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Salauds de pauvres !

Ou : quel droit de réponse pour les sans voix ?

par Alain Bertho
24 novembre 2007

Bien sûr ce n’est qu’un dessin de presse. Mieux : un dessin humoristique. Alors essayons de rire...

Au milieu : un homme blanc, un peu chauve ceint de l’écharpe tricolore, accablé, assis devant un parapheur. Derrière lui le buste de la République.

On a reconnu l’élu.

Autour de lui derrière, devant, sur les côtés, des gens ordinaires, sans écharpe, adultes et enfants dont le trait du dessinateur souligne les origines intercontinentales. L’un d’eux est sous la tente. Un autre allongé par terre sous un journal. Un jeune à casquette de côté, une femme en boubou On a reconnu les pauvres et précaires, SDF, sans papiers, immigrés stigmatisés Ceux à qui des années de mobilisation difficile ont donné un nom : les « Sans ». Une femme blonde, parmi eux, lunettes et dossier sous le bras symbolise sans doute la militante du réseau de soutien.

Accordons au dessinateur qu’ils n’ont pas l’air très heureux non plus.

Mais les voilà, ensemble, eux les victimes les plus exposées du libéralisme sécuritaire et raciste ambiant en position non de victimes mais de menace sourde.

Aucun doute : c’est bien leur présence qui accable l’élu.

Un dessin n’est pas un texte. Il ne démontre pas, il suggère.

Un dessin, surtout humoristique, ne cherche pas à convaincre, il cherche une connivence avec le lecteur-spectateur.

Aucun doute : c’est avec le personnage de l’élu que la connivence est recherchée.

Le voilà qui parle. En deux temps. L’accroche (en haut du tableau) et la chute (en bas)

L’accroche :

« Dans les villes communistes on est solidaire. »

Le lecteur attentif s’arrête : cette phrase est loin d’être claire.

Qu’est-ce qu’une « ville communiste » ?

Une ville dont le maire est communiste ? Dont tous les élus sont communistes ? Dont tous les électeurs sont communistes ? Depuis quand ? La nuit des temps, les dernières élections ? Jusqu’à quand ? Je devine le haussement d’épaule. Allons, ne jouons pas à l’imbécile : « on sait bien de quoi on parle ». C’est exact. Alors parlons clair.

Cette expression désigne depuis des décennies une certaine gestion municipale comme fondatrice d’une sorte de « communes du socialisme réel » au sens où nous avons pu autrefois parler de « pays du socialisme réel à propos de l’est de l’Europe », les libertés démocratiques en plus. C’est exactement dans ce sens que l’expression est ici utilisée et comprise : il y a là un type de gestion à protéger car opérée en faveur d’une population municipale (Ne dit-on pas parfois « nos populations ») elle-même à protéger. Une façon d’avoir « ses pauvres ». Pas envie d’avoir « ceux des autres » ? N’anticipons pas.

Qui est « on » ?

Certes, un « nous » qui se déguise.

Mais le déguisement en dit long, car un « nous » aurait peut-être inclus les habitants des villes en question non seulement comme bénéficiaires de la gestion locale mais comme acteurs de la solidarité. Cette hypothèse du « nous » militant est exclue. La solidarité militante (la blonde) est du côté des importuns. Le « on » est celui des élus parlant au nom des populations. Il n’inclut la population que par procuration, par représentation.

Qu’est-ce qu’être « solidaire » dans ces conditions ?

Il ne s’agit pas de la solidarité du « nous militant ». Encore moins d’une solidarité d’un nous incluant les « sans » dans une démarche contre un ennemi commun. Non cette solidarité est celle (visiblement contrainte à en croire le dessin) avec les « autres », ceux que ne sont pas de la « commune du socialisme réel », ceux qui ne sont pas « d’ici », qui ne sont pas, selon une expression tant de fois entendue, « de vrais habitants ».

Le tableau est planté.

