Accueil > Études de cas > La France d’en bas vue d’en haut > Retour sur une émeute

Retour sur une émeute

À propos de la construction politique et médiatique du « problème des quartiers sensibles »

par Sylvie Tissot
29 juin 2023

Mercredi 27 juin : Nahel M. est mort, tué d’un tir policier à bout portant. Nous le savons désormais : ces morts, atroces, insupportables, ne sont pas le résultat de « bavures », des « accidents » malheureux, mais à chaque fois un nouvel épisode d’une longue série d’altercations entre jeunes racisés et police. Une longue série, qui a connu une accélération sous les années Macron et au fur et à mesure que l’extrême-droite, dont les discours sont relayés aux plus hauts sommets de l’Etat, exigeait toujours plus d’impunité pour la police. Comme après chaque mort, comme après chaque « émeute », on peut prévoir qu’experts et sociologues seront convoqués pour disserter sur le « problème des banlieues » et se demander ce que la politique de la ville pourrait ou aurait dû faire. Dans ce contexte, il nous paraît utile de revenir sur la réception médiatique et politique d’émeutes qui nous apparaissent maintenant lointaines, antérieures à 2005, à savoir en 1990 à Vaulx-en-Velin : car se met en place à ce moment-là, et à la faveur de la construction de ladite politique de la ville, une manière de parler des « quartiers sensibles » comme de « ghettos », d’espaces à part, dont les maux devraient être traités localement, par plus de « lien social », de « mixité sociale », et dans un déni des discriminations et des forces structurelles qui produisent la misère économique. Si ce cadre apparaît, au vu du formidable tournant sécuritaire que l’on constate aujourd’hui, plus « à gauche », il reste, par ce qu’il a produit de stigmatisation, d’inaction et d’injustice, toujours à déconstruire.

L’émeute de Vaulx-en-Velin : l’événement a été longuement commenté, des années mêmes après ce mois d’octobre 1990. Il connaît un destin tel qu’il prend place, dans les chronologies officielles de la politique de la ville, comme une deuxième date de naissance : dix ans après les “ rodéos des Minguettes ” de l’été 1981, il semble évident que “ Vaulx-en-Velin ” marque une nouvelle étape dans la prise de conscience d’un problème jusque-là nié ou occulté.

Quel est cet événement ? Le 6 octobre 1990, une moto se renverse au niveau d’un barrage de police qui cherche à la stopper. La mort du passager, un jeune handicapé, Thomas Claudio, déclenche la colère des jeunes de Vaulx-en-Velin. Des affrontements avec la police ont lieu, suivi d’un incendie et de pillages du centre commercial. Quel est le sens ce cet événement ? Le 8 octobre 1990, Le Progrès de Lyon titre en “ une ” : “ Vaulx-en-Velin. L’émeute ”. Suit cette phrase de commentaire reprise dans l’article des pages intérieures : “ Neuf ans après Vénissieux, la maladie des banlieues n’est toujours pas guérie ”.

Deux mois plus tard, le 19 décembre 1990, le sociologue Alain Touraine déclare, au cours d’une conférence organisée par la Délégation interministérielle à la ville et la revue Esprit : “ Le problème d’aujourd’hui n’est pas l’exploitation, mais l’exclusion ”, et termine par cette sombre prévision :

“ Nous disposons de fort peu d’années avant que nous ne connaissions des explosions urbaines de grande envergure à l’américaine ”.

Le même mois, décembre 1990, François Mitterrand se rend dans une commune proche, Bron, invité par Banlieues 89, une des missions “ pionnières ” de la politique de la ville, animée par l’architecte Roland Castro. Lors de ces assises, intitulées “ Pour en finir avec les grands ensembles ”, le Président de la République dénonce “ la terrible uniformité de la ségrégation, celle qui regroupe des populations en difficulté dans les mêmes quartiers, qui rassemble les enfants d’origine étrangère dans les mêmes écoles ”, et il ajoute qu’ “ il faut casser partout le mécanisme de l’exclusion ”. Puis il promet des mesures importantes pour les “ quartiers ”, et annonce quelques jours plus tard la création d’un Ministère de la Ville. Le 28 mai 1991, le nouveau ministre de la ville, Michel Delebarre, vient à l’Assemblée Nationale défendre une loi nommée “ anti-ghetto ”.

