un rasoir, Donald « Duck » Dunn à la basse et l’immense Al Jackson : soit quatre des principaux futurs collaborateurs d’Otis. Ils deviennent ensuite les MG’s. Deux noirs et deux blancs : le premier groupe multiracial.

Après une poignée de singles, Otis sort son premier album en 1964. C’est Pain in My Heart, dont le morceau-titre enfonce le clou de « These Arms of Mine » et apporte deux de ses futures signatures : les petits commentaires à la guitare de Cropper et le crescendo de cuivres. Sa formation initiale, comme presque tous les chanteurs de soul et de rock, est le gospel (son père était pasteur à mi-temps). Mais son inspiration vient surtout de Little Richard et de Sam Cooke.

Little Richard, d’abord, originaire de Macon comme lui. « Sans Little Richard, je ne serais pas là » dira Redding. C’est dingue de se dire que Little Richard mourra 53 ans après celui qu’il a influencé. Il aura le temps de vivre plus de deux vies de plus que Otis Redding. De Little Richard, on peut dire qu’il a influencé absolument tout le monde : Jimi Hendrix, James Brown, Paul McCartney, David Bowie, Prince, etc. Little Richard a inventé, non seulement une énergie spéciale (une intensité de preacher extraterrestre), une écriture poétique spéciale (entre la comptine et la blague salace incompréhensible), un débordement scénique spécial, une manière de hurler aigu spéciale, mais aussi une joie spéciale : ce qu’on voyait comme l’excentricité d’un gay, mais qui est surtout l’expression d’un plaisir sans limites. Les chansons que Redding citera comme ses préférées ne sont pas les plus joyeuses. Ce sont « Directly From My Heart To You », la ballade envoûtante, et « I Don’t Know What You’ve Got But It’s Got Me », qui est quasiment déjà une chanson d’Otis, avec sa guitare obsédante, ses cuivres brûlants et cette plainte incroyable, ces cris et ces larmes.

Quant à Sam Cooke, il amorce une recherche que Otis approfondira et portera à la perfection : l’expression de la vulnérabilité masculine. Qu’est-ce qu’un homme ? Est-ce que ça pleure, un homme ? Est-ce que ça se plaint ? Est-ce qu’un homme avoue ses peurs et sa fragilité ? Ce sont toutes ces questions que pose la musique soul. Sam Cooke n’est pas encore cet homme mais ses chansons sont déjà celles de celui-ci. Et déjà la difficile séparation avec le gospel, comme si la prière ou la lettre d’amour qu’il inscrivait dans la musique devait changer de destinataire. La chanson soul, c’est une confession publique. Mais pas devant Dieu ou le Temple : devant une femme en qui le chanteur attend l’amour et la puissance que le gospel attribue à Dieu. La chanson soul, c’est l’expression d’un homme qui admet ses erreurs et avoue son incomplétude. La chanson soul, c’est la voix d’un homme qui sait qu’il n’est pas parfait, mais qui essaie, tant bien que mal, d’être lui-même, dans un processus d’individuation qui ne s’oppose pas à un engagement politique mais le complète. Ce n’est pas la peine de vouloir changer le monde si l’on ne veut pas simultanément se changer soi-même.

Peu de temps avant sa mort le 11 décembre 1964 à Los Angeles, Sam Cooke avait réussi à opérer un passage entre les publics noir et blanc que Otis Redding allait porter à son pinacle les années qui suivraient. Avec Ray Charles, il avait transmuté l’énergie du gospel en musique populaire. Mais surtout, inspiré par l’exemple du « Blowin’ in the Wind » de Bob Dylan, en écrivant « A Change is Gonna Come » et en le publiant en février 1964, il avait donné au mouvement des droits civiques son hymne :

Je suis né près d’une rivière, dans cette petite tente,
Et comme cette rivière, je n’ai fait que filer
Ça a pris du temps, beaucoup de temps
Mais je sais qu’il va y avoir du changement

Ça a été très dur de vivre, et j’ai peur de mourir
Je ne sais pas ce qu’il y a là-haut, au-delà du ciel
Ça a pris du temps, beaucoup de temps
Mais je sais qu’il va y avoir du changement

