Accueil > Appels, hommages et fictions > Hommages > Save The Babies, Save The Babies

Save The Babies, Save The Babies

L’Evangile de Marvin & John

par Pierre Tevanian
21 mai 2021

Il y a cinquante ans, le 21 mai 1971, paraissait What’s Goin’ On, le chef d’oeuvre de Marvin Gaye, auquel est consacré le texte qui suit. Il propose plus précisément un parallèle entre la vie et l’oeuvre de Marvin Gaye et celle de de John Lennon, qui ont connu à peu près au même moment et au même âge le même destin atroce, tragique au sens exact du terme : la mise à mort par un être censé les aimer – John Lennon abattu par un fan, Marvin Gaye par son propre père. Leur vie et leur oeuvre sont pleines d’autres ressemblances, troublantes et belles. C’est sur ces ressemblances que revient ce texte, et surtout sur un moment particulier qui a enfanté, entre décembre 1970 et septembre 1971, des oeuvres merveilleuses, extrêmement singulières, quasi-jumelles : Plastic Ono Band, What’s goin’ on et Imagine . C’est du bien que font ces oeuvres qu’il va être question, pas seulement au sens de plaisir ou bonheur : il y a dans ces chansons quelque chose de plus spécifique et rare que le génie, le beau ou le sublime (même si tout cela y est aussi) : un pouvoir de nous rendre meilleurs. Pour commencer il va être question, beaucoup, de l’héroïsme, et de sa déconstruction.

« Je porte une croix pour ce monde. Je le dis sincèrement. Et j’ajoute que c’est vrai pour tous les artistes authentiques. Qu’ils soient peintres ou écrivains. Certains parviennent à vivre assez longtemps mais beaucoup disparaissent très vite parce qu’ils en savent trop, qu’ils ont vu trop bien, qu’ils ont entendu trop clairement. Je pense qu’au fond d’eux-mêmes, ils ne veulent plus être ici. Jimi Hendrix, Charlie Parker appartiennent à cette catégorie. Vous ne pouvez imaginer ce qu’il faut de force mentale pour affronter le monde extérieur. C’est pour cela qu’ils finissent par se détruire, parce qu’ils en savent trop, et ils ne voient aucun espoir. Le monde, tel que les gouvernements et le système l’ont voulu, est devenu une prison mentale. Nous vivons un enfermement chaque jour. Enfants, nous grandissons avec un ensemble de restrictions qui tendent à nous diminuer et nous ne perdons jamais ces entraves quand nous devenons adultes. Nous demeurons entravés. On nous dit ce qu’il faut faire et ne pas faire et nous obéissons. Et c’est quelque chose de très douloureux pour un homme qui aime la liberté par-dessus tout, qui aspire à la vraie liberté. La vraie liberté. » Marvin Gaye [1]

« Nos schèmes sensorimoteurs, ils sont faits pour que nous passions à côté. C’est même fait pour ça : ils sont faits pour que nous passions d’un objet à un autre. Ils sont faits pour qu’on soit comme des vaches : tu passes d’une touffe à une autre, et tu fous la paix. C’est ça un schème sensorimoteur. Ou bien tu dis : “Bonjour Pierre, comment vas-tu, comment va ta famille ?” C’est-à-dire : tu te tiens bien. Mais quand c’est trop beau pour nous, qu’est-ce qui se passe ? (…) Quand c’est trop beau, ou quand c’est trop injuste… Il y a des cas où on est un peu malade, ou bien on se retrouve un peu humain et on se dit “merde”, et on reste les bras ballants. On a vu quelque chose. Ça peut être juste un petit ruisseau, mais on a vu quelque chose. Alors, ou bien on s’empresse d’oublier, ou bien on ne sera plus tout à fait le même : on aura vu quelque chose (…) Là, par exemple, vous verrez dans un atelier un travail d’usine particulièrement dur, et puis votre esquive sensorimotrice, “Faut bien que les gens travaillent”, ça ne vaudra plus, même à vous ça paraîtra dérisoire. Vous aurez aperçu, vous aurez entrevu quelque chose dont vous ne reviendrez pas (…). Il s’agit de devenir voyant, pour dénoncer, même dans le plus quotidien, quelque chose qui est intolérable, ce que William Blake appelait l’empire de la misère, l’empire de la misère hors de nous et en nous. Car c’est la même misère qui est la notre et qui est celle que nous subissons hors de nous. Et devenir visionnaire, pour Blake, c’était l’œuvre du poète, mais d’un type nouveau de poète, celui qui avait une espèce de tâche révolutionnaire, en un sens nouveau : celle de nous apprendre à voir. » Gilles Deleuze [2]

