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Sans-papiers dans les rues de New York et de Paris

Sur les films Prince of Broadway et L’histoire de Souleymane

par Sylvie Tissot
14 novembre 2024

Le hasard des sorties de film m’a fait voir, le même week-end, deux films très différents, mais tous deux centrés sur un personnage d’homme sans-papiers, venu d’Afrique, travaillant et survivant tant bien que mal dans les rues d’une grande métropole occidentale.

S’il est une chose que le film de Boris Lojkine, L’histoire de Souleymane, sorti cette année, fait voler en éclat, c’est notre vision ordinaire de l’espace public parisien, souvent qualifié, dans la novlangue municipale, d’« apaisé ». Souleymane, le personnage principal, fait partie de ces centaines de livreurs qui filent à grande vitesse sur leur vélo, à toute heure de la journée, d’un restaurant à l’autre, d’un office space au sixième étage sans ascenseur d’un immeuble haussmanien. Ce sont des hommes, tous Noirs, et pour beaucoup sans-papiers.

Comme Souleymane, ils « louent » un compte à un titulaire officiel, à qui ils reversent une partie des maigres sommes tirées de courses ininterrompues. Toute la force du réalisateur est de nous faire traverser avec eux, zigzaguant entre voitures et autobus, des rues faites pour consommer, flâner, ou pédaler de façon « durable ».

Jadis peuplées d’une foule de travailleurs et de travailleuses, les rues de Paris qu’aiment parcourir touristes et habitants – de plus en plus fortunés – sont aujourd’hui le lieu de travail d’une population bien spécifique, l’une des plus exploitées de ce pays quoique largement invisible.

Comme L’histoire de Souleymane, Prince of Broadway, réalisé en 2008 par Sean Baker, donne corps à ces invisibles, habituellement réduits par l’exploitation économique à leur seule force de travail, mais incarnés ici par des individus qui rigolent et souffrent, se blessent et aiment – ou encore, dans les moments les plus désespérés, se mettent à pleurer.

Lucky, illegal lui aussi, est vendeur de rue, (hustler), alpaguant et baratinant les clients pour leur faire acheter, dans une arrière-boutique de la célèbre avenue newyorkaise, des sacs Prada ou Gucci ou des sneakers à la mode (« You name it, I’ve got everything ! »). Venus de la francophone Guinée ou de l’anglophone Ghana, Souleymane et Lucky représentent, dans leur version post-coloniale, le peuple des métiers de rue, parcourant la ville à vélo ou à pied, qu’il pleuve ou qu’il neige, en quête des clients qui vont les faire vivre.

Avec une caméra constamment en mouvement (en écho à la précarité des vies, à la soudaineté des malheurs), les deux films racontent les péripéties de ces deux travailleurs, et la succession de galères qui leur font sans cesse frôler la catastrophe. Que ces galères soient petites (tomber d’un vélo, rater un bus), ou grandes (se retrouver avec un bébé inconnu dans les bras), leurs conséquences sont démultipliées par le statut de sans-papiers. Bien que plus installé dans la vie, Lucky vit comme Souleymane sous cette chape de plomb : la peur d’être arrêté par la police et de se faire expulser.

On ne ressort pas des deux films dans le même état. Si le film français restitue à Souleymane son histoire passée (par la possibilité, à la fois libératrice et sans doute fatale, de la raconter), Prince of Broadway permet à Lucky, à travers la question de la paternité, de se projeter dans le futur. Boris Lojkine empreinte à la tragédie (à peine atténuée par les scènes de rigolades entre galériens à vélo), Sean Baker multiplie les scènes hilarantes.

Le bien-nommé Lucky s’avérera d’ailleurs plus chanceux que son homologue français. Si pour lui non plus la loi et la justice ne peuvent être des recours en cas de tort subi, il peut compter sur son débonnaire patron, Arménien baby sitter à son heure, instrument inattendu de la dissociation entre parentalité et filiation biologique. Chacun des deux réalisateurs, pourtant, parviennent à leur manière – et c’est toute la force politique de leurs films respectifs – à anoblir ces forçats du 21ème siècle, devenus personnages à part entière : le doux et mélancolique Souleymane, le colérique et hâbleur Lucky, tous deux infatigables et ingénieux, contraints à l’affabulation mais profondément honnêtes.

Les hommes occupent certes le devant de la scène, mais trois personnages de femmes traversent Prince of Broadway, et disent aussi quelque chose de cette condition de sans-papiers, qu’elles subissent indirectement. Jusqu’à un certain point seulement, car elles vont toutes, pour des raisons différentes et non sans coût, être capables de rompre des liens pour tenter de garder le contrôle de leur vie. Seule figure féminine du film français, Kadiatou la fiancée de Souleymane restée en Guinée, n’est qu’une voix, entendue au téléphone, et une petite tête aperçue, via whatsapp, sur l’écran du téléphone. Elle n’en est pas moins bouleversante, comme cette scène, la plus bouleversante des scènes de rupture jamais vues, quand Souleymane, planqué dans une cage d’escalier pour ne pas dormir à la rue, l’appelle et que, tout en se redisant leur amour, les deux renoncent l’un à l’autre.

Après, on pense à loi Darmanin, votée en janvier 2024. Et on se souvient du titre du dernier numéro de Plein Droit, la revue du Gisti : xénophobie, toute honte bue.