Je vais voir un film, je vais en ville
Et quelqu’un continue à me dire : « Ne reste pas ici »
Et je vais voir mon frère, et je demande à mon frère : « M’aideras-tu ? »
Mais il me frappe, me met à terre, sur les genoux

Pendant un temps je me disais que je ne tiendrais pas
Mais maintenant je sais que j’arriverais à avancer
Ça a pris du temps, beaucoup de temps
Mais je sais qu’il va y avoir du changement

Sam Cooke hante littéralement toute la discographie d’Otis Redding. Otis le convoque sur ses cinq premiers albums, avec des reprises splendides. Il reprend « You Send Me », le premier grand tube de Cooke, dès Pain in my heart et « Nothing Can Change This Love » dans Soul Ballads. Puis, après sa mort, c’est carrément « Shake », « Wonderful World » et « A Change is Gonna Come » dans Otis Blue, puis « Chain Gang » et « Nobody Knows You (When You’re Down and Out) » dans The Soul Album. Et enfin « Tennessee Waltz » sur Dictionnary of Soul. Sur sa reprise de « A Change is Gonna Come », Otis enlève les cordes, bien sûr (il n’y a jamais de cordes sur les chansons d’Otis Redding) et tout démarre sur un solo de trompette funèbre de Wayne Jackson, comme si on assistait à un enterrement. Avec un arrangement parfait – les commentaires à la guitare de Steve Cropper, la batterie très sèche d’Al Cooper et les cuivres omniprésents – Otis Redding chante la chanson comme s’il assistait à l’enterrement de Cooke. Il se l’approprie, même si cette reprise semble une annonce de ce qui sera sa réponse à « A Change is Gonna Come » et également une chanson dont la publication se confond avec sa propre disparition : « (Sittin’ On) the Dock of the Bay ».

Les cuivres sont tellement omniprésents dans ses chansons qu’ils accompagnent Otis Redding comme des chœurs. D’ailleurs il n’y a quasiment jamais de chœurs : autre spécificité, autre singularité d’Otis dans le monde de la soul, surtout si on pense à son maître Sam Cooke ou à Aretha Franklin, géniale prêtresse accompagnée de sa troupe d’anges mélodiques. Les deux seules exceptions sont une face B ratée, « Mary’s Little Lamb », et « I’ve Got Dreams to Remember », très beau morceau posthume co-écrit avec sa femme Zelma, mais où les chœurs (pas moches mais pas nécessaires) ont été ajoutés après sa mort. Ni cordes ni chœurs : l’esthétique d’Otis Redding tient presque spécifiquement dans la solitude d’une voix d’homme perdu au milieu d’une forêt de cuivres avec les arpèges de guitare qui lui servent de filet. Alors que l’homme pleure et pose des questions, les cuivres montent, descendent, le disputent, le consolent, amorcent des réponses. Toutes les sections de cuivres sont d’ailleurs « écrites » par Otis qui les chante aux musiciens. D’où « Fa-fa-fa-fa-fa » : une idée de Steve Crooper qui suggère à son ami que ses onomatopées feraient un excellent titre de chanson. Et Otis embraie, et en fait une sorte d’art poétique :

Fa-fa-fa-fa-fa
Je continue à écrire ces chansons tristes
Les chansons tristes, je connais que ça

Elle a une jolie mélodie
N’importe qui peut la chanter n’importe quand
Ce qui est dans ton cœur te fera vibrer

Toute l’œuvre d’Otis Redding est ascensionnelle. Chaque disque est un cran au-dessus du précédent. Leur beauté ne fait que progresser jusqu’à sa mort. Disque après disque, concert après concert, il n’a fait que s’améliorer. Otis était humble, et son génie tient en grande partie à son usage de l’humilité. Il ne se croyait pas un très grand chanteur, mais un chanteur capable de toujours faire mieux. Qu’est-ce que c’est, un homme ? Un homme, c’est quelqu’un qui est capable de ne pas refaire les mêmes erreurs. Mais Otis doit faire mieux toujours plus vite. Et il invente cette technique qui lui permet de faire vite sans bâcler : une sorte d’usage intense de l’instant, comme si chaque heure lui permettait de travailler pendant des semaines. « Quand Otis entrait, il faisait monter la sauce d’un coup, dira Donald Dunn. Parce que vous saviez que quelque chose de différent allait arriver. »

