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Sauver les œuvres pour mieux protéger les violeurs

Réflexions critiques sur la nouvelle affaire Polanski, et sur l’usage assez intermittent, plutôt opportuniste et tout à fait orienté de la loi de séparation de l’homme et de l’oeuvre

par François Atreyu
29 février 2020

À mesure qu’elle se développe, l’ « affaire Polanski » tend de plus en plus à devenir un cas paradigmatique de la façon dont la dénégation des violences sexistes et sexuelles et l’impunité de leurs auteurs sont collectivement entretenues. Elle vient rappeler que les artistes jouissent de ce point de vue d’un traitement tout à fait exceptionnel qui prend racine dans le statut particulier accordé à leurs oeuvres.

L’émergence de nouvelles accusations de viol à l’encontre du réalisateur, quelques jours avant la sortie officielle de son dernier film, a suscité une nouvelle mobilisation de la part de mouvements féministes appelant à un boycott et parvenant à faire annuler la première du film prévue au cinéma Le Champollion.

Comme en janvier 2017, au moment de l’annonce de sa désignation pour présider la quarante-deuxième cérémonie des Césars, et comme en octobre 2017 lors du lancement de la rétrospective de son oeuvre à la Cinémathèque française, on a assisté, en réponse aux mobilisations féministes, à une levée de boucliers de la part d’éditorialistes ou de personnalités issus du monde politique, du cinéma et de la culture, volant au secours alternativement, successivement ou simultanément de l’homme, de l’artiste et/ou de l’oeuvre – et fustigeant une nouvelle forme de « tribunal populaire ».

Signe que les mobilisations de ces dernières années ont tout de même fait bouger quelques lignes, ces réactions semblent être moins nombreuses qu’il y a deux ans, et se déplacer progressivement de la défense de « l’artiste » (distingué de « l’homme ») à celle de « l’oeuvre ». Un oeil optimiste, ou simplement attentif aux euphémismes, pourrait en conclure qu’il est devenu plus coûteux d’affirmer publiquement son soutien à l’artiste qu’à l’oeuvre, et que la question qui est posée est désormais moins « faut-il défendre Polanski ? », que « faut-il aller voir ses films ? ».

Pour autant, on le verra ici, cette nuance dans la terminologie ne change pas grand chose sur le fond du problème. Le problème n’est en effet pas celui du choix des termes à séparer, mais cette loi de séparation de l’homme et de l’oeuvre elle-même, et la manière - assez intermittente, plutôt opportuniste et tout à fait orientée - dont cette loi est appliquée.

Tel qu’il est régulièrement présenté dans la presse, le débat opposerait un camp partisan de la « dissociabilité » et un camp partisan de la « consubstantialité » de l’homme et de l’oeuvre. Si les différents arguments des tenants de la « dissociation » de l’oeuvre et de l’artiste ont déjà été abondamment et brillamment critiqués, la façon opportuniste dont ceux qui volent au secours de l’oeuvre ou de l’artiste mobilisent les deux termes de l’opposition mérite d’être analysée.

Prenons deux exemples récents : celui de Frédéric Mitterrand et celui de Nadine Trintignant. Interrogé sur sa position quant à l’appel au boycott du film, Frédéric Mitterrand a doctement expliqué qu’il irait voir le film « parce que Polanski est un immense cinéaste » mais aussi, et c’est important pour la suite, parce qu’il n’est pas convaincu de la véracité des nouveaux témoignages portés contre lui (« Je n’y crois pas (…) Il y a deux témoignages, mais on ne sait pas qui c’est, on ne connaît pas leur nom »).

De son côté Nadine Trintignant, tout en admettant que Polanski « a fait une chose grave » (en référence au viol de Samantha Geimer, que le cinéaste a reconnu devant la justice américaine et pour lequel il a été condamné), elle a affirmé que le cinéaste était la véritable « victime » dans cette affaire, et que s’il n’était pas cet « immense metteur en scène » on lui « ficherait la paix » – avant d’ajouter qu’elle avait « tendance à croire Roman Polanski plutôt qu’une femme qui a mis 44 ans avant de le dénoncer » (cette fois-ci en référence au témoignage de Valentine Monnier) – et l’on se demande bien, ici, qui verse dans le « tribunal populaire ».

Ainsi il faudrait, à la fois, d’un côté distinguer l’homme de l’oeuvre, et de l’autre tenir pour acquis que c’est en raison du succès de l’œuvre et de la renommée de l’artiste que l’homme est la cible d’accusations.

Dans le premier énoncé, il s’agit de sauver l’oeuvre sans nécessairement chercher à nier la réalité des faits reprochés à son auteur.