La place particulière que tiennent ces disques dans l’oeuvre de leurs auteurs est un peu la même : John Lennon comme Marvin Gaye ont eu par la suite une production ralentie, beaucoup moins riche par exemple que celle de leurs proches, amis, partenaires musicaux ou compagnons de label : Stevie Wonder a produit sans discontinuer, entre 1970 et 1980, neuf albums dont deux doubles, tous splendides, alors que Marvin Gaye n’en a sorti que six, certes bons (en particulier Let’ get it on en 1973 et I want you en 1976) mais moins intenses que What’s Goin On – et que les albums de Stevie. Paul McCartney de son côté a produit durant cette décennie une dizaine de bons albums, en solo ou avec les Wings, tandis que Lennon n’a cessé de décevoir, avec Some Time In New York City (1972), Mind Games (1973) et Walls and Bridges (1974), dont on ne peut tirer qu’une poignée de magnifiques chansons : 9 Dream, Steel and Glass, Nobody Loves you – avant de purement et simplement se retirer, et ne plus rien produire de 1975 à 1980. Tous deux – et c’est sans doute lié – ont connu de graves crises, déclins, errances, à partir de 1972 : divorces, séparations, toxicomanies, problèmes de visa pour John, problèmes avec le fisc pour Marvin, le fameux exil de Marvin à Hawai et Ostende pendant près de deux ans en 1980, le non moins fameux « lost weekend » alcoolisé de John en 1973, pendant près de deux ans aussi, suivi par cinq années de complète retraite et de vie de père au foyer. Tous deux enfin ont connu après ces années d’absence ou de flottements une impressionnante renaissance artistique, plébiscitée par le public autant que par la critique, toujours au même moment : le début des années 1980. John avec Double Fantasy (et notamment Woman, I’m losing you, Watching the wheels), Marvin deux ans plus tard avec le magnifique Midnight Love (et notamment Midnight lady, Sexual healing, My love is waiting) – à propos duquel un journal californien, The Register, titra non sans raison : « Gaye revient d’entre les morts pour mettre une grande claque à tout le monde ! ».

Pride And Joy

A un an près, ils sont nés au même moment – Marvin en 1939, John en 1940. Si John Lennon grandit au Royaume-Uni et Marvin Gaye aux Etats-Unis, ce qui change certaines choses, si l’un est blanc et l’autre noir, ce qui change beaucoup de choses, tous deux en revanche ont connu une relative pauvreté, et fait l’expérience de la violence parentale, et plus précisément paternelle, sous ses deux formes opposées : l’abandon pour John, la brutalité morale et physique pour Marvin. Ils ont publié leurs premiers enregistrements en même temps (1960), connu le succès en même temps (1962) et ont incarné de manière assez similaire l’énergie positive, la vitalité, l’élégance, le cool, la fierté des leurs : le prolétariat blanc de Liverpool (et au-delà) pour Lennon, celui noir de Detroit (et au-delà) pour Marvin Gaye, surnommé très tôt « le prince de la Tamla », elle même incarnant – le slogan est devenu célèbre – « le son de la jeune Amérique ».

Les Beatles eux mêmes sont, au même moment, entre 1962 et 1965, ni plus ni moins que les princes de la pop. Ils font ni plus ni moins que le son de la jeune Angleterre. On les appelle les « Fab Four » – les quatre fantastiques – et leur énergie, leur insolence, leur accent prolo, leur humour dévastateur balayent tout devant eux. Leur musique, dans les titres écrits et chantés par Lennon plus encore que ceux de McCartney, possède l’énergie folle, dionysiaque et apollinienne [3], de l’amour heureux. Ils ne creusent qu’un seul sillon, celui du grand Oui à la vie, ce triple Oui qu’on entend par exemple dans « She loves you yeah yeah yeah » – avec ce final qui résume tout :

« With a love like that you know you should be glad ! » (She loves you)