Les séances de composition sont presque toujours identiques, et avec presque toujours les deux mêmes : Otis Redding et Steve Cropper, enfermés tous les deux au Lorraine Motel, l’hôtel, tenu par deux afro-américains, que les studios Stax ont transformé en Q.G. pour leurs artistes, composant toute la journée et toute la nuit. Otis a au moins quinze idées avant chaque rencontre, et, dès qu’il prend la guitare posée à côté de lui, il commence à improviser une nouvelle chanson. Une merveille comme « Mr. Pitiful », par exemple, a été littéralement composée en moins de temps qu’il n’a fallu pour la jouer. Cropper et Redding sont dans la rue et apprennent qu’un DJ de WDA, A.C. « Moohah » Williams, a surnommé Otis « Mr. Pitiful » à cause de la tristesse de ses chansons. Crooper lui dit que ça ferait un bon titre et Otis embraye automatiquement et improvise la chanson dans la rue en avançant vers le studio et en tambourinant sur ses genoux.

En studio, Otis est la joie même, avec tout le monde, tous les musiciens, tous les employés. Et il fait tout en un maximum de trois prises. Ça pourrait témoigner d’une sorte de facilité, mais ce n’est pas ça du tout : c’est un sentiment d’urgence. Otis a toujours un avion à prendre : pour un concert ou pour rentrer chez lui. Il disait souvent cette phrase bizarre à Cropper : « I want all of my days ». Je veux tous mes jours : ce qui veut dire qu’il n’a pas de temps à perdre. Chaque jour compte. Une chanson comme « Ole Man Trouble » évoque le guignon que Otis sent accroché à lui, comme s’il portait une vieille malédiction de poète baudelairien, et la crainte d’avoir à partir très jeune :

Vieil homme de malheur
Va chercher quelqu’un d’autre à qui t’en prendre
Je vis ma vie maintenant tu vois
S’il te plaît éloigne-toi de moi

Même dans « Just One More Day », on sent que le temps ne sera pas très long. Il demande un jour de plus à son amoureuse, mais aussi à Dieu, au Temps ou à lui-même, pour avoir la possibilité de vivre et de chanter un peu plus, un tout petit peu plus que ce qu’il a devant lui… Et on l’entendra encore se plaindre du peu de temps qui lui reste dans « A Waste of Time », publié sur un de ses albums posthumes, The Immortal Otis Redding. C’est déchirant :

Il n’y a que 24 heures dans une journée
Ça ne laisse pas beaucoup de temps pour jouer
Je n’aime pas ça de toutes façons
Mon cœur ne peut plus supporter un jour de plus comme ça
Écoute-moi
Bien des filles m’ont dit
« Otis, je t’aime »
Elles me l’ont dit du fond de leur âme
Et pourtant elles ne le pensaient pas.
On m’a laissé tomber
Par terre, sur le sol
Et on m’a présenté comme
Le plus grand crétin qui ait jamais posé les pieds sur cette Terre

On pense à la parole de Jésus dans l’Apocryphe de Jacques, le grand texte Sans Roi retrouvé à Nag Hammadi en 1945 :

« Si vous considérez depuis combien de temps le monde existait avant vous et combien de temps il existera après vous, vous trouverez que votre vie n’est qu’un seul jour et vos souffrances ne durent qu’une heure. »

Un premier très grand chef d’œuvre, c’est « I’ve Been Loving You Too Long », coécrit avec Jerry Butler, qui semble faire la synthèse de ce que tous les morceaux précédents ont trouvé. Le principe sur lequel il est écrit, c’est la montée par paliers : on part de la ballade très douce jusqu’à une plainte explosive, et ça passe par des crescendos de cuivres et des breaks marqués à la batterie, alors que la guitare et le piano font des arpèges obsédants. Otis commence très calme, et à la fin, il semble presque à bout, poussé par les cuivres et le piano du jeune Isaac Hayes, qui intègre le groupe à partir de l’album Otis Blue avec son jeu étrange, répétitif, malingre, maladif.