Dans le second, il s’agit de sauver l’auteur en faisant de l’oeuvre une arme destinée à jeter le soupçon sur les faits reprochés à son auteur.

Autrement dit : avec ce type d’énoncés contradictoires, on ne reconnaît la consubstantialité de l’homme et de l’oeuvre que si – et seulement si – elle permet de protéger l’homme des accusations qui sont portées contre lui.

Dans les propos d’un Frédéric Mitterrand ou d’une Nadine Trintignant, l’objectif n’est donc pas de trancher la question de la dissociabilité ou de la consubstantalité de l’oeuvre et de l’auteur dans un sens ou dans un autre. Au contraire, c’est la dimension paradoxale elle-même de l’énoncé qui est recherchée, dans la mesure où elle permet une application à géométrie variable de la loi de séparation de l’oeuvre et de l’auteur, afin de sauver dans le même mouvement et l’oeuvre et l’auteur.

Cela, Roman Polanski lui-même semble l’avoir très bien compris. Dans l’ahurissant entretien qu’il a accordé à Pascal Bruckner pour le dossier de presse du film, il n’a pas hésité à déclarer :

« Dans cette histoire, j’ai retrouvé des moments que j’avais parfois vécus moi-même. Je peux voir la même détermination pour nier les faits, et me condamner pour des choses que je n’ai pas faites »

Ou encore :

« Chaque histoire vient en rajouter une couche. Des histoires absurdes racontées par des femmes que je n’ai jamais vues de ma vie et qui m’accusent de choses qui sont supposées s’être déroulées il y a plus d’un demi-siècle ».

Profitant de la promotion du film, c’est donc lui-même qui dresse une analogie douteuse entre son histoire personnelle et l’affaire Dreyfus qu’il met en scène dans J’accuse, entretenant ainsi volontairement la confusion entre son oeuvre, son personnage et sa personne pour se présenter comme la véritable « victime » – d’accusations fallacieuses, portées par des femmes aux motivations troubles.

Cette loi de séparation de l’œuvre et de l’auteur, tout comme la loi de séparation des cheveux et du tissu en son temps, ou plus récemment la loi de séparation du « grand soldat » de la Première Guerre mondiale et du chef d’État « ayant conduit à des choix funestes pendant la Deuxième », promulguée par le président Macron pour justifier ni plus ni moins qu’un hommage à Philippe Pétain, fait partie de ces lois faites sur mesure pour la géométrie variable. Pour le dire autrement, l’espace social est un espace dans lequel les règles et principes s’appliquent de manière systématiquement favorable à ceux qui en occupent les positions dominantes, et systématiquement défavorable à ceux qui en occupent les positions dominées.

Contre un certain discours qui voudrait substituer à la question politique de la violence sexiste et de son impunité une dispute métaphysique sur la consubstantialité ou non de l’Oeuvre et du Créateur, indépendante de l’expérience que nous faisons du monde social, contre cette vision du monde social qui consiste à laisser systématiquement le bénéfice du doute aux agresseurs et la charge du soupçon aux victimes, la sortie du film J’accuse nous donne l’occasion de faire une série de rappels :

1) C’est précisément parce que les artistes se servent du succès de leurs oeuvres pour construire leur impunité que, comme Adèle Haenel il y a peu, les victimes, poussées par le dégoût ou par l’inquiétude de voir les violences se reproduire, se mettent à parler au moment de la sortie ou de la célébration d’une oeuvre.

2) C’est précisément parce que l’oeuvre sert à sauver l’auteur que ceux qui soutiennent Polanski s’évertuent à magnifier l’oeuvre, et pour cela commencent par nous exhorter à la séparer de l’homme.

3) C’est précisément parce que les artistes tirent leur impunité du statut accordé à leurs oeuvres qu’il faut parfois s’en prendre aux oeuvres (en les critiquant, en manifestant devant les lieux qui les célèbrent et les diffusent, ou en organisant leur boycott) si l’on veut parvenir à rendre leurs auteurs comptables de leurs actes.

Épilogue : le 28 février 2020, l’Académie des Césars a rendu son verdict au cours d’une cérémonie insupportable. Parmi tous les dénouements possibles, nous avons eu droit au pire, mais aussi, en un sens, au plus éloquent. Tout ça pour ça : toutes ces tergiversations pour qu’en dernière instance, parmi les douze nominations (meilleur film, meilleur acteur, meilleur acteur dans un second rôle, meilleur réalisateur, meilleure photographie, meilleure adaptation, meilleure musique originale, meilleurs costumes, meilleur son, meilleurs décors, meilleur montage), on décide d’accorder à Polanski le César du meilleur réalisateur, soit la récompense la moins dissociable de l’homme.