Et comme disait Cyrano de Bergerac : « à la fin de l’envoi, je touche ».

Envoi :

« On comprend mieux pourquoi les autres ne le sont pas. »

L’abîme s’ouvre alors devant le lecteur attentif mais désespérément imperméable à la fameuse connivence : on comprend « mieux », ce qui signifie qu’on comprenait déjà un peu.

Mais surtout : on comprend quoi ?

On comprend qu’il n’est pas confortable d’être communiste ou simplement solidaire dans un monde où, comme le dit le romancier sud africain JM Coetzee, prix Nobel de littérature, « il ne suffit pas d’être quelqu’un de bien ? »

Je crains que ce ne soit pas le propos du dessin.

Je crains qu’ici on ne « comprenne » qu’il vaut mieux s’occuper de « ses pauvres à soi » sans s’occuper des autres. Je crains qu’on ne « comprenne » selon l’expression bien connue « qu’on ne peut accueillir » toute la misère du monde. Mais si on « comprend » cela, alors il faut s’apprêter à vivre dans un monde sillonné de barbelés, un monde de violence que la logique sécuritaire la plus échevelée ne parviendra pas à pacifier.

Car la misère du monde est la misère de notre monde. Les squatters sont les victimes les plus visibles de la spéculation financière qui touche toutes les métropoles. Les sans papiers sont les soutiers de la mondialisation et les petites mains nocturnes qui vident les poubelles des grattes ciel de la Défense. La misère du monde c’est l’autre nom de la baisse des prix des jouets, des ordinateurs et du textile. La misère du monde c’est l’autre nom du réchauffement climatique et de l’émission de CO2 dont le Mali ou la Mauritanie ne sont pas les plus responsables.

Il n’y a plus « d’ailleurs ». Plus de zones protégées. Les pauvres et les précaires qui sont ici sont à la fois du monde et d’ici. Car ce monde est notre monde et s’ils sont ici nous n’avons aucun droit de leur dire que leur place est ailleurs. Telles sont les conditions contemporaines de la solidarité et du combat de l’humanité pour la maîtrise de son propre destin.

Ne pas comprendre ça, ce n’est pas seulement une illusion d’optique ou une erreur d’analyse. C’est la porte ouverte à la dérive politique.

Car penser que la gestion communale peut se protéger du tsunami de la mondialisation simplement par « extraterritorialité », c’est s’engager inéluctablement dans une logique d’exclusion. Il ne reste plus, alors, qu’à expulser les squatters au nom des projets destinés à « nos populations ». Il ne reste plus qu’à faire évacuer les SDF qui occupent en masse la rue par la force publique. Il ne reste plus qu’à porter la suspicion sur les mariages « mixtes ». Il ne reste plus qu’à opposer les familles sans toit aux « vrais » demandeurs de logement. Et si la violence sociale produite devient par trop insupportable, il ne restera plus qu’à installer la vidéo surveillance.

Mais de telles extrémités, bien sûr ne relèvent que de la politique fiction. Car sinon qu’est-ce qui différencierait des « villes communistes » de la dérive généralisée vers cet esprit du temps dont, selon Alain Badiou dans son dernier livre, le nom est Sarkozy ?

Tant de choses dans un dessin.

Tant de connivence suggérée sans aucun doute.

Mais on me dira que ce n’est que de l’humour et qu’il est de mauvais goût de monter ainsi sur ses grands chevaux.

L’humour, paraît-il, est la « politesse du désespoir ».

J’aime cette idée.

Mais ici les vrais désespérés ne sont guère traités avec politesse et c’est bien d’eux qu’on invite à rire. Et ce à la Une de Diversescités, journal soutenu par les élus communistes de la communauté d’agglomération Plaine commune, ce bout de ville-monde foisonnant de solidarité humaine dont la population est la plus pauvre d’Ile de France.

Et moi, là, j’ai envie de pleurer.