De l’énergie pure, sans négatif : l’inquiétude du désir mêlée à la certitude de l’assouvissement à venir, et de ce fait transfigurée en pure réjouissance. Je l’aime, elle m’aime, elle me fait du bien, je lui fais du bien, elle est heureuse, je me sens bien, « My baby’s good to me, she’s happy as can be », « I’m in love with her and I feel fine » (I feel fine) : ces mots résument l’esprit et la lettre de tous leurs premiers succès, et aussi leur son – car cela s’entend qu’ils se sentent bien. Les harmonies vocales à tue-tête, les hurlements d’extase, un mur sonore de guitares électriques presque punk, c’est de la joie pure qui déferle dans nos oreilles. On entend cela partout, en paroles, en musique, par exemple dans « When I touch you I feel happy inside, it’s such a feeling that my love I can’t hide, I can’t hi-i-i-de ! » (I wanna hold your hand) – et il n’y a pas que Bob Dylan qui entend alors « I get high » (je plane) au lieu de « I can’t hide »  [4] : c’est cette extase que toute la matière sonore et vocale, à ce moment-là, donne à entendre. Et ainsi de suite dans Love me do, Little child, I wanna be your man, I’m happy just to dance with you... au titre éloquent lui aussi, une danse avec toi = le bonheur. Même lorsque John chante « I think I’m gonna be sad » (dans Ticket to ride), c’est au futur, et ce n’est qu’une supposition : je crois que, peut-être, je vais être triste, et personne n’y croit, pas même lui – sa voix souriante, narquoise, nous le confesse.

C’est au fond la même énergie, le même cri de joie amoureuse qu’on entend chez Marvin dans son splendide premier succès, Stubborn kind of fellow (1962), sur fond de « son Motown » solaire, rythmique funky, caisses claires, flûte enchantée, saxophone torride et choeurs extatiques célébrant à tue-tête, eux aussi, un triple Oui à la vie, « Say yeah yeah yeah, say yeah yeah yeah ! ». Je suis un gars du genre têtu, et je sais que je t’aurai :

« I’ve got news for you, I’ve made plans for two, I guess I’m just a stubborn kind of fellow, got my mind made up to love you »

L’année suivante Lennon écrit et chante – ou plutôt il hurle – exactement la même chose : « It won’t be long till I belong to you » (It won’t be long)... Pour le dire autrement, ils ont la confiance. Une confiance insolente en soi, en l’autre, en la force de l’amour : « Anytime at all, all you gotta do is call and I’ll be there » hurle encore Lennon (dans Any time at all) – et ce que dit la musique, en sous-texte, et la voix, puissante, assurée, c’est : je serai vraiment là. Et pareil quand il hurle : « Just call on me and I’ll send it along, with love from me to you » (From me to you). Et c’est exactement le même amour fier, joyeux, indestructible que chante Marvin :

« You are my pride and joy, and a love like mine, baby, is something nobody can ever destroy » (Pride and joy)

Puis il s’émerveille : comme il est doux d’être aimé, « How sweet it is to be loved by you » (How sweet it is) – son « with a love like that you know you should be glad » à lui. C’est la même énergie qu’on retrouve dans ses autres succès, Hitch Hike et Ain’t that peculiar (1965) ou le fantastique Little darlin’ (1966), avec toujours ce fameux son Tamla Motown qui accomplit lui aussi, plus que tout autre son en ce début des années soixante, l’union de Dionysos (une énergie furieuse) et Apollon (une perfection formelle, une élégance absolue, une extrême sophistication). C’est la même joie amoureuse enfin qu’on retrouve les années suivantes multipliée par deux, dans ses duos : Once upon a time avec Mary Wells (1965), It takes two avec Kim Weston (1966) et surtout les trois albums enregistrés à partir de 1967 avec la merveilleuse Tammi Terrell – et là encore la même évidence :

« If you need me, call me, no matter where you are, no matter how far » (Ain’t no mountain high enough)

Aucune montagne n’est assez haute pour nous séparer, si tu me veux appelle moi et je suis là, aussi loin que je sois j’accours, et ainsi de suite, à l’infini. Ain’t nothing like the real thing, You’re all I need to get by, I’ll never stop loving you baby (1968) : rien ne vaut le grand amour, tu me combles et je ne désire rien d’autre que toi, je ne cesserai jamais de t’aimer, c’est toujours la même rengaine, le même miracle de l’amour, le grand, le beau, le réciproque, celui que célèbrera vingt ans plus tard Whitney Houston, un peu différemment mais de manière aussi enchanteresse… avant de vivre un terrible désenchantement.