C’est en concert que la chanson va devenir mythique. Chaque break et chaque crescendo de cuivres deviennent délirants, et Otis alterne la joie de chanter (à travers les blagues avec son public et les sourires) et cette espèce de mélange de tristesse et d’espoir dans ce qu’il chante… Sans compter les cris qu’il pousse à chaque fois que les cuivres repartent et que le public s’excite… Personne n’est allé aussi loin dans la simultanéité de la joie et de la tristesse, d’une totale sincérité et d’un détachement tout aussi total. L’énergie qu’il a en studio est délirante, mais, pour celle qu’il dégage en concert, il n’y a tout simplement pas de mots. Otis ne danse pas très bien. Ce n’est pas James Brown. Souvent il ne sait pas quoi faire de ses bras et il s’agite sur place, mais son énergie est telle qu’on s’en fiche complètement. On est focalisé par sa voix, son regard et son sourire. Et quand les cuivres hurlent, il donne des coups de hanche qui font fondre le public d’amour. Il se donne des coups de poing sur la poitrine et danse en sautillant.

Ce jeune homme qui a l’air de faire vingt ans de plus que son âge ne va pas tarder à impressionner tous les artistes psychédéliques les plus baroques et excentriques de son époque en leur proposant sa poétique à la fois sobre et émotionnelle. C’est le samedi 17 juin 1967 au Monterey Pop Festival qu’il va tous les faire halluciner. Il est programmé en dernier le deuxième jour du festival, devant une foule énorme, au milieu des concerts de Jimi Hendrix, Janis Joplin, le Byrds, les Who, Simon & Garfunkel et même Ravi Shankar. Quand son groupe monte, Jefferson Airplane vient de terminer son set. Les hippies se calment, se taisent, écoutent. Otis arrive avec son costume bleu-vert et hurle « Shake ». Et il tient son micro si fort qu’il pourrait le briser de sa main. Il enchaîne avec « Respect », « I’ve Been Loving You Too Long », « Satisfaction » et « Try a Little Tenderness ». En seulement vingt minutes, Otis Redding a bouleversé tout le monde, public comme musiciens. On a décrit Jimi Hendrix pâmé d’admiration et Brian Jones en larmes. Le concert au Monterey Pop Festival le rendra très heureux. « Je les ai mis par terre ! » dira-t-il hilare à sa femme Zelda. Par contre, il doit se reposer : intervention chirurgicale à la gorge, ablation des polypes. Il ne lui reste que trois mois à vivre.

Trois mois, seulement. Comme disait Redding à Steve Cropper : « I want all my days ». Qu’est-ce qu’ils se seront amusés et stimulés, Steve Cropper et Otis Redding. Ce qui les a rendus si bons c’est qu’ils ont d’abord voulu se surprendre l’un l’autre. Quand ils reprenaient une ballade, ils en faisaient un morceau rapide, et quand ils reprenaient un morceau rapide, ils en faisaient une ballade. Et ils ajoutaient toujours une intro sans rapport avec l’original et une coda plus étrange encore. « The Glory of Love » commence par une question des cuivres, puis la ballade commence, et au deuxième couplet, intervient le double coup du cross-stick comme un métronome ou un cœur qui bat. Extraordinaire idée, ce double coup du cross-stick pour intensifier la chanson : C’est une idée d’Al Jackson et il la reprend sur « Try a Little Tenderness ». La batterie qui double le tempo de la guitare et qui excite et intensifie la voix… Ce truc qui monte et qui renvoie aussi à l’horloge qui annonce l’imminence de son départ : pas seulement l’avion à prendre – puisque Otis a toujours un avion à prendre – mais aussi sa mort, ou son dernier avion.

