Voici donc l’article en question, assortie de quelques commentaires qu’il appelle :
« Il est des propositions de loi qui suscitent des revers inopinés. Celle de la sénatrice Baziza Khiari visant à supprimer la condition de nationalité française pour les étrangers non-communautaires voulant exercer certaines professions libérales ou privées est la dernière en date. Alors que le texte avait été adopté à l’unanimité au sénat en février 2009, il a été rejeté en commission des lois sous le poids du groupe UMP, le 26 mai, avec toutes les chances de subir un sort identique lors de la séance plénière qui devait l’examiner, jeudi 17 juin. »
« Certaines professions libérales ou privées » : l’euphémisme est délicat. Car en réalité, ce sont de très nombreux emplois, dans de multiples professions libérales ou privées, mais aussi dans la totalité des emplois publics et « sous contrat » (particulièrement nombreux en France), qui sont sans raison interdits aux « ressortissants d’un pays non-communautaire » – c’est-à-dire régis par le principe démocratiquement injustifable de la « préférence nationale ». Le GISTI les a répertoriés et en a évalué le nombre : près de 7 millions, soit 30% des emplois disponibles.
Les emplois concernés sont, en plus de toute la fonction publique, les suivants :
– Débitants de boisson
– Débitants de tabac
– Collecteurs agréés de céréales
– Directeurs et co-directeurs de publication de presse
– Directeurs et co-directeurs de la publication d’un service de communication audiovisuelle
– Directeurs d’une société coopérative de messagerie de presse
– Membres du comité de rédaction d’entreprises éditant des publications périodiques destinées à la jeunesse
– Agents généraux et courtiers d’assurance
– Commissaires aux comptes de sociétés
– Commissionnaires usagers des marchés d’intérêt national
– Courtiers de marchandises assermentés
– Courtiers maritimes (courtiers interprètes et conducteurs de navire)
– Experts-comptables
– Concessions et permissions d’énergie hydraulique
– Personnel des industries électriques et gazières
– Personnel SNCF
– Administrateurs judiciaires
– Avocats
– Avoués auprès des Cour d’Appel
– Commissaires-priseurs
– Conseillers du travail
– Mandataires judiciaires à la liquidation des entreprises (ancien syndic de faillite)
– Notaires
– Dirigeants d’une régie, entreprise, association ou établissement des pompes funèbres
– Médecins, chirurgiens dentistes, sage-femmes, directeurs et directeurs adjoints de laboratoire d’analyse de biologie médicale
– Pharmaciens
– Vétérinaires
– Agents de droit public des Caisses nationales et ACOSS
– Personnel de droit privé des autres caisses de sécurité sociale (UNCANSS)
– Dirigeants ou collaborateurs d’une agence privée de recherches
– Dirigeants ou gérants d’une entreprise de surveillance, de gardiennage ou de transports de fonds
– Fonction de délégués mineurs
– Gardes de la chasse et de la faune sauvage
– Lieutenants de louveterie
– Guides interprètes de tourisme et conférenciers nationaux
– Commissionnaires de transport
– Directeurs ou membres du comité de direction et du personnel dans un casino
– Capitaines, officiers et membres de l’équipage de navires français
– Personnel naviguant professionnels de l’aéronautique civile
– Architectes
– Géomètres experts.
À quoi on peut ajouter une « préférence nationale » pour la jouissance de certains droits professionnels :
– Aides à l’amélioration matérielle d’une exploitation agricole
– Aides à l’installation comme chefs d’exploitations agricoles des travailleurs agricoles bénéficiaires de la promotion sociale
– Aides à l’installation des jeunes agriculteurs
– Bénéfice de certains prêts du crédit agricole
– Ouverture d’un centre d’insémination artificielle.
À quoi s’ajoute enfin une « préférence nationale » pour l’accès à la représentation dans des conseils d’administration et des organes corporatifs :
– Conseil d’administration des ports autonomes
– Conseil d’administration de l’Aéroport de Paris
– Conseil d’administration du centre scientifique et technique du bâtiment
– Conseil d’administration de l’Office National des Forêts
– Conseil d’administration des régies communale dotées de la personnalité morale
– Conseil d’administration de l’entreprise de recherches et d’activités pétrolières (ERAP)
– Éligibilité aux chambres d’agriculture
– Éligibilité dans les chambres des métiers.
Une infraction aussi massive et officielle au principe constitutionnel d’égalité n’est donc dénoncée ni par la sénatrice socialiste, qui s’est cantonnée à « certaines professions libérales et privées », ni par la journaliste du Monde – ni en vérité par grand monde, puisqu’aucun parti politique, de droite, de gauche ou d’extrême gauche, n’a jamais jugé nécessaire de faire de ce scandale… un scandale. La réalité est pourtant parfaitement connue, analysée et critiquée, notamment grâce au GISTI [2], et ce travail avait même trouvé un commencement de débouché politique, vite étouffé, au temps déjà ancien de la « gauche plurielle ». La ministre des Affaires sociales Martine Aubry avait alors constitué un GED (Groupe d’Études sur les Discriminations), vite transformé en GELD (Groupe d’Études et de Lutte contre les Discriminations), qui avait pris l’intéressante initiative de consacrer sa première note de travail, rendue en mars 2000, à « Une forme méconnue de discrimination : les emplois fermés aux étrangers », et d’y préconiser son abrogation quasi-totale :
– totale sur les emplois privés ;
– massive sur les emplois publics (le rapport préconisant une ouverture sur « environ 70 % » de ces emplois, et un maintien de la condition de nationalité cantonné aux emplois « comportant une expression de l’exercice de missions de souveraineté ou de prérogatives de puissance publique », à savoir : « les forces armées, la police et les autres forces de l’ordre, la magistrature, l’administration fiscale, la diplomatie, l’élaboration et le contrôle de l’application des actes juridiques » [3]).
