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Rio Bravo ou la masculinité restaurée

Lecture féministe d’un film de Howard Hawks

par Sylvie Tissot
27 mars 2020

Nous devions fêter le 20 mars 2020 les 20 ans du site « Les mots sont importants », avec la présentation en librairie du recueil Mots et maux d’une décennie paru aux éditions Cambourakis. Confinés, et solidaires avec ceux et celles qui ne peuvent pas l’être, en colère contre ceux qui se sont attelés consciemment et systématiquement à détruire le système public hospitalier ces dernières années, nous avons décidé de célébrer autrement cet anniversaire, en proposant à partir de ce 20 mars une anthologie virtuelle. Le principe est le suivant : un texte par jour pour chaque année depuis la fondation du site en 1999, choisi parmi ceux qui sont parus exclusivement ou initialement sur le site, et qui n’ont été repris dans aucun recueil, ni celui de 2010, ni celui de 2020. Des « classiques » du site ou des textes passés plus inaperçus, des textes critiques, joyeux ou sérieux, qui parlent de politique au fil de l’actualité, mais aussi de films et de livres, et invitent à parcourir les quelques 2000 autres articles publiés par LMSI. Dès que les nécessités de confinement seront passées, nous reprogrammerons un événement festif, évidemment dans le 20ème arrondissement de Mme Calandra, la Maire sortante qui avait cherché à nous faire condamner en justice (en vain) et qui n’a récolté, au premier tour de 2020, qu’un pitoyable 12,5% (contre 38% à son concurrent de gauche). Notre recueil 2010-2020, est par ailleurs disponible sur commande, ici. En 2006, nous publions de nouvelles analyses de film, dont celle de Rio Bravo, qui occupe une place de premier plan dans le Panthéon des cinéphiles. De nombreuses analyses lui ont été consacrées, célébrant à juste titre la mise en scène de Howard Hawks autant que la morale « humaniste » du réalisateur, mais le rapport hommes-femmes tel qu’il est problématisé dans ce film sorti en 1958 a rarement été pris en compte, alors qu’il joue un rôle essentiel : c’est en grande partie la restauration d’un ordre symbolique sexiste, reléguant la femme à un rôle subordonné, qui apparaît dans le film comme la condition d’une « renaissance » pour l’homme déchu.

S’il en réunit tous les attributs extérieurs (shérifs, fusils, bagarres, chevaux et saloons), Rio Bravo offre une version très épurée du genre western. Loin de la geste des conquérants du far west, le film d’Howard Hawks se déroule dans une petite ville, et même autour de quelques lieux, généralement clos (une prison, un hôtel, un saloon). Pas de grands espaces, pas de profondeur historique, mais une très grande économie dans l’espace et le temps, et une priorité donnée aux personnages et à leur vie psychologique plutôt qu’à leurs faits d’arme. Mais surtout, ce qui est fascinant dans ce film, c’est la version ambivalente qu’il donne de l’histoire, rituellement racontée dans les westerns, de l’instauration de la loi aux Etats-Unis. Car cette histoire est indissociablement liée ici à la transformation émancipatrice des êtres humains, bien plus qu’à la victoire sur des ennemis... À moins que la femme n’y occupe la place de l’ennemi, dans un film qui raconte aussi la restauration d’un ordre viril menacé.

« I am better than I look » : l’humanité retrouvée

L’intrigue du film se déroule d’emblée à deux niveaux. Il y a l’histoire la plus manifeste : Joe, homme colérique et arrogant, abat un homme dans un saloon ; il est arrêté par le shérif, Chance, qui va se battre pour empêcher que le frère de Joe, homme puissant de la région, ne retire le prisonnier des mains de la justice. Pourtant, le déroulement du film est tout autant structuré par le dénouement de ce combat pour le droit que par l’évolution morale des personnages, et en premier lieu celle de Chance, le shérif, et celle de Dude, son adjoint, qui a sombré dans l’alcoolisme. Le premier, autoritaire, ombrageux, reconnaîtra ses faiblesses, acceptera d’être aidé, et finira par tomber amoureux. Le second se relèvera de la déchéance à la fois physique et morale dans laquelle il est tombé, redeviendra l’associé courageux, fidèle et exemplaire du shérif, dont il parviendra à retrouver la confiance.