« Try a Little Tenderness », reprise d’un classique de Tin Pan Alley totalement transfiguré par un arrangement intense et ascensionnel, est peut-être un des plus beaux morceaux de la discographie d’Otis Redding : avec l’introduction funèbre aux cuivres qui développe l’idée initialement testée sur la reprise de « A Change is Gonna Come » (toujours cette imminence de la mort), Steve Crooper qui fait des espagnolades sur la guitare, le cross-stick d’Al Jackson et Otis qui passe de la ballade calme à l’épuisement.

Il y a cet enregistrement télévisé à Cleveland le 9 décembre 1967, la veille de l’accident d’avion qui coutera la vie à Otis et aux Bar-Keys, le nouveau groupe qu’il avait désormais avec lui pour l’accompagner dans les tournées et qui l’accompagnera de l’autre côté. Tout passe dans son visage pendant qu’il chante « Try a Little Tenderness » : le sexe doux et moins doux, la tristesse, l’amour, la spiritualité, le destin, le regret et la joie. Une joie incroyable, toujours. Ce sourire qui vous fait pleurer. Comme souvent à ses débuts, Otis porte un pull col V de noir américain middle-class sans prétention. Il se tient parfois comme s’il avait froid. Et quand ça monte, les cuivres font des espagnolades encore plus folles et Mr. Pitiful se transforme en tigre, en lion, en géant, en dieu.

Le lendemain, Otis et les Bar-Keys remontent dans le Beechcraft qui doit les conduire à Madison. Et c’est alors qu’ils ne sont qu’à trois minutes de la piste d’atterrissage que l’avion crashe dans le lac. Otis et presque tout le groupe meurent. C’est quasiment trois ans jour pour jour après la mort de Sam Cooke. Trois jours avant, et deux jours avant l’émission de télévision à Cleveland, Otis Redding venait d’enregistrer une chanson qui devait, à son tour, « tout changer ». Il l’avait écrite alors qu’il logeait sur un bateau à Sausalito pendant un engagement au Basin Street West de San Francisco, et il se disait qu’il serait probablement heureux, sur une maison flottante, sur la baie. Il regarde les ferries qui passent entre Sausalito et Oakland et il écrit... Cropper ajoutera les sons des vagues et les mouettes au mixage.

Assis sous le soleil du matin
Et je serai encore assis quand le soir viendra
A regarder les bateaux passer
Et je les regarderai passer encore
Je suis assis sur le quai de la baie
A regarder la marée monter
Je suis assis sur le quai de la baie
Je passe le temps

J’ai quitté ma maison en Géorgie
J’ai atteint la baie de San Francisco

Parce que je n’ai aucune raison spéciale de vivre
Et je crois que rien de nouveau n’arrivera plus
Je suis assis sur le quai de la baie
A regarder la marée monter
Je suis assis sur le quai de la baie
Je passe le temps

J’ai l’impression que rien ne changera
Tout restera pareil
Je ne peux pas faire ce que dix personnes me disent de faire
Alors je suppose que je resterai comme je suis
Assis ici à me reposer les os
Et cette solitude ne me quitte pas

Ça fait deux mille kilomètres que j’erre
Et je veux faire de ce quai mon foyer
Je suis assis sur le quai de la baie
A regarder la marée monter
Je suis assis sur le quai de la baie
Je passe le temps

Cette chanson, Otis la voyait comme quelque chose de neuf. Neuf pour lui comme pour la musique soul. Et c’est vrai, déjà dans le sens où on ne sait pas très bien ce qu’elle raconte. Comme ses précédentes chansons, elle est à la fois gaie et triste, mais à la différence de celles-ci, elle ne parle pas d’amour. On a parlé à son sujet de l’influence de Sgt. Pepper’s Lonely Heats Club Band des Beatles qui venait de sortir et qu’il écoutait alors en boucle, comme précédemment il avait écouté en boucle le Live at the Copa de Sam Cooke. On peut imaginer une influence de « Fixing a Hole » ou de « A Day in the Life ». Ou, plus encore, « I’m Only Sleeping » sur Revolver. Parce que « (Sitting on) The Dock of the Bay » parle de l’homme seul, qui ne voit pas le monde changer, qui n’imagine rien pour la suite, mais qui s’assoit et accepte la situation.