Ces quelques faits pourraient former les événements d’une histoire heureuse : la prise de conscience politique d’un problème, le progrès dans la connaissance scientifique du phénomène et les efforts redoublés de l’administration pour le résorber. Pourtant, la lecture de la presse et des débats parlementaires durant les neuf mois qui séparent les mouvements de protestation déclenchés par la mort d’un jeune à Vaulx-en-Velin le 6 octobre 1990, du vote de la Loi d’orientation sur la ville (LOV) le 13 juillet 1991, donne à voir autre chose que le début (ou la relance) de l’épopée de la politique de la ville : la naissance d’un problème social - le problème des quartiers ditrs sensibles - et la manière dont il est alors construit.

Ce qui est remarquable, en effet, dans la suite de l’année 1990 et au cours de l’année suivante, c’est la prolifération de déclarations et d’analyses. Alors qu’elle n’a été longtemps qu’une question mineure, traitée par des acteurs relativement marginaux de l’administration, de l’expertise ou de l’université, sujet à éclipse des reportages journalistiques, les protagonistes du débat public s’accordent désormais pour voir dans la ségrégation urbaine la nouvelle “ question sociale ”. Mais une question sociale dont les “ émeutes de Vaulx-en-Velin ” et surtout la mort du jeune Thomas Claudio vont être relégués au rangs de“ révélateurs ”, occultés au profit d’une représentation misérabiliste de la situation des quartiers, appréhendés à travers un cumul de « handicaps » dont les responsables sont devenus invisibles.

De l’événement singulier au problème national

La comparaison entre les commentaires de la presse en 1981 et en 1990 met en évidence la médiatisation croissante des événements. Seul Le Progrès de Lyon suit, de façon continue, les rodéos de 1981. Dans la semaine qui suit, on ne trouve d’articles sur le sujet que dans ce quotidien régional et dans Le Figaro. Dans le reste du mois, huit éditions du quotidien de la région Rhône-Alpes lui consacrent un ou deux articles. Les rodéos font quatre fois leur apparition en “ une ”, mais toujours en titre décalé, à gauche, à droite, ou en bas de la première page, jamais en grand titre central. Le Figaro évoque en une phrase, dans son édition du 23 juillet 1981, les “ événements “ chauds ” du 21 ”. Et Le Monde publie deux articles, le 14 et le 23 juillet, sur la question.

En 1990, tous les journaux s’emparent immédiatement du sujet. À partir du lundi 8 octobre 1990 et dans la semaine qui suit, les émeutes font trois fois la “ une ” du Monde, trois fois celle de Libération, quatre fois celle du Figaro, deux fois celle de L’Humanité et deux fois celle du Parisien. Les hebdomadaires Le Nouvel Observateur, L’Express et Le Point annoncent l’événement en couverture, et le traitent sur deux ou trois pages intérieures, en les accompagnant de photos.

Mais le traitement n’est pas seulement plus important. De 1981 à 1990, les commentaires ont gagné en généralité. En 1981, les rodéos des Minguettes sont présentés comme des événements locaux, que les journalistes cherchent à expliquer à partir de la situation locale. Les articles prennent pour objet la ZUP, la ville de Vénissieux, ses habitants ou les policiers qui y travaillent. Certes, dans Le Progrès de Lyon, les événements sont parfois reliés à des phénomènes plus larges, comme dans le numéro du 13 juillet 1981 qui analyse les rodéos à partir des liens entre la proportion d’immigrés, le chômage et la délinquance :

“ Beaucoup d’Européens ont déserté la ZUP, c’est pourquoi sur les 8 860 appartements, 1 390 sont vides et 25 à 30 % de la population sont constituées d’immigrés. Un taux qui, selon les experts, n’est pas compatible avec une intégration réussie. Près de 4 mille habitants sont actuellement chômeurs. Ces deux paramètres conjugués en font une terre de prédilection pour la petite délinquance ”.

Les rodéos sont également ramenés au “ mal des grands ensembles ”, mais dans un seul article :

“ Les flammes font à nouveau lumière sur des phénomènes sociaux propres aux grands ensembles : un rassemblement de population énorme, une proportion d’adolescents bien supérieure à la moyenne nationale, de tours, des barres, pas d’équipements sociaux. Un bistrot qui ferme tôt et pas de locaux pour écouter du rock, se retrouver, se détendre ”.

