Il y a une « idée reçue sociologique » largement répandue depuis vingt ans, qui consiste à dire que la classe ouvrière a disparu au profit d’une large classe moyenne, avec, aux deux extrêmes de l’échelle sociale, les classes supérieures et les exclus. Pourtant les ouvriers constituent toujours le groupe social le plus important de la société française.
« Pourquoi le groupe ouvrier s’est-il rendu, en quelque sorte, invisible dans la société française ? », s’interrogent Stéphane Beaud et Michel Pialoux. En cette fin de Xxè siècle, la « classe ouvrière » traditionnelle n’est plus présente physiquement : les grandes usines et les grandes concentrations ouvrières ont largement disparu du paysage, les quartiers ouvriers ne sont plus que des « quartiers » (euphémisme de plus en plus employé pour désigner les « cités » HLM), les « immigrés » ne sont plus considérés comme des travailleurs mais sont avant tout définis par leur origine nationale. Les « ouvriers » ont, d’une certaine manière, disparu du « paysage social » (p 14-15)
Comment en est-on arrivé là ? La question ouvrière, expliquent les deux sociologues, a véritablement été refoulée dans les années 1980, période pendant laquelle l’entreprise se trouve réhabilitée par la gauche, alors que les porte-parole des ouvriers (syndicats, partis) perdent de leur influence. Les deux auteurs ont voulu montrer, à partir d’une enquête dans les usines Peugeot de Montbéliard, que la question ouvrière est toujours d’actualité et que de nouvelles formes de domination sont aujourd’hui à l’oeuvre dans les entreprises. Ils insistent notamment sur l’omniprésence du sentiment de peur chez les ouvriers : peur du chômage, de la précarité, et surtout peur pour l’avenir de leurs enfants. Ils montrent comment la modernisation de l’entreprise dans les années 80 s’est accompagnée d’une nouvelle organisation du travail qui a cassé peu à peu la solidarité qui régnait entre les ouvriers. La fierté et la dignité de la condition ouvrière qui s’étaient forgées dans les luttes sociales tendent ainsi à disparaître. Si le travail des deux sociologues est si original, c’est aussi qu’ils ne se sont pas cantonnés à l’intérieur de l’entreprise, mais ont élargi leur enquête aux établissements scolaires fréquentés par les enfants d’ouvriers. C’est là que l’on comprend comment se creuse le conflit entre les parents, et les enfants dont la scolarité s’est allongée et qui rejettent violemment le monde de l’usine. On mesure aussi les immenses espoirs d’ascension sociale qu’a suscités l’accès plus grand au lycée, mais qui, pour la plupart, ont été déçus du fait de la situation de l’emploi dans la région et de la discrimination à l’embauche pour les enfants d’immigrés. Le grand mérite de cet ouvrage est de réintroduire d’une manière originale la question ouvrière dans la production sociologique. Il confirme également l’intérêt, dans cette discipline, des enquêtes ethnographiques minutieuses, faites de longs entretiens et de séjours prolongés et renouvelés sur le terrain.