Elle parle de l’homme qui a acquis cette puissance de l’âme : le repos. Le repos est la qualité de celui qui est déjà sauvé dans cette vie. Elle est la sagesse du Sans Roi. « Celui qui se trouve dans le repos se reposera pendant le temps » dit Jésus dans le Discours du Sauveur, et elle s’oppose à la colère, qui ne peut jamais être considérée comme une qualité et qui sera toujours vaine, quand bien même ses motifs sont légitimes : « La colère est effrayante, dit encore Jésus. D’elle, rien n’est issu. » On retrouve cette sagesse dans les chansons des Beatles comme dans « (Sitting on) The Dock of the Bay » d’Otis Redding.

C’est très étrange, l’impression que cette chanson donnera aux hommes qui ont connu et aimé Otis Redding. Ils seront tous un peu mal à l’aise avec elle, comme si elle n’arrivait pas au bon moment, ou, au contraire, qu’elle tombait trop bien. Comme Otis Redding l’imaginait, elle sera son plus gros tube. Elle sera son premier très, très gros tube. Mais elle laisse une impression bizarre à ceux qui l’écoutent. Sa femme Zelma surtout aura du mal à s’y faire. On peut la comprendre : « Cette solitude qui ne me quitte pas » est une parole aussi dérangeante que « La tristesse durera toujours » prononcée par Van Gogh à son frère avant de mourir. Mais il n’y a pas que ça.

Tout d’abord, quand Otis la lui joue, peu de temps avant de l’enregistrer, Zelma ne sait pas quoi en penser : « Je n’arrivais pas à entrer dedans. Je lui ai dit : Oh, mon Dieu, tu es train de changer. Et il m’a répondu : Oui, je pense que le temps est venu pour moi de changer ma musique. » Après sa mort, elle n’aimera pas beaucoup la réentendre : « J’ai longtemps trouvé la chanson triste. Il m’a fallu longtemps pour comprendre que c’est une chanson heureuse. C’est comme s’il avait eu une prémonition. C’est un peu comme si la chanson vous disait : Je ne serai pas là très longtemps. »

Jim Stewart dit quelque chose comme ça aussi : « Je ne sais pas si vous croyez aux prémonitions. Si vous écoutez les paroles, ça fait peur quand on sait ce qui est arrivé après. » Je ne sais pas où ils entendent Otis parler de sa mort dans la chanson, mais ils l’entendent.

On a parlé de l’influence des Beatles sur « (Sitting on) The Dock of the Bay », mais personne n’a évoqué la possibilité inverse ou complémentaire. A savoir son influence sur les chansons tardives de John Lennon, comme « Watching the Wheels » sur Double Fantasy en 1980.

Les gens disent que je suis fou de faire ce que je fais
Ils me donnent beaucoup d’avertissements pour me sauver d’une défaite assurée
Les gens disent que je suis paresseux et que je rêve ma vie
Ils me donnent beaucoup de conseils pour me réveiller
Les gens me posent beaucoup de questions
Ils sont excessivement confus
Moi, je reste assis à regarder les roues tourner
J’adore les regarder tourner
Je ne suis plus sur le manège
J’ai dû le laisser partir