Qu’il s’agisse d’un problème de délinquance ou du mal des grands ensembles, il y a la volonté, chez les journalistes, de rendre intelligibles les événements. Mais l’évocation de phénomènes plus globaux vient en second plan. Alors qu’en 1990, comme le montre clairement la première “ une ” consacrée aux émeutes par Le Monde, c’est d’emblée un problème général qui est évoqué. Dans son édition datée du mardi 9 octobre, en effet, le journal titre “ L’émeute de Vaulx-en-Velin ”. Le “ chapeau ” donne un premier résumé des faits : “ Les violences du week-end illustrent les limites - à court terme - de la politique de “réhabilitation” ”. Dès ces quelques lignes, la réhabilitation de ce “ quartier ” est abordée :

“ La ville de Vaulx-en-Velin, dans la banlieue lyonnaise, a connu, les 6 et 7 octobre, un week-end d’incendies, de pillages et d’affrontements entre des centaines de jeunes et la police après la mort controversée d’un jeune motard. Une information judiciaire pour “ homicide involontaire ” a été ouverte. M. Rocard a qualifié ces événements de “ détestables ” et estimé que “ la France est une société qui dialogue peu ”. Les violences ont eu lieu dans un quartier où des logements viennent d’être réhabilités ”.

La page 13 propose un ensemble d’articles rassemblés sous le titre suivant : “ Incendies, pillages et affrontements dans la banlieue lyonnaise ”. On apprend ensuite que “ la mort d’un jeune motard provoque une émeute à Vaulx-en-Velin ”. Un long chapeau détaille alors les événements. Le correspondant du Monde à Lyon relate les circonstances de la mort du jeune Thomas Claudio : le ton est celui du reportage, centré sur le récit des faits et les acteurs de l’événement. Les articles des éditions suivantes poursuivent sur le même registre pour présenter les versions contradictoires de l’accident. Selon la police, le conducteur, sans casque, aurait perdu le contrôle de la moto. Tandis que pour le conducteur, et plusieurs témoins, les policiers, sans phares ni feux, se sont mis volontairement en travers du véhicule.

Pourtant, dès les premiers reportages et dans les gros titres, un autre registre de discours est mobilisé. Le propos se détache des acteurs singuliers pour évoquer des entités collectives : des territoires (les “ quartiers ”), et les pouvoirs publics (la “ politique de la ville ”). Nous l’avons vu, la “ politique de réhabilitation ” est évoquée dès les premières lignes de présentation de la “ une ” du Monde du 9 octobre. D’emblée, les quartiers malades mais en cours de traitement sont érigés en protagonistes de l’événement, au même titre puis à la place de Thomas Claudio, des émeutiers et des policiers.

Dans tous les gros titres des autres articles de notre corpus, les lieux du décès et de l’émeute, Vaulx-en-Velin, sont présentés comme un cas particulier d’une catégorie générique : la banlieue à problèmes, le quartier en cours de réhabilitation. “ Et la banlieue modèle s’embrasa... ”, titre Le Nouvel Observateur, enchaînant par le “ chapeau ” suivant : “ On l’avait pourtant “ réhabilitée ”, rendue plus vivable, cette cité-dortoir près de Lyon... ”. L’article du Point du 15 octobre 1990 est intitulé : “ Ces banlieues qui font peur à la France ”, suivi de cette phrase : “ La révolte de quelques centaines de jeunes exclus de la banlieue lyonnaise est un sérieux avertissement pour Rocard et sa politique des “ cages d’escalier ”. Et elle pose le problème des villes à deux vitesses ”.

Dans L’Express du 11 octobre 1990, la présentation est différente. Le journaliste titre : “ Les révoltés du Mas-du-Taureau ” . Pourtant, dès le “ chapeau ”, il s’éloigne de l’événement pour mettre en scène le quartier : “ La mort dramatique d’un jeune motard peut-elle, seule, expliquer les émeutes de Vaulx-en-Velin ? Pourquoi un quartier rénové et - croyait-on - exemplaire a-t-il soudain explosé ? ”

Les articles de trois hebdomadaires sont structurés de la même manière. Un ou deux paragraphes sont consacrés au récit des événements ; un représentant des pouvoirs publics est cité, généralement le maire de Vaulx-en-Velin, puis le regard se déplace des individus aux territoires. L’article du Point fait voir le même déplacement : “ Les vrais accusés, ce ne sont pas les policiers, mais “ ces villes qui provoquent le désespoir ”, comme le constatait François Mitterrand mercredi matin en conseil des ministres ”.

Les débats parlementaires qui ont lieu en juin 1991 sur la loi annoncée en décembre 1990, la Loi d’orientation pour la ville, constituent un autre lieu d’observation de la manière dont ces territoires sont érigés en acteurs de l’histoire. Le ministre Michel Delebarre parle des “ explosions de colère qu’ont connues des quartiers ”, le ministre du logement Paul Quilès des “ événements qui, cette fin de semaine encore, ont secoué certaines villes de France ”, Michel Giraud (RPR) de “ l’agitation qui a secoué telle ou telle de nos grandes cités ”, et Jacques Brunhes (PC) de “ nos banlieues (...) qui sont de plus en plus secouées par des actes de violence ”. Les mots “ quartiers ” ou “ banlieues ” forment souvent les sujets des phrases : “ Les banlieues craquent de ne plus pouvoir supporter cet apartheid social, économique et culturel ”, dit Paul Loridant, PS.