Ce sont même les parcours émancipateurs des personnages qui donnent tout son contenu à l’intrigue première du film. En effet, le réalisateur ne raconte pas l’affrontement classique entre d’une part des défenseurs de la loi et de la justice et de l’autre des représentants de l’arbitraire et de la force brute, entre les bons et les mauvais, entre les vainqueurs et les vaincus. Cette division est d’emblée pervertie par le caractère des personnages dans la mesure où le premier camp n’est composé que de faibles : un vieillard infirme (Stumpy), un alcoolique (Dude) et un adolescent (Colorado). Ce sont eux pourtant qui vont l’emporter, non pas parce qu’ils sont les plus forts mais parce qu’ils sont capables de changer, et de montrer qu’ils peuvent être différents de ce qu’ils paraissent (« I am better than I look  » dit Dude).

Le caractère profondément humaniste du film est renforcé par le fait que le changement provient toujours de l’interaction. C’est le cas évidemment de Dude, qui retrouve sa dignité grâce à Chance, et qui évolue au gré des témoignages de confiance de ce dernier ou de ses réactions intransigeantes face à ses faiblesses d’alcoolique. Deux scènes, toute deux situées dans le saloon et se déroulant dès le premier tiers du film, incarnent le parcours de Dude. La première, qui ouvre le film, montre Dude, en manque manifeste de boisson, la démarche chaloupante, le regard bas, et prêt à se faire humilier (en allant chercher une pièce de monnaie dans le crachoir) mais aussi à renoncer à l’amitié (il frappe Chance qui cherche à l’en empêcher) pour un verre d’alcool. Lors de la seconde scène, il entre avec la même démarche hésitante, mais celle-ci, comme sa voix, va progressivement s’affirmer. À la recherche d’un meurtrier, il parvient, sous le regard de Chance, à contrôler les hommes qui se trouvent là et reconquérir son autorité et sa dignité.

Ce qui rend ce film particulièrement subtil, c’est que la renaissance de Dude se mêle constamment à l’intrigue principale, et vient lui donner sens. Ainsi, s’il reprend confiance, c’est parce qu’il parvient à trouver le meurtrier dans le saloon et à l’abattre. Mais l’importance que le réalisateur veut donner à la renaissance de Dude se donne à voir dans le plan extrêmement symbolique du verre de bière, dans lequel tombe le sang du meurtrier caché à l’étage. À ce moment-là, Dude comprend que l’homme s’est réfugié en haut ; mais il voit surtout la mort, physique et morale, vers laquelle le mène l’alcool.

Néanmoins, la renaissance n’est jamais acquise. En témoignent les multiples scènes de souffrance physique et la tentation de l’abandon qui plane sans cesse sur Dude. En témoignent aussi ces deux scènes où le personnage de Dude évolue dans un jeu de reflets qui vient redoubler, aux yeux du spectateur, la menace qui pèse sur lui. D’abord la scène du sang dans le verre, avec le meurtrier caché juste au-dessus de lui, et plus tard les hommes de main du frère de Joe, dont on suppose qu’il voit, mais trop tard, le reflet dans le bassin où il se rince le visage.

Le film se clôt sur la renaissance de Dude, renaissance à la fois physique (apparu sans chemise et sans chapeau dans la première scène, il retrouve ses habits ; sale et mal rasé, il se résout finalement avec enthousiasme à prendre un bain). Renaissance morale surtout puisqu’il retrouve la sobriété (l’alcoolisme n’est toutefois jamais montré comme une maladie, mais comme la conséquence de tourments personnels), et surtout le courage physique et le dévouement. Lors d’un des derniers échanges avec Chance, ce dernier résume la transformation de son adjoint, quand il évoque la possibilité de changer les rôles : il souhaite en effet que Dude, comme naguère quand il était sobre, recommence à prendre soin de lui.

À cette trajectoire ascendante fait écho celle de Chance, trajectoire quasiment inversée. Figure toute puissante (et montrée comme telle par la contre-plongée lors de la première scène), il va, durant la première partie du film, d’échecs en rebuffades. C’est d’abord la fausse accusation qu’il lance contre Feathers, cette femme qui séjourne temporairement dans la ville et qui loge dans le même hôtel que lui, et la honte à laquelle il est acculé lorsqu’il est avéré que ce n’est pas elle qui triche aux cartes. Mais c’est surtout la mort de Pat, son ami, abattu au petit matin, alors que Chance avait refusé son aide la veille au soir. Chance est un homme qui ne cesse d’affirmer qu’il ne veut pas être aidé ; il apprend finalement à reconnaître sa fragilité et sa faiblesse, et surtout à abandonner fierté et préjugés, notamment à l’encontre de Feathers. Sa position toute puissante ne cesse de s’inverser, dans une suite de scènes lors desquelles il découvre qu’on veille sur lui (Feathers passe la nuit dans un fauteuil devant sa chambre), ou qu’on peut lui sauver la vie (c’est l’intervention de Colorado assisté de Feathers devant le saloon).