On sait que Lennon n’écoutait pas beaucoup de choses en musique, en tous cas pas beaucoup de chansons qui aient été enregistrées après 1963. Une fois qu’il décréta, vers la fin des années 1970, que les trois seuls prophètes de son domaine avaient été Elvis Presley, Bob Dylan et Bob Marley, on peut se dire que sa curiosité touchant les possibilités encore inapparentes de la musique populaire avait atteint son acmé et qu’il préférait passer à autre chose. Mais si Pierre Tevanian a, dans un essai décisif, établi les parallélismes patents entre les parcours de Marvin Gaye et John Lennon (« Deux héros renoncent à l’héroïsme. Deux demi-dieux descendent de leur Olympe, deux forces de la nature produisent tout à coup une musique inouïe, d’une douceur très particulière, sans égale, sans pareille en tout cas dans leurs univers respectifs, celui du Rock et du Rythm & Blues et expriment à nu, sans fard, sans jeu, sans attitude, deux affects que nous crevons tous et toutes de ne pas assumer : la peine et la peur »), il a également noté combien la démarche d’Otis Redding pouvait apparaître comme annonciatrice de la leur. Il y a une différence cependant. Otis Redding a toujours spontanément incarné une douceur qu’ils ont atteinte au prix de multiples efforts. Otis Redding a parlé naturellement une langue qu’ils ont dû apprendre. Comment se réaliser en tant qu’homme sans se construire à partir des modèles habituels d’héroïsme liés à la domination et à la prédation ? Comment être un homme sans colère alors qu’on vit dans un monde injuste et qui nous donne tant de motifs d’indignation ? Plus que tout autre chanteur, et aussi profondément que les plus profonds poètes, Otis Redding a incarné une manière d’être qui tient de cette masculinité douce, pacifique et profondément aimable.

« Qu’en est-il de la masculinité ? demande Jung dans le Livre rouge, et il répond : Toi, homme, tu ne dois pas chercher le féminin chez la femme, mais tu dois aller le chercher et le reconnaître en toi, car tu le possèdes depuis le commencement. Mais cela te plaît de jouer la masculinité, parce que tu suis ainsi la voie toute tracée des habitudes anciennes. Toi, femme, tu ne dois pas chercher le masculin chez l’homme, mais tu dois prendre en charge le masculin en toi car tu le possèdes depuis le commencement. Mais cela t’amuse et il est facile de jouer à la petite femme, et pour cette raison l’homme te méprise, car il méprise sa part féminine. Sais-tu combien de féminité manque à l’homme pour son accomplissement ? Sais-tu combien de masculinité manque à la femme pour son accomplissement ? Admettre sa part de féminin conduit à l’accomplissement. La même chose vaut pour la femme qui admet sa part de masculin. »

Nous sommes encore des enfants et nous allons bientôt mourir. Nous croyons agir en adultes en masquant nos faiblesses, en reléguant l’apprentissage de la vie au rang des passe-temps de la bourgeoisie, en ayant peur de notre gentillesse, de nos doutes et de nos convictions, mais les chansons que nous écoutons nous parlent d’une humanité que nous aurions raison d’assumer et que nous devrions nous efforcer d’atteindre. Les chansons que nous écoutons parlent d’hommes qui ont admis leur part de féminin et de femmes qui ont admis leur part de masculin.

Otis regarde les bateaux. Marvin se demande ce qui est en train de se passer. John regarde les roues du manège. Et cet état contemplatif fait d’eux, non nécessairement des morts, mais des sages. Ce sont des hommes qui ne veulent pas se battre, des hommes qui ne cherchent pas à dominer les autres, des hommes qui souffrent de la violence des rapports humains et qui ne veulent plus participer à celle-ci. Ils plaignent la nature, les animaux et les enfants. Ils laissent le manège tourner sans eux et ils regardent la marée monter.

Le monde contemporain s’entend à nous faire croire que de tels hommes n’existent plus, qu’ils appartiennent à un lointain passé oriental, chinois ou indien, mais ils existent toujours. Ils existent au sein de notre monde, et même au cœur de notre culture comme à leurs marges. Ils ont quitté le statut de star et ils sont devenus des guides. Et ils ne sont pas seuls : qu’on pense aux albums d’Al Green, de Stevie Wonder, de Curtis Mayfield ou de Donny Hathaway. Leurs disques sont un ouvrage sacré qui nous apprend à aimer sans prendre, à vivre sans détruire, à comprendre sans annexer. Depuis les Sans Roi, nous n’avons pas connu plus grand poème collectif que celui initié par Sam Cooke et perpétué par Otis Redding. C’est le Livre de la Soul, et nous nous tenons devant lui comme si notre cœur était une de ses pages.

P.-S.

Ce texte est extrait de L’enquête infinie de Pacôme Thiellement, paru aux Presses Universitaires de France, que nous recommandons vivement. l est repris ici avec l’amicale autorisation de l’auteur.