La politique de réhabilitation et la proportion de logements HLM forment les principaux critères de description du quartier du Mas-du-taureau. Et progressivement, les lieux ne sont plus appréhendés dans leur singularité mais comme les emblèmes d’un type de lieu ou d’événement.

C’est d’abord le ghetto : “ Vaulx-en-Velin n’a fait que précipiter la mise en place de votre ministère et le dépôt de cette loi d’orientation après la réunion de Bron ” (André Duroméa, PC) ; “ Vaulx-en-Velin, Sartrouville, Mantes-la-Jolie sont [...] l’illustration de ce qu’il ne faut pas faire, l’illustration d’un urbanisme de “ zoning ” datant des années 1950 qui nous a conduits tout droit à l’urbanisme de ghetto ” (Bernard Carton, PS). Les noms de lieux peuvent aussi former une chronologie de l’actualité de la banlieue : “ Vaulx-en-Velin, Sartrouville, Le Chaudron, Mantes-la-Jolie ” (Georges Othily, PS) ; “ Hier Vénissieux, Sartrouville, Le Chaudron, Vaulx-en-Velin ! Aujourd’hui Mantes-la-Jolie ” (Robert, PC).

Le regard s’éloigne donc des acteurs de Vaulx-en-Velin, policiers, jeunes, habitants du quartier ou de la ville. La focale s’élargit, inscrivant l’événement dans une histoire plus longue, celle des quartiers.

Un épisode dans une histoire plus longue

Les événements du 6 octobre 1990 sont évoqués, et immédiatement, le récit part quelques années en arrière. L’article du Nouvel Observateur du 11 octobre 1990 commence ainsi :

“ Cette ville de quarante-cinq mille habitants, de l’agglomération lyonnaise, cela fait près de cinq ans qu’ils se sont attelés à la transformer, à lui donner un visage plus humain. Depuis cinq ans, et encore plus depuis la signature, début 1987, de la première convention du développement social des quartiers, entre la ville, la communauté urbaine de Lyon et l’État, Vaulx-en-Velin s’était mise au travail. Objectif : “ Redensifier ”, comme on dit, cette immense ZUP construite au début des années 70 et qu’habite 53 % de la population de la commune. En faire quelque chose qui ressemble à une ville. [...] En cinq ans, les bâtiments ont été réhabilités, les façades ravalées en couleurs, les logements de près de deux mille, rénovés. On a redessiné les espaces verts entre les immeubles, réintroduit des pavillons en bas des tours. Le Mas du Taureau, le quartier incendié le week-end dernier, avait été récemment réaménagé... ”.

Les “ flash back ” sont annoncés par l’opposition de deux événements : les émeutes et l’inauguration, quelques jours plus tôt, d’un mur d’escalade. Le journaliste du Nouvel Observateur s’attarde sur cette réalisation, devenue, dans l’ensemble des articles, le symbole de la bonne volonté réformatrice.

“ Quarante-sept mètres de grimpe adossés au mur d’une des tours. Recouvert d’une lumineuse bâche fushia, le mur, œuvre d’un alpiniste savoyard, a été inauguré en grande pompe, il y a dix jours, en présence du tout-Lyon ”.

En mettant en relation les deux événements, les journalistes jouent sur le paradoxe : comment les émeutes ont-elles pu surgir alors que tout a été fait pour améliorer la vie dans ce quartier ? Dans le même temps, un lien est établi entre la mort du jeune et la politique de réhabilitation. En effet, une fois le mur d’escalade évoqué, le journaliste reprend le cours des événements du week-end, mais ces derniers prennent un tout autre sens. Détachés de l’actualité immédiate, ils s’inscrivent dans le cours d’une histoire porteuse d’espoir qu’ils viennent troubler, l’histoire de la politique de réhabilitation :

“ Comment mieux dire que municipalité, urbanistes, éducateurs ont réussi. Tous le croient. Peut-être même Vaulx-en-Velin va-t-il devenir un modèle, un phare, un symbole ? Et puis brusquement, samedi 6 octobre, vers 15 heures, tout dérape ”.