Saisi de ces préconisations par sa ministre, le premier ministre Lionel Jospin avait rendu un « arbitrage » aussi laconique que catégorique : pas question ! – et le dossier avait été politiquement enterré pour de longues années – près de dix ans pour être plus précis – avant de connaître une renaissance institutionnelle grâce à une Délibération de la HALDE du 30 mars 2009, reprenant sensiblement les préconisations du GED, sans plus de suites politiques…
À l’exception, donc, de la timide initiative de Baziza Khiari, qui connaît aujourd’hui ce que Le Monde qualifie pudiquement de « revers inopiné ». Mais poursuivons :
« Tout était pourtant bien parti pour ce texte sur les emplois dits “réservés”. Même Hervé Novelli, le secrétaire d’État chargé du commerce, n’avait pas “d’objections de principe” en 2009, considérant qu’il était “légitime de s’interroger” sur leur suppression au regard du taux de chômage des étrangers, alors de 24%. M. Novelli avait encouragé une “évaluation préalable” des “besoins dans les différents secteurs d’activité concernés”, soit, après débat : les médecins, les chirurgiens-dentistes, les sages-femmes, les vétérinaires, les experts-comptables, les géomètres et les architectes. »
Sans doute condamnée par le peu de place dont elle dispose et / ou par les normes professionnelles en vigueur dans son journal, la journaliste s’en tient aux faits et ne commente pas la singulière éthique du ministre, qui réduit la question de la « légitimité » à une stricte logique utilitariste, fondée sur l’évaluation de l’offre et de la demande d’emploi plutôt que sur le principe constitutionnel d’égalité et sa nécessaire application à un droit aussi fondamental que le droit au travail. Mais sans doute la condamnation de principe d’une telle discrimination institutionnelle va-t-elle venir de l’opposition socialiste :
« Le député socialiste Daniel Goldberg, rapporteur du texte à l’Assemblée, ne cache pas son étonnement devant cette volte-face : “Les plus mauvais réflexes ont ressurgi, rappelant que le débat sur l’identité nationale et d’autres du même acabit sont passés par là.” Une partie de ce texte, selon M. Goldberg, ne fait que clarifier une situation “ubuesque” qui existe déjà dans les hôpitaux, où de nombreux étrangers sont embauchés pour compenser la pénurie “mais dans des statuts précaires”. Le texte ne vise en outre que les étrangers “ayant fait leurs études en France”. »
Le député commence plutôt bien, en quittant le terrain strictement technique et comptable du ministre et en soulignant l’enjeu idéologique du débat : c’est bien de discrimination qu’il s’agit et donc de racisme et de xénophobie, et la « volte-face » de l’UMP est bien à mettre en relation avec la promotion sarkozyste de « l’identité nationale », mais ce constat ne débouche que sur une euphémisation du scandale – l’apartheid professionnel qui règne entre autres dans les hôpitaux n’est qu’une « situation ubuesque » – et le député socialiste s’empresse pour finir de souligner, pour s’en prévaloir, le caractère limité de sa demande : elle ne vise que les étrangers ayant fait leurs études en France – en d’autres termes, les diplômes étrangers sont suffisamment reconnus pour donner le droit de « compenser la pénurie », mais pas assez pour bénéficier, à travail égal, d’un salaire et d’un statut égal.
L’objectivité journalistique commande pour finir d’entendre les « raisons » de la volte-face UMP-iste :
« À en croire le député UMP Thierry Mariani, le rejet en commission n’a toutefois trait qu’à trois bonnes raisons : “Une technique et deux de fond”. Primo, “c’est une fois de plus un texte plein de bons sentiments où il n’y a aucune étude d’impact.”. Secundo, “la gauche nous reproche sans cesse le pillage des élites des pays du Sud. Or là, on l’organise de fait. Mieux vaut modifier le numerus clausus.” Tertio, “si des personnes ont fait leurs études en France, elles ont vite fait d’obtenir les cinq ans de séjour qui permettent de demander la nationalité française.” À bon entendeur. »
On ne s’appesantira pas sur ces trois « raisons ». On soulignera simplement :
– que le principe d’égalité est réduit au rang de « bon sentiment », et qu’il ne saurait s’appliquer sans « étude d’impact » préalable (et on reste songeur sur « l’impact » funeste qui pourrait le rendre inopportun : trop d’étrangers « prendraient la place des Français » ? La transformation d’emplois précaires en emplois statutaires coûterait « trop cher » ?) ;
– que le souci des « pays du Sud » se porte décidemment bien lorsqu’il s’agit d’exclure ou de précariser des immigrés ;
– et enfin qu’il est préférable, plutôt que de supprimer une discrimination, d’inciter les discriminés à rejoindre le groupe majoritaire (si toutefois ils le peuvent, car il n’y a en réalité rien de facile, pour un étudiant étranger, à rester en France après ses études – ni, après 5 années de séjour, à accéder à la nationalité française).
Mais l’essentiel n’est pas dans la mauvaise foi du député, pas davantage qu’il n’est dans le caractère « inopiné » de la « volte-face » de l’UMP. L’essentiel n’est pas inopiné mais systémique, profond, durable : c’est l’incroyable inexistence politique de ce scandale absolu qu’est l’existence, sur 30% des emplois, d’une discrimination xénophobe parfaitement assumée, gravée dans le marbre de la loi.