La France a-t-elle toujours été une République ? Aux différents moments décisifs où le peuple français a difficilement arraché ses droits (que jamais aucun dominant n’a consenti à offrir gracieusement, éclairé par je ne sais quelles « Lumières »), pouvait-on aussi, inspiré par ces sentiments qui prédominent chez nos éditocrates face aux événements qui se déroulent au Maghreb et au Moyen-Orient, trouver des raisons de s’inquiéter ? Même si Tariq Ramadan ne sévissait pas encore en 1848, les raisons ne manquaient pas du côté des défenseurs de l’ordre établi : « Classes dangereuses » disait-on.
Loin de vouloir recycler les poncifs sur les manières dont certains progressistes peuvent « jouer le jeu » ou « faire le lit » de groupes plus ou moins bien intentionnés, sans méconnaître non plus (ni exagérer) les possibles rapports de cause à effets entre différents événements qui ont pu se succéder, sans enfin ignorer la complexité des études historiques mettant en perspective plusieurs dimensions d’une période, nous voudrions, à la manière d’un Alexandre Adler, jouer à ce petit jeu consistant à mettre en lumière certains aspects précis d’événements incontestablement décisifs afin d’en orienter l’interprétation.
Qu’est-ce que 1789 ?
L’abolition des privilèges, la prise de la Bastille, la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen... Mais les Révolutionnaires de 89 n’ont-ils pas « fait le lit » des "Terroristes" de 1793 ? N’ont-ils pas « fait le jeu » de Napoléon Bonaparte ? Ont-ils bien fait, du coup, de se révolter ?
Qu’est-ce que 1848 ?
L’abolition de l’esclavage, le suffrage « universel » (sans les femmes, soit dit en passant), qui a élu... le neveu de Napoléon 1er ! Louis-Napoléon Bonaparte qui, refusant de rendre le pouvoir à la fin de son mandat, fit ce fameux coup d’État à la suite duquel Victor Hugo dut s’exiler. Dix-huit années d’empire !
Alors ? Les Français ont-ils eu tort de renverser leur Roi ? Les pauvres de Paris, soumis pendant la monarchie de Juillet à des conditions de vie intolérables, ont-ils, en se révoltant, « fait le lit » du dictateur ? Au moment même où Républicains, Socialistes et Féministes commencèrent à s’organiser sérieusement en vue d’arracher très lentement des droits dont nous pouvons jouir aujourd’hui (et ce dans le cadre de luttes ayant presque continuellement buté sur la résistance quasi structurelle des dominants), nombreux furent les commentateurs conservateurs qui pouvaient insinuer que les morts de juin 48 résultaient des révoltes de Février. Alors ? Était-il préférable de ne pas abolir l’esclavage ?
1870 ?
Le 4 Septembre, la République est proclamée pour la troisième fois, et le suffrage « universel » (toujours sans les femmes), l’année suivante, amène au pouvoir une majorité monarchiste avec, à la tête de l’État, le tristement célèbre Adolphe Thiers, qui n’avait, me semble-t-il, rien à envier aux fondamentalistes les plus sanguinaires. Qu’est-ce à dire ? Ne fallait-il pas réagir au siège des Prussiens ? Ne fallait-il pas former comme l’ont fait les Républicains (alors minoritaires), un gouvernement de "Défense nationale" ?
Si c’est en effet la proclamation de la République (due à des partisans de la poursuite du combat) et le suffrage universel indirect qui ont débouché sur le triomphe d’un monarchiste sanguinaire, n’aurait-il pas mieux valu – afin d’éviter tous ces massacres – être un peu plus conciliants avec les Prussiens, auxquels nous aurions peut-être dû laisser le choix du régime le plus approprié ? Et décidément, ce suffrage universel ! À deux reprises, qui amène-t-il au pouvoir ? Des ennemis de la République !
Les libertés fondamentales et l’État de droit ont dû être très chèrement payés en France. La faute à qui ? À ceux, minoritaires au moins jusqu’aux élections de 1879, qui les réclamaient légitimement, ou à ceux dont les intérêts poussaient à réprimer durement toute protestation ? Et les différents combats qui ont permis de conquérir ces libertés fondamentales, ne sont-ils pas des moments heureux dont doit se féliciter tout bon citoyen, tout ami sincère du genre humain ? Quant aux événements fâcheux qui peuvent éventuellement succéder ou accompagner ces moments de libération joyeuse, doit-on les reprocher à ceux qui aujourd’hui ne supportent plus leurs conditions de vie, ou aux autres qui peut-être, viendront ensuite perpétrer, en complicité avec d’autres dominants, des actes contre-révolutionnaires ?
Etc
Je pourrais jouer longtemps à ce petit jeu. 1830, par exemple ? Remplacement d’un Roi par son cousin… et début de la conquête de l’Algérie !
La conclusion serait toujours la même :
Conservons toujours l’ordre établi, ne changeons rien.
Qui peut bien avoir intérêt à de telles idées ? Qui peut au contraire en souffrir ?
Si l’humanité avait suivi de tels principes, en se focalisant, à chaque étape décisive de l’émancipation des peuples, sur des dérives toujours possibles, et en interprétant systématiquement chaque événement dans un sens qui ne prend en compte que les intérêts d’une seule partie de la société, nous serions encore, aujourd’hui, sous l’Ancien Régime.
La question est donc : pourquoi nos experts et éditocrates s’inquiètent-ils aujourd’hui de ce qui se passe chez les Arabes ? Ignorent-ils leur propre histoire, ou sont-ils tout simplement incapables de considérer les Arabes et les Musulmans comme leurs semblables ? Est-ce l’émancipation humaine et ses risques qui les effraie – ou bien l’émancipation de certains humains bien précis ?
Ou bien les deux ?