Néanmoins, le lecteur n’est pas d’emblée, dans tous les organes de presse, convié à interpréter ce qui s’est passé dans la continuité de l’histoire des quartiers en réhabilitation. Les problèmes sociaux naissent au moment où le choix se fait de les poser d’une certaine manière, et donc d’écarter d’autres interprétations : l’édition du 8 octobre 1990 de Libération constitue à cet égard un moment intéressant. Un éditorial ouvre la double page “ L’événement ” et il égrène les noms de jeunes morts lors d’altercations avec la police. Thomas Claudio figure à la fin de la liste :

“ À Lyon, c’est une longue liste de victimes qui a alimenté hier la colère des jeunes émeutiers. En octobre 82, Wahid Hachichi (Vaulx-en-Velin) et Ahmed Bouteija (Bron) sont tués. En novembre 82, le policier Bernard Taffine abat Mohamed Abidou. Non-lieu. Le 6 mars 85, Barded Barka, 15 ans (Vaulx-en-Velin) est tué lors d’un contrôle. Policer muté. Mustapha Kacir (Vaulx-en-Velin) est abattu par deux gendarmes en juin 85. Pas de suites judiciaires. En septembre 85, Noredine Mechta est achevé par les surveillants d’une boîte de nuit. Aziz Bougheza, à Moins, tombe en juin 87, lui aussi sous des balles de gendarme. Farid Oumrani, 17 ans, est tué à l’automne 88 d’une balle dans le dos par un chauffeur de taxi. En décembre 89, Abdallah Bouafia, 42 ans, père de deux enfants, meurt à Lyon des suites des tortures infligées par quatre vigiles. Le 9 août 90, Akim Merabet (Cremieu), 22 ans, est assassiné comme son frère, dix-huit mois plus tôt ”.

En énumérant ces noms, le journaliste de Libération reprend une des explications avancées par Le Progrès de Lyon en 1981 pour analyser ce qui se passe aux Minguettes. L’article du 19 juillet 1981 raconte le débat qui s’est tenu dans le quartier à la suite des rodéos, et cite plusieurs témoignages de racisme et de “ bavures policières ”. Les rodéos y sont présentés comme un épisode de l’histoire des relations conflictuelles qui opposent les jeunes d’origine étrangère aux policiers.

Des morts qu’énumère le journal Libération dans les premières lignes de la première édition consacrée aux émeutes de Vaulx-en-Velin de 1990, on ne reparle plus, ni dans le reste du numéro, ni dans les numéros suivants. En revanche, la politique de réhabilitation est longuement détaillée dans l’article de la page de droite du numéro du 9 octobre, intitulé “ les lézardes de la réhabilitation ” ainsi que dans les numéros suivants.

Au Figaro, également, le cadre interprétatif n’est pas fixé. On peut lire dans l’édition du 9 octobre :

“ Claudio Thomas [...] est la onzième victime de faits divers malheureux. Onze victimes, dont dix ont des noms à consonance étrangère. Onze victimes de contrôles policiers qui ont mal tourné parce que le contrôlé avait tenté de s’enfuir ou avait eu un comportement menaçant et que le policier, s’estimant en légitime défense, avait fait feu. Un peu trop vite, sans doute ”.

Mais de cette histoire, on ne reparle pas non plus dans les numéros ultérieurs du Figaro. Les quartiers de la politique de la ville prennent de plus en plus de place, en partie sous l’effet des règles de la division du travail journalistique. Le récit des événements remplit les pages “ Société ” rédigées par les reporters chargés d’aller sur “ le terrain ”.

Dans le même temps se multiplient les “ papiers ” d’éditorialistes, de directeurs, de journalistes chevronnés chargés de faire des articles “ de fond ”, ou encore les tribunes et les interviews d’intellectuels et autres personnalités. Dans l’édition du Monde du 11 octobre 1990, la deuxième page intitulée “ Débats ” reproduit un entretien avec Roland Castro, président de Banlieues 89. Le 16 octobre 1990, c’est toute la deuxième page qui est consacrée aux “ Banlieues en marge ”, avec des articles écrits par un sociologue, un haut fonctionnaire, un réalisateur de télévision. Autant de locuteurs invités à prendre de la hauteur par rapport à l’événement. Les analyses de l’échec de la politique de la ville et de la situation dans les quartiers diffèrent. Mais c’est toujours dans le cadre du “ problème des banlieues ” que le débat est posé, et non plus en rapport avec la question abordée d’abord par le journal Libération : le contentieux entre les jeunes et la police.