La vie et la mort de Whitney Houston ne sont pas le sujet que je veux aborder ici, et pourtant il y a bien un lien. Car le méta-monde féérique, gouverné par un amour triomphant et se suffisant à lui-même, que célébraient les premiers succès de Whitney Houston – de Saving all my love for you à Didn’t we almost have it all et My love is your love [5] – trouve plus que ses prémisses dans l’univers enchanté et enchanteur des duos d’amour pur, parfait, innocent et joyeux de Marvin Gaye et Tammi Terrell, qui a lui aussi son envers. Si la relation entre Marvin et Tammi a bel et bien été, de l’avis de tous leurs proches, belle, douce, intense, elle n’a pas été disent-ils une relation amoureuse mais amicale. Et si une version alternative de l’histoire – celle de Martha Reeves et Brenda Holloway, deux chanteuses proches de Tammi – dit qu’il y eut bien une liaison, ce fut de toute façon une liaison clandestine, cachée donc mutilée, entre un homme marié et une femme maquée, trop vite interrompue par la maladie et la mort. « L’affreux gâchis, confia Brenda Holloway, c’est que d’un côté Marvin, qui aimait manifestement les femmes, pouvait se montrer d’une timidité sans nom. Et d’un autre côté Tammi, qui couchait facilement, ne se rendait pas compte de sa propre valeur. Alors qu’ils étaient beaux comme des dieux, ils ne voyaient pas leur propre beauté » [6]. De fait, le mariage de Marvin Gaye et Anna Gordy fut selon tous les biographes une histoire vite enténébrée par les disputes, les bagarres, les tromperies réciproques, et les liaisons officielles de Tammi ont été, de James Brown à David Ruffin, vécues dans la violence, y compris physique [7]. Aucun lien n’a pu être établi entre ces maltraitances et la mort précoce de Tammi, à vingt-quatre ans, d’une tumeur du cerveau, mais Marvin a ressenti en perdant sa complice qu’il y avait bien un envers ténébreux :

« Quand j’ai appris a quel point elle était malade, j’ai pleuré. L’amour me semblait cruel. L’amour était un mensonge. Tammi était la victime de l’aspect violent de l’amour – du moins c’est comme cela que je le ressentais. Je ne sais pas exactement ce qui l’a tuée, mais c’était une vibration profonde : comme si elle était morte pour tous les gens qui ne parvenaient pas à trouver l’amour. J’en ai eu le coeur brisé. » [8]

Quelle qu’ait été la teneur de leur relation hors-champ, Martha Reeves a raison de dire que cela se voit et s’entend, dans leurs enregistrements, qu’ils s’aimaient. La vérité est aussi que la vie n’a pas laissé beaucoup d’espace ni de temps, en dehors de quelques microsillons gravés pour l’éternité, à cet amour et cette joie simple d’être ensemble. La vérité est qu’enfin, bouleversé par la disparition, début 1970, d’une tendre amie dont il fut l’un des seuls, au fil des trois ans d’agonie, à prendre des nouvelles, Marvin Gaye a sombré dans une profonde mélancolie, et n’est retourné en studio que pour radicalement révolutionner sa propre musique, et inventer un son absolument inouï, singulier. Le sien et non plus seulement celui de la Tamla Motown. Ouvrant ainsi la voie à l’émancipation artistique de son jeune frère-de-label Stevie Wonder et à son envol, bien au-delà des sommets (déjà plus qu’élevés) [9] des sixties – et cela donnera Talking book (1972), Innervisions (1973) et toute la suite...

L’histoire de John n’est pas tout à fait la même puisque ce n’est pas un deuil mais une renaissance amoureuse, avec Yoko Ono, qui l’amène à se révolutionner. Mais il y a tout de même, en même temps, la fin d’un rêve (l’aventure folle des Beatles), la brouille avec son grand complice Paul et, peu avant, en 1967, le suicide de son manager et proche ami, Brian Epstein, qui fut même amoureux de lui. De la relation avec Brian Epstein, on ne sait pas grand chose, sinon ces vacances à deux en 1965 durant lesquelles, selon Lennon, rien ne s’est passé : il s’est contenté de « vivre une expérience » – ce seront ses termes – en partageant l’intimité d’un homosexuel, et en jouant avec lui à mater les mecs [10]. Puis Epstein s’enfonce ensuite dans une dépression que Lennon ne prend pas vraiment au sérieux – il lui consacre même le curieux Baby you’re a rich man, au refrain sarcastique « Baby you’re a rich man too », dont une demo alternative encore plus acerbe dit : « Baby you’re a rich fag jew »… Toi aussi tu es riche, ma petite pédale juive ! En clair : tu as le confort matériel, ne te plains pas. La chanson sort – en face B de All you need is love, ironie supplémentaire : c’est d’amour qu’on a besoin – quelques semaines avant le suicide de Brian Epstein. « Retenus » auprès du Maharishi Mahesh Yogi pour un stage de « méditation transcendantale », les quatre Beatles se laissent convaincre, sous prétexte de « pensée positive », de ne pas se rendre aux funérailles… A ma connaissance Lennon a peu parlé de l’impact émotionnel qu’a eu sur lui cet épisode, voire d’éventuels remords, mais il est possible qu’il y en ait eu – et que cela participe du grand désenchantement et de la renaissance de 1970.

Mother, mother !

