Pour Homère comme pour à peu près tout le monde grec, Hélène est une pute. Une salope de première catégorie. Après Pandora et deux-trois autres, la femme fatale par excellence, pionnière d’une longue lignée. Celle que des générations d’Athéniens ont été, sont et seront en droit de maudire pour avoir « déshonoré » son homme – et pas n’importe quel homme – mais aussi pour avoir « causé » la plus sanglante des guerres.
On sait depuis au moins Électre des bas-fonds que Simon Abkarian s’intéresse aux dessous de la grande épopée, à ses arrières-cours, ses coulisses, son hors-champ. Et qu’il le fait, nous l’aimons pour ça, en déplaçant les points de vue et en prenant un parti qu’on peut nommer « féministe » ou « pro-féministe », même si l’auteur préfère dire qu’il ne fait que ce qu’il a à faire, en tant qu’homme, héritier et bénéficiaire d’une domination masculine multi-centenaire et multiforme – politique, sociale, symbolique, esthétique, théâtrale. On ne dévoilera donc rien qui ne soit déjà connu ou pressenti si l’on dit que de ces deux heures de cérémonie des retrouvailles, Hélène sort innocentée. Mais on restera, si l’on s’en tient à ces mots, bien en deçà de ce que produit l’œuvre.
D’abord parce que personne ne vient innocenter Hélène, ensuite parce qu’Hélène ne sort pas innocente, mais entre sur scène l’innocence chevillée au corps. L’innocence n’est pas le dernier mot d’un autre, mais son premier mot à elle. Celui qu’elle pose d’emblée, comme un axiome. Aucun intercesseur ne vient plaider sa cause, et aucun des canoniques arguments de Gorgias [1] n’est retenu pour l’« excuser » : ni l’hypothèse d’un enlèvement forcé, ni celle d’un décret de la Divinité ou de la Fortune, ni enfin la puissance également irrésistible d’une parole séductrice. Là où Gorgias et ses épigones admettent le crime mais pointent la non-responsabilité d’Hélène, la principale concernée fait rigoureusement l’inverse – en revendiquant dans une même parole, dans un même souffle, son agentivité, sa liberté, sa pleine et entière responsabilité dans ce qui est advenu, et son absolue légitimité. C’est en somme une Hélène unapologetic qui se présente devant son mari en mal d’ « explications ». C’est de son plein gré qu’elle est partie, par amour, et de cela elle n’a rien à regretter :
« Je ne me repentirai pas d’un crime que je n’ai pas commis. Aucun regret ne viendra souiller le dernier souffle de ma vie. Jamais je ne demanderai pardon ni à toi ni à aucun autre Grec. »
La scène se passe en huis-clos, dans la chambre de Pâris, l’amant rattrapé et châtié. Un décor qui est plus qu’un décor : un cadre, une structure, une prison même, qui inscrit dans l’espace psychique autant que physique une distribution bien ordonnée des places et du pouvoir, mais que la parole des personnages va venir ébranler. Il y a le vainqueur d’un côté, qui prend possession des lieux et vient exiger « une explication », et la perdante de l’autre, qui semble n’avoir tellement rien à perdre (et pas davantage à gagner) qu’elle déroule une parole absolument libre et prend finalement l’ascendant sur son maître, tandis que ce dernier vacille parce que, tout simplement, il l’écoute :
« Nous n’avons plus le temps de jouer cette sinistre comédie, à moi le rôle de la fautive, à toi celui de l’homme blessé.
- Je ne joue pas. Je sors d’une tuerie qui ne me quittera plus. Il fait nuit en moi et toi tu me parles de virile comédie et d’orgueil inavoué.
- Je n’ai pas dit virile, j’ai dit sinistre.
- Sinistre, virile, c’est pareil, les mots ne changent rien à l’histoire. Les grecs sont les vainqueurs, les Troyens sont à la nuit.