La montée en généralité renvoie à un certain partage des tâches. Mais si la grille de lecture des “ quartiers ” s’impose, c’est aussi pour des raisons propres aux protagonistes du débat, comme l’illustre la page intérieure du Monde du 9 octobre 1990. Du côté gauche, le journaliste local se cantonne au récit des événements. Du côté droit, l’éditorialiste Robert Solé prend d’emblée du champ. Dans un article intitulé “ L’affaire d’une génération ”, les événements sont traités sous l’angle du problème d’une génération, les jeunes d’origine immigrée, et d’un type de territoire, les quartiers, décrits en ces termes :

“ Des quartiers “ pourris ”, laissés à l’abandon et qui se dégradent de plus en plus... [...] Sur tout le territoire, quatre cents sites difficiles ont été sélectionnés. Ce sont des quartiers, des banlieues - parfois des communes entières - où le tissu social apparaît déchiré ”.

Du côté des personnalités politiques qui s’expriment dans les médias, l’événement est également analysé sous l’angle de l’histoire des banlieues, mais avec une insistance sur la politique de la ville. Les morts sont aussi des révélateurs d’un problème plus large, qui n’est pas assez pris en compte, qui nécessite l’approfondissement de l’action menée jusque-là sur les quartiers. “ Un incident de parcours ne saurait signifier l’échec de la politique de la ville ”, déclare Michel Rocard à l’Assemblée Nationale le 10 octobre 1990, alors que le délégué interministériel à la ville, Yves Dauge, affirme :

“ Il faut des accidents de parcours pour remettre les compteurs à zéro ”.

Là encore, les morts laissent la place à une perspective plus large. D’abord euphémisées (des “ incidents ”, des “ accidents ”), elles s’effacent ensuite completement, au profit d’un discours centré sur la politique de la ville, qui renforce dans le même temps, la gravité et l’homogénéité de l’objet de la réforme : les quartiers.

Tout se passe finalement comme si l’émergence du “ problème des quartiers ” s’était opérée sur la base d’un oubli, ou plutôt d’un refoulement : celui de l’événement déclencheur des émeutes, la mort d’un jeune. Dans les tribunes de l’Assemblée Nationale et du Sénat où les élus discutent de la Loi d’orientation en 1991, l’évocation des émeutes est récurrente : lors des débats généraux qui précèdent la discussion des articles de loi, 21 prises de parole sur 30 à l’Assemblée Nationale font allusion aux événements. Au Sénat, 14 sur 19. Mais sur la mort de Thomas Claudio, le silence est quasi total à la tribune.

Rien, ou presque, n’est dit non plus sur les morts des trois autres jeunes qui déclenchent, à leur tour, les émeutes de Sartrouville où, le 26 mars 1991, un jeune meurt suite à l’interpellation par un vigile dans un supermarché et à Mantes-la-Jolie, où le 25 mai 1991, un autre décède d’une crise d’asthme lors d’une garde-à-vue. Alors même que la loi dont discutent les élus est élaborée en octobre 1990 en réponse aux émeutes, elles-mêmes déclenchées par la mort de Thomas Claudio, seul un député communiste, André Duroméa, évoque “ les événements dramatiques de ces derniers temps, que ce soit à Mantes-la-Jolie où un jeune vient de trouver la mort ”. Éric Raoult, député RPR, ne l’évoque que pour dire qu’il n’en parlera pas : “ ainsi qu’Alain Juppé l’a rappelé hier, l’opposition ne se livrera pas à une récupération de la mort d’un jeune ”.

Le symptôme d’un mal plus profond

L’interprétation par le devenir des “ quartiers ” relègue la mort de Thomas Claudio au second plan, et permet, dans le même temps, de donner un sens aux émeutes. Si les morts disparaissent progressivement des débats, les émeutes sont au contraire largement discutées, mais sur un mode particulier. Là encore, la logique propre des événements s’efface devant des réflexions qui prennent pour objet une réalité générale. L’élargissement est plus rapide encore, car l’analyse des émeutes est menée sur un registre métaphorique, qui fait apparaître les émeutes comme des entités dotées d’une existence propre mais irrationnelle, dans lesquelles disparaît l’action des individus.

En 1990, les émeutes sont d’abord comparées à un phénomène naturel : l’incendie. Les mots de “ feu ”, “ flammes ”, “ s’embraser ” et “ incendie ” sont utilisés dans presque tous les organes de presse, au moins une fois. “ Et la banlieue modèle s’embrasa ”, titre Le Nouvel Observateur. Le Figaro écrit le 9 octobre : “ Comme si, sourdement, on n’attendait qu’une occasion pour embraser les esprits ”. Dans l’édition du jour suivant, le journaliste parle de ces ensembles de banlieues de Paris “ qui peuvent également s’enflammer après une étincelle ”. Les mesures promises par François Mitterrand sont présentées comme “ un contre-feu pour les banlieues ”, et Le Monde écrit, dans son édition du 9 octobre 1990 : “ On n’éteint pas facilement le feu quand il embrase aussi les âmes ”.