Marvin Gaye et John Lennon donc, plus que quiconque, plus que Stevie Wonder par exemple (l’ami proche de Marvin, immense musicien mais pas sex symbol), plus que Paul McCartney aussi (grand artiste également mais beaucoup plus débonnaire que son pote John, trop jovial, trop « gentil », trop « musicien » et pas assez « rockeur » pour devenir une icône), ont en commun d’avoir incarné au début des années soixante la puissance, la force et un idéal de masculinité héroïque, un peu plus Super-Lover coté Marvin Gaye, un peu plus canaille côté John Lennon mais très séducteur aussi, et tous les deux, assez vite, quasiment au même moment, ont eu ce geste éthique et esthétique sublime – et sublime surtout fut le résultat – de craquer, fuir, refuser cette cage dorée où ils auraient pu trôner toute leur vie.

Ce ne fut pas un pur craquage comme il y en eut tellement, qui entraina tant de suicides, d’overdoses, de naufrages – ceux de Jim Morrison, Jimi Hendrix, Janis Joplin, Kurt Cobain, Whitney Houston, Michael Jackson, Amy Winehouse  [11] et tant d’autres [12]. Dans le cas de Marvin et John il y eut assez de force créatrice pour mettre en forme, en paroles et en musiques ledit craquage, la fuite, le refus, l’adieu à l’héroïsme. Assez de force pour assumer la faiblesse, le doute, l’impuissance, la peine, la peur, et en faire la matière de leur première véritable oeuvre en solo – sans les Beatles pour John, sans la très tyrannique tutelle artistique de la Tamla Motown pour Marvin (et même finalement contre elle [13]).

C’est surtout de ces oeuvres au sens propre extra-ordinaires que je voudrais parler – des oeuvres qui n’ont rien de trésors méconnus puisqu’on les retrouve en tête de tous les Top 100 [14], mais dont la singularité mérite d’être sans cesse redécouverte, ré-explorée et célébrée : Plastic Ono Band et Imagine de John Lennon, What’s goin’ on de Marvin Gaye. Tout cela, donc, est venu au monde au même moment, entre décembre 1970 et septembre 1971, et c’est à beaucoup d’égards le même miracle esthétique, éthique, existentiel, qui a lieu : deux héros renoncent à l’héroïsme. Deux demi-dieux descendent de leur Olympe, deux forces de la nature produisent tout à coup une musique inouïe, d’une douceur très particulière, sans égale, sans pareille en tout cas dans leurs univers respectifs, celui du Rock et du Rythm & Blues (on pourra revenir sur quelques exceptions bien sûr comme Ben E King ou Van Morrison ou Otis Redding), et expriment à nu, sans fard, sans jeu, sans attitude, deux affects que nous crevons tous et toutes de ne pas assumer : la peine et la peur.

Q Tip, de Tribe Called Quest, l’a très bien résumé pour ce qui concerne Marvin – et ses mots pourraient s’appliquer tout autant à John :

« Il sonnait si juste dans sa façon de raconter aux gens ce qu’il sentait, au travers de sa musique. Il n’était pas sur ses gardes (…). Il se livrait avec tant d’aisance, tout en posant des questions. Et il vous emmenait avec lui. On n’avait pas l’impression qu’il racontait une histoire. »

« Il n’avait pas honte de montrer sa vulnérabilité. Dans ce milieu il était probablement l’artiste le plus vulnérable de ces cinquante ou soixante dernières années. Et les gens se retrouvaient dans ce qu’il exprimait, ça résonnait en eux. »

« II était capable de montrer sa vulnérabilité, alors qu’on considère aujourd’hui cette disposition comme un signe de faiblesse. »

« Tour le monde peut faire sa brute. La vraie force de Marvin, c’est qu’il a embrassé cette dualité. Et il faut en avoir dans le cerveau pour s’aventurer dans ces contrées, sinon on finit dans une spiritualité de bazar malsaine. » [15]

C’est cela que j’appelle la rupture avec l’héroïsme, car ce que j’appelle héroïsme peut se résumer par ce triple credo : même pas surpris, même pas mal, même pas peur. J’ai tout compris, on me la fait pas, je gère. Et même pas fatigué. Pour le dire autrement, ce que l’éthique du héros, qui implique ce qu’on nomme le virilisme et le validisme et aussi l’âgisme, mais ne s’y réduit pas me semble-t-il [16], désigne comme péché absolu, c’est se plaindre, appeler à l’aide, appeler sa maman. J’emploie ces mots à dessein parce que tout cela est rigoureusement ce que Marvin et John, à contre-courant de presque tout, ne vont cesser de faire dans ce qui deviendra