- Et c’est en t’abaissant de la sorte que tu célèbres ta victoire ? Toi, respecte la majesté de ton rang. Tu t’insultes toi-même en me forçant à venir ici. »
C’est Aurore Frémont qui, à nouveau, incarne la captive. Moins tourmentée qu’Électre, plus désenchantée, mais toujours impressionnante. Certains critiques ont opposé vilainement la présence et la puissance – évidentes – d’Aurore Frémont à un prétendu manque de charisme de Brontis Jodorowsky, marquant par-là me semble-t-il une profonde confusion entre acteurs et personnages, et une profonde incompréhension de ce qui est en jeu dans ce duel à armes inégales. Car ce n’est pas Brontis qui reste dans l’ombre d’Aurore, mais Ménélas qui se range dans celle d’Hélène, et ce qui est ici ou là traité comme une carence me parait plutôt signer le grand talent d’un acteur qui s’accorde à l’état de non-rayonnement, de vacillement – voire de balbutiement – de son personnage.
Et si Aurore-Hélène « irradie » par ses mots comme par sa voix et ses états de corps, au point qu’elle semble éclipser son « partenaire », c’est en vertu d’une loi sociale non écrite mais implacable et immémoriale qu’Abkarian semble avoir constamment en tête : l’éloquence et la flamboyance sont les armes des sans-armes, le pouvoir des sans-pouvoir, l’unique et ultime expédient de celles et ceux qui n’ont rien d’autre – titre, rang, richesse – à faire valoir pour sauver leur peau. La « pâle figure » de Brontis Jodorowsky n’est en somme pas la sienne, ni même celle de Ménélas : c’est celle du Monarque, qui n’a jamais eu à s’aguerrir dans la joute verbale puisque par convention ses mots – peu importe lesquels et comment ils sont dits – sont des ordres.
Cette architecture sociale et politique qui encadre, fonde et sur-détermine le « dialogue », Abkarian semble en être à ce point conscient qu’il en fait le cœur de sa pièce : ce n’est pas un simple duel entre individus qui nous est montré, opposant deux purs esprits en apesanteur, mais une « guerre des sexes » lestée de rapports sociaux, mêlée de ce fait à deux autres combats au moins : ceux d’Hélène et de Ménélas contre eux-mêmes. Celui d’Hélène bien entendu, contre les rôles pourris (icône sexuelle, bonne épouse, fierté nationale, alibi des fauteurs de guerre) qu’un ordre patriarcal et impérial lui a assignés, mais celui de Ménélas également, héritier d’un privilège dont il ne sait que faire, dominant dominé par sa domination.
C’est de ce fait un Ménélas touchant car déphasé qui se révèle au fil de la discussion, un Ménélas qui ne fait pas corps avec son rôle social et qui lâche prise, qui renonce à « mener la discussion » selon ses griefs et ses objectifs, qui accepte de plutôt se laisser mener par elle :
« Et si c’était moi qui devais me racheter ? Si c’était moi qui devais me coucher sur la route épineuse du repentir ? Je t’en prie, reviens. Assieds-toi. »
Un mouvement que vient accompagner – ou simplement exprimer, c’est comme on veut – la douce et sublime mélopée composée, jouée et chantée par la pianiste Macha Gharibian.
La rigidité du cadre n’empêche donc pas la parole de fuir par tous les bords, et les deux époux de « se retrouver » comme ils peuvent – ou du moins de retrouver des bribes de « terrain d’entente ». Ici encore, comme dans Electre, l’écriture lyrique et allégorique d’Abkarian, litanique souvent, rhapsodique par la force des choses, malicieuse à l’occasion, résonne avec le dispositif de la cure psychanalytique, et produit le même genre d’effets anamnésiques : le fil de la parole libérée mène les deux interlocuteurs vers un passé oublié, chargé de désirs exacerbés puis négligés. Au-delà ou en deçà de son rôle social d’homme, de mari et de souverain pétri de privilèges et d’obligations, Ménélas se ressouvient qu’il a aimé profondément Hélène, et que cet amour malmené (par Hélène, mais avant cela par lui-même) est toujours là. Hélène, comme en miroir, se ressouvient qu’avant sa légitime révolte, son légitime ennui, sa légitime échappée, elle aussi a aimé son homme. Elle se rappelle et nous rappelle la beauté, le charme, le magnétisme qui fut le sien avant qu’il ne devienne ce qu’il y a de moins sexy : un homme de pouvoir.