La suite des événements est parfois racontée sur le mode du bulletin météorologique : “ Étincelle dangereuse l’après-midi et retour de flammes en soirée ”, peut-on lire dans Le Progrès de Lyon du 9 octobre. À l’Assemblée et au Sénat, le “ débordement ” fait penser à une marée noire ou une inondation. Mais c’est toujours le même élément : le “ feu ”, l’“ incendie ”, les “ foyers qui s’allument ”.Dans l’édition du 8 octobre, le journaliste du Progrès de Lyon souligne même explicitement l’usage de la figure de style : “ Vaulx-en-Velin s’est enflammé. Au sens propre comme au figuré ”.

Deux autres métaphores sont développées en 1990, et tout d’abord la métaphore organique. Les journalistes activent ainsi, pour parler de l’émeute de Vaulx-en-Velin, un lieu commun largement développé au XIXème siècle pour comprendre la Révolution française et la Commune : la foule prise par la maladie et l’hystérie. Déjà dans le roman d’Emile Zola, La débâcle, on peut lire :

“C’était déjà une crise de nervosité maladive qui se déclarait, une épidémique fièvre exagérant la peur comme la confiance, lâchant la bête humaine débridée, au moindre souffle”. [1].

En 1990, l’émeute apparaît comme un corps victime d’une pathologie, d’une “ éruption ”, d’une “ frénésie ”, d’une “ fièvre ”. Dans Le Figaro du 9 octobre 1990, on lit :

“ Vaulx-en-Velin a connu un accès de fièvre ce week-end, mais la cité-dortoir de la banlieue lyonnaise, comme la plupart des autres cités-dortoirs, est très malade depuis longtemps ”.

L’Humanité du 9 octobre 1990 explique que “ Vaulx-en-Velin s’[est] réveillée hier matin groggy ” : après la maladie, ce sera la convalescence.

Les élus qui débattent de la Loi d’orientation pour la ville quelques mois plus tard, en 1991, parleront de “ convulsion ”, d’ “ agitation ”, des “ secousses ”. L’état du malade est suivi et commenté chaque jour. Au bulletin météorologique succède le bulletin de santé : “ Calme relatif à Vaulx-en-Velin, petite poussée de fièvre à Vénissieux et Saint-Priest, la soirée n’a pourtant pas été de tout repos pour les forces de l’ordre,harceléespardesélémentsisolés”,écritlejournalistedu Progrès de Lyon le 10 octobre.

La situation dans les “ quartiers ” est décrite comme une pathologie ou alors comme un état d’esprit où se mêlent ennui et découragement. Ce qui ressort des articles de presse, c’est l’existence d’un état collectif qui alimente la colère des jeunes, mais surtout, un profond désespoir. Les termes de “ mal vivre ”, de “ mal vie ”, de “ désespoir ”, de “désespérance”, de “ malaise ”, de “ solitude ” et de “ désarroi ” suggèrent une maladie moins violente, surtout psychologique, mais non moins destructrice.

La violence est suggérée par cette troisième métaphore, la plus répandue, est à la fois militaire et mécanique. Elle est plus présente dans les pages du Parisien que dans les autres quotidiens. L’édition du 8 octobre titre : “ Explosion de violence depuis quarante huit heures à Vaulx-en-Velin après la mort d’un jeune motard. Haine sur la ville ”. Mais ailleurs, on parle de la nouvelle de la mort qui “ se répand comme une traînée de poudre ”, qui “ va mettre le feu aux poudres ”. C’est l’“ explosion ”, terme souvent utilisé par les députés et les sénateurs. On parle d’“ explosions de colère ” (Michel Delebarre, PS), d’“ explosions sociales ” (Jean-Jacques Hyest, UDC ; Ernest Cartigny, UDF), des “ explosions de violence et d’agressivité, de délinquance et de vandalisme ” (Robert Poujade, RPR), ou encore d’un “ quartier difficile, explosif même ” (Michel Noir, non inscrit). Pour Gérard Larcher (RPR), ces “ explosions ” ne sont que des signes annonciateurs d’autres catastrophes : “ Ces événements [...] sont les prémices d’une explosion qui ne manquera pas de survenir ”, dit-il tandis que Guy Malandain (PS) parle d’une “ bombe ”.