Finalement, les deux hommes, Dude et Chance, trouvent le bonheur, le premier dans l’oubli de son histoire amoureuse malheureuse (« A man forgets  », dit Dude, qui parvient même en rire), et le second dans l’amour. Mais les changements s’opèrent toujours dans l’interaction. Pour changer, nul besoin de transcendance (totalement absente du film), nul besoin non plus d’être un surhomme. Cela veut dire que le changement est pénible, comme le montrent les plans rapprochés et répétés sur le visage pétri de douleur de Dude, sur ses mains qui se tordent ou ses doigts qui se portent constamment à sa bouche. Le changement est pénible et lent ; c’est un processus, comme le figure la ponctuation des scènes au saloon, à l’hôtel et à la prison, par des séquences de marche dans les rues : ces moments font avancer l’intrigue, préparent les rebondissements, mais surtout ils suggèrent la transformation en cours des personnages.

Et progressivement, les deux histoires, la victoire du droit sur la force et la transformation morale des personnages, vont se confondre. La première d’ailleurs n’est jamais tournée vers l’extérieur. Si conquête il y a, ce n’est pas sur des espaces ou sur d’autres hommes ; la conquête est tout intérieure. Les paysages n’existent d’ailleurs quasiment pas ; seule une nuit d’orage et de vent évoque des éléments extérieurs, mais elle ne semble être là que pour refléter l’état d’esprit de Dude, qui vit alors un des pires crises de manque. Dès la deuxième scène du saloon, la renaissance de Dude et la découverte du meurtrier sont rassemblées en une même séquence. Le combat final fonctionne de la même manière : il s’agit tout autant de combattre l’équipe adverses que de retrouver Dude, qui a été enlevé. D’ailleurs, le sens de la scène réside moins dans le combat contre les ennemis, réduits à des silhouettes fuyantes, que dans la réunion de l’équipe : Dude réussit à s’échapper tout en empêchant Joe de rejoindre son frère ; Stumpy vient soutenir Chance bien que le shérif le lui ait interdit, et Carlos le propriétaire de l’hôtel apporte des munitions.

« A girl ! » : l’ordre viril restauré

Mais ce film raconte, dans l’implicite cette fois-ci, une troisième histoire. Son protagoniste principal a beau être absent du film - c’est la femme qui a abandonné Dude, et qui n’est présente qu’à travers le récit de Chance ou les souvenirs de Dude-, cette histoire structure le film, et donne tout leur sens aux deux autres évoquées précédemment [1]. Le personnage de cette femme est évoqué au premier tiers du film, lors d’une scène classique, celle du récit qui permet au spectateur de comprendre ce qu’il a vu jusque là. Chance raconte alors à Pat, qui n’en revient pas de voir Dude sobre, l’histoire de son adjoint. Dude, raconte-t-il, était autrefois un adjoint exemplaire, et Pat de demander ce qui s’est passé : « A girl ! », s’exclame Chance, qui poursuit : Dude a rencontré une femme, en est tombé fou amoureux, mais celle-ci l’a quitté, le plongeant dans le désespoir, l’alcoolisme, mais surtout le conduisant à bafouer tout ce en quoi il croyait et que résume le personnage de Chance : un métier au service de la loi, le courage et l’amitié. Bien plus que le meurtre perpétré par Joe lors de la première scène, la rupture amoureuse subie par Dude constitue l’événement originel du film. Or cet événement - la femme qui quitte son homme -, c’est une blessure individuelle, mais c’est aussi, comme le reste du film le fait voir a posteriori, une perturbation fondamentale de l’ordre social.

Dès lors, tout le film peut se relire à l’aune de cet événement et de sa signification, et Rio Bravo apparaît comme l’histoire d’une autre restauration : non plus seulement celle de la loi, non plus seulement celle de l’humanité des personnages, mais la restauration d’un ordre des sexes et des identités sexuelles perturbé. Toutefois, cette histoire est de part et d’autre ambiguë. En effet, l’évolution de Dude et de Chance les ramène vers une virilité restaurée, mais policée. Dude le faible redevient courageux ; il retrouve son habileté au tir et le droit de porter ses pistolets ; ses mains ne tremblent plus et, situé au ras de terre au début du film quand il est tenté de récupérer une pièce de monnaie dans le crachoir, il se relève moralement et physiquement au cours du film, à la fin duquel il ne se tiendra plus que droit. Quant à Chance, l’homme fier et ombrageux, sa virilité est quelque peu ridiculisée : face à Feathers, son corps est balourd, et c’est elle (comme Laurent Bacall dans To have or to have not, cet autre film de Hawks) qui lâche des mots d’esprit qui le laisse muet. Il admet finalement être amoureux, et il apparaît, dans les dernières scènes, dépourvu de son fusil, qu’il déclare pourtant, à un moment du film, ne jamais quitter (d’ailleurs, les départs et les arrivées dans les différents lieux de la ville - saloon, prison, hôtel, chambre d’hôtel - sont rythmées par les gestes de Chance se saisissant de son fusil ou pointant son fusil).

Ce fondement de l’ordre social qu’est la virilité doit donc être policée ; c’est un des objectifs qui oriente le déroulement du film. De sorte que, étroitement combiné aux deux histoires (l’histoire politique et l’histoire morale), l’accomplissement d’une virilité civilisée apparaît finalement comme une des conditions des sociétés démocratiques : la domination masculine n’est pas le règne de la force brute. Pourtant, la valeur de la masculinité autour de laquelle s’organise le film participe toujours d’un ordre hétérosexuel et sexiste. En effet, cette virilité se construit, durant le film, en opposition à deux écueils, que symbolisent les deux personnages masculins de l’équipe : Stumpy, vieux célibataire fidèle, affectueux dans le fond mais acariâtre. N’est-ce pas ce qui guète Chance s’il continue à être ce chef solitaire qui n’a besoin de personne ?

Le second danger, c’est l’homosexualité, symbolisée par Colorado, jeune adolescent efféminé, aux yeux bleus, à la coiffure sophistiquée, et à la démarche nonchalante. Mais le danger homosexuel, c’est aussi celui qui plane sur la relation entre Chance et Dude. Leurs retrouvailles ne sont pas dépourvues de connotation sexuelle (comme le laisse deviner cette scène, classique de western, d’échanges de pistolets). Surtout, le sursaut de Dude, suite à la deuxième crise qu’il traverse, n’intervient-il pas au moment précis où il voit que Chance va donner sa place à Colorado ? La perspective de perdre l’amour de Chance et de surcroît au profit d’un autre lui est alors intolérable, et lui donne la force de renoncer à la boisson.

Les deux écueils seront évités de deux manières. D’abord par l’instauration d’une communauté virile, qui éloigne le spectre de la solitude du mâle. Cette communauté se forme tout au long du film, par la conjonction progressive des forces de chacun. Elle est mise en scène à deux reprises, et en premier lieu quand les hommes sont réunis par la musique (scène dans la prison, avec Colorado à la guitare, Stumpy à l’harmonica, qui accompagnent le chant de Dude, puis de Colorado) et enfin dans le combat (scène finale). La communauté virile qui se constitue alors est quasi démocratique (Chance reste, en effet, toujours le commandant ; s’il sourit en écoutant ses collègues chanter, il ne chante pas lui-même), mais blanche. Certes, Carlos, le mexicain propriétaire de l’hôtel où logent Chance puis Feathers, rejoint Chance dans le combat final, mais il ne tire pas (contrairement à Stumpy) ; non intégré à la communauté des combattants, il est confiné à un rôle de soutien puisqu’il se contente d’apporter des cartouches. De sorte que son personnage reste avant tout un personnage folklorique (son accent et sa gestuelle sont outrés, quasi ridicules), et fidèle sinon servile. L’ordre des genres participe d’ailleurs directement à cet ordre politique puisque la virilité défaillante de Carlos (constamment rabroué par sa femme) apparaît comme un marqueur supplémentaire de son infériorité raciale.

Mais cette communauté virile doit être établie en conjurant toute dérive homosexuelle : c’est la fonction que va remplir le couple Chance/Feathers. Les relations qui se développent entre Feathers et Chance viennent ainsi constamment s’intercaler entre les échanges dans lesquels sont engagés Chance et Dude. C’est d’ailleurs Feathers qui sera chargée de raser Dude, après une des scènes la plus forte et la plus intime entre les deux hommes, lors de laquelle Chance reconnaît, et par là entérine, la transformation de Dude. Mais la rencontre entre Chance et Feathers joue un autre rôle dans la restauration de l’ordre des sexes : elle est l’occasion pour le shérif d’opérer symboliquement la revanche de Dude.

Cette rencontre amoureuse est certes ambiguë : Feathers est aussi celle qui change Chance, qui le confond, qui l’embarrasse, qui le séduit, et n’hésite pas mettre en avant son corps pour le faire (voir par exemple la scène où elle l’invite à la fouiller ; voir cette autre scène où elle est dans son lit et commence à se déshabiller devant lui). C’est une femme qui affirme ses choix (elle décide de ne pas quitter la ville comme elle avait prévu de le faire et comme Chance l’encourage à le faire), mais aussi ses désirs. Pourtant, si elle avoue ses sentiments à Chance, le début de leur relation amoureuse se déroule de manière extrêmement classique : Chance, qui la voit endormie, la porte pour l’amener dans sa chambre et passer la nuit ensemble. En outre, si Feathers conduit Chance à avouer qu’il a été prisonnier de ses préjugés et qu’il est finalement vulnérable face à la séduction, c’est à la condition qu’elle prouve qu’elle n’est pas «  the girl you think I am », selon les mots prononcés par Feathers. Chance a tort de la soupçonner, elle, d’être une femme facile et séductrice (à l’instar de la femme qui a abandonné Dude), même si certains indices peuvent le conforter dans cette méfiance : si l’ex-mari de Feathers trichait aux cartes pour lui offrir des cadeaux, n’est-ce pas parce qu’elle a une nature foncièrement coquette ? Toujours est-il que le film, s’il montre que Chance se trompe, repose sur ce soupçon originel à l’encontre des femmes : celles-ci sont toujours potentiellement des « putains » inconstantes et infidèles.

Ce soupçon est en effet moins questionné que posé comme une question fondamentale sans cesse reposée. En effet, tout le film s’organise autour du combat mené par Feathers, non pas pour ridiculiser ce soupçon en le montrant comme la simple expression de préjugés sexistes, mais pour se disculper, elle, et gagner la confiance de Chance. C’est cela qui la conduit à jouer la scène finale des collants dans une démarche extrêmement ambiguë de soumission doublée de masochisme, qui ne manque pas de cruauté pour ce personnage féminin principal du film. Cette scène s’ouvre sur une image très typée : on voit Feathers de profil, assise, les jambes déployées, moulées dans des collants noirs : c’est la figure de la pin up. Or cette figure, ce n’est pas Feathers, mais le rôle que joue Feathers à ce moment-là. En effet, elle ne porte pas ces collants parce qu’elle va chanter en public comme elle l’annonce à Chance. Elle porte des collants pour se déguiser en femme objet de désir mais débordante de sensualité, et ce, dans l’attente masochiste de la condamnation masculine. Elle joue la pin up (ou tente de le faire) avec l’intention précise de se soumettre au jugement qu’elle attend de Chance : « enlève ces collants ! » (comme elle l’avoue alors que, submergée par l’émotion, elle fond en larmes). Le but est ainsi de lui montrer qu’elle a choisi de ne pas être une « putain », mais une véritable épouse, et qu’elle renonce, en se soumettant à lui, à cet autre destin qu’elle pourrait embrasser : être une chanteuse de saloon. La réaction escomptée arrive finalement puisque Chance, non seulement lui interdit de chanter, mais finit par jeter les collants par la fenêtre.

L’ordre des genres est finalement rétabli par cet échange : l’homme reconnaît que, aveuglé par ses préjugés, il peut se tromper ; il accepte d’endosser une virilité plus policée, mais en contrepartie, la femme renonce pour lui à son autonomie, autonomie confondue avec la figure de la putain inconstante. Dude est ainsi sauvé une deuxième fois, et là encore grâce à Chance : sauvé ici non pas de sa propre faiblesse, mais de ce danger mortel, la femme insoumise dont le spectre est conjuré par la soumission de Feathers. De sorte que, si Rio Bravo raconte l’avènement d’un ordre politique défini comme juste parce qu’il prend en charge l’émancipation des faibles, cette émancipation se déploie dans les strictes limites d’un ordre viril et hétérosexuel maintenu. Il faut regarder Gentlemen Prefer Blondes, du même réalisateur, pour voir cet ordre éclater en mille morceaux...

Notes

[1Voir sur cette même figure féminine absente mais source de perturbation de l’ordre traditionnel des genres, le film Rebecca de Hitchcock.