De tout cela, quoi faire ? C’est à nous, comme à la fin d’une pièce de Brecht, que la question est renvoyée. Ces deux-là seront-ils capables de se comprendre, de s’entendre ? Et l’ont-ils de toute façon été un jour, avant cette singulière confrontation ? Ces questions et quelques autres restent en suspens, l’important étant qu’ils se sont parlés, pour de bon, que c’est déjà beaucoup, et que de ce moment de parole, nous sortons moins bêtes et plus sensibles.
Que veut dire vaincre, perdre, chuter, s’élever, être fort, être faible ? C’est à ce genre de questions que, sans s’en prévaloir, sans même le vouloir peut-être, la pièce de Simon Abkarian nous donne à entendre, sentir ou pressentir deux ou trois choses qui comptent. En ces temps effroyables où triomphe ce qu’on nomme « loi du plus fort », où se déchaîne la violence la plus aveugle et la plus sanguinaire, de l’Artsakh à la Palestine en passant par l’Ukraine et quelques autres « zones de conflit », ce travail d’artiste n’apporte aucun Salut – parce qu’aucune oeuvre d’art ne le peut, parce que c’est là l’objet de la politique, dans son sens le plus noble, et de rien d’autre. L’oeuvre ne supplée pas à l’engagement politique, mais elle aide, à sa manière propre, nos âmes et nos corps à se tenir debout, disponibles pour ces engagements, nourris par des valeurs, fortifiés par l’expérience de la beauté :
« Sans nommer la cage, comment dire l’envol ? Je ne m’adapterai plus, à rien ni à personne. Et ne me contenterai plus de ce que les hommes daignent me donner. Je veux tout. Je ne suis pas un animal de compagnie, une présence qui rassure son maitre. Je suis une louve, indomptable et indomptée. Je ne me coucherai plus sur le dos, selon la taille de l’os qu’un homme daigne m’enfoncer dans la gorge. Dévorante, dévorée, je suis ma propre chasse, proie et prédatrice confondue, en une seule et même course ; ma vie. Ma vie est ma vie. Je ne veux plus d’un chroniqueur qui écrirait l’histoire de mon histoire. Je suis ma propre tribu et langue, l’architecte, la messagère de mon récit. Plus rien ne m’arrivera, c’est moi qui me ferai. Je suis l’alpha et l’oméga, je veux mon écriture céleste et temporelle. Je veux recréer Hélène, non pas dans le regard des hommes, mais dans ce corps se chevauchant lui-même. Je veux être Hélène qui danse dans Hélène. »
« La cause de cette guerre, c’était le faste des Troyens. Et quand je dis faste, je ne parle pas d’or ou d’argent mais d’un savoir millénaire que jamais vous ne saisirez. Jamais vous ne prendrez la place de ce peuple premier. Vous ne ferez que le singer. Jamais vous ne trouverez le fleuve qui remonte le cours du temps. Jamais vous ne nagerez jusqu’à atteindre son Renaitre. Car il renaitra, oui, et s’immiscera jusque dans vos rêves les plus enfouis. Là, il vous fera danser dans l’incendie de vos maisons. »
C’est Hélène qui parle, mais on ne peut pas ne pas entendre d’autres voix en écho, celles y compris de Judith, Isild, Charlotte qui ont résonné après l’écriture de cette pièce, celle de quelques grandes sœurs, Delphine, Juliet, Hermine, et avant elles Gilda, qui ont résonné avant. C’est de Troie que nous parle Hélène, mais aussi bien de toute l’Anatolie, de l’Artsakh ou de la Palestine. C’est d’avant-avant-hier qu’il est question, mais aussi d’aujourd’hui et de demain. C’est à Nice dans quelques jours, et espérons-le, encore un peu ailleurs.