De même que l’élargissement de la focale vers le “ quartier ” fait oublier la mort de Thomas Claudio, le discours métaphorique évacue l’enchaînement et les ressorts des actes dans lesquels sont engagés des individus spécifiques : policiers et jeunes. En évoquant des phénomènes naturels ou mécaniques, on laisse voir des processus qui ne renvoient à aucune logique sociale. Comme le déclenchement des émeutes, leur fin semble relever du hasard.

En passant sous silence le conflit qui oppose des acteurs particuliers, les jeunes de Vaulx-en-Velin et les policiers, les commentaires contribuent ainsi à dépolitiser les émeutes. Au fur et à mesure que ces images s’imposent, les acteurs disparaissent, ou plutôt se fondent dans un mouvement qui les dépasse. L’irrationnel devient la caractéristique principale des émeutiers. Le journaliste de L’Express parle de “ fureur aveugle ”, tandis que le député socialiste Michel Berson explique que, “ à la grève et à la lutte syndicale organisée succèdent la solitude, la délinquance, la violence aveugle et spontanée ”.

Les termes d’“ émeutes ”, de “ colère ” et de “ révolte ” reviennent sans cesse lors des débats parlementaires, mais l’origine de la protestation n’est jamais rattachée à l’événement initial. La mort des jeunes est au contraire systématiquement décrite comme un simple “ déclencheur ”, qui mettrait à jour un état général. Les émeutes deviennent des événements dont la signification déborde le contexte local de Vaulx-en-Velin et les événements qui s’y sont déroulés quelques jours auparavant. Détachées de cette conjoncture, elles sont décrites comme un “ signe ”, un “ symptôme ”, un “ signal ”, un “ révélateur ” d’un mal plus grand, plus grave, plus profond, dont les hommes politiques se proposent de dire l’ampleur et la réalité. C’est le “ signe auquel il nous faut savoir répondre ”, comme l’explique le ministre de la ville Michel Delebarre qui enchaîne :

“ Comment ne pas voir que l’irruption sur la scène des jeunes de ces banlieues, au-delà des explosions de colère et de révolte - qui ne peuvent et ne doivent pas rester sans réponse immédiate - est un signe que nous devons transformer en énergie créatrice et dynamique ”.

Selon Paul Loridant (PS), ces émeutes forment la “ partie émergée des graves problèmes qui secouent les banlieues ”. Gérard Larcher (RPR) souligne la “ dimension dramatique, passionnelle, et révélatrice de problèmes dont nous mesurions bien, depuis deux ou trois années, l’intensité, mais qui ont atteint leur paroxysme ”. Les émeutes sont ainsi rapportées à la manifestation d’un phénomène plus large et elles trouvent toujours leur origine et leur sens ailleurs que chez les acteurs. C’est le signe d’un phénomène plus global, problème des jeunes, mais aussi problème des banlieues. C’est aussi un signe que les jeunes adressent aux pouvoirs publics et que seuls ces derniers sont aptes à déchiffrer.

En 1981, les médias ne semblaient pas voir dans les rodéos des Minguettes l’expression d’un phénomène plus large. Le “ problème social ” n’existait pas encore. À l’inverse, on constate la soudaine émergence, juste après la mort d’un jeune à Vaulx-en-Velin en octobre 1991, d’une catégorie massivement utilisée pour expliquer l’événement : le “ problème des quartiers ”.

Or, cette catégorie n’est pas neutre, elle propose une certaine interprétation de la réalité : le mal des « quartiers » résulterait de l’accumulation de problèmes, à la fois économiques et sociaux, dont l’origine et les responsables vont être absents des discours qui se développent avec la politique de la ville. Les choix de politique économique pris lors du tournant de la « rigueur » en 1983, considérés comme inéluctables, sont passés sous silence au profit d’une rhétorique consensuelle axée sur le délitement du « lien social », le manque d’ « intégration » et le déficit de « citoyenneté ». Et pour longtemps, le contentieux jeunes-police, et plus largement la question de la discrimination et du racisme, dont la mort de Thomas Claudio aurait pu être l’emblème, seront évacués des discours et de l’action politiques.

P.-S.

Ce texte est extrait du livre L’Etat et les quartiers, paru au Seuil en 2007. Il a été repris dans le recueil Les mots sont importants, de Pierre Tevanian et Sylvie Tissot, publié en 2010 aux Éditions Libertlia.

Notes

[1Cité dans Paul Lidsky, Les écrivains contre la commune, Paris, La Découverte, 1999 (1re éd. François Maspéro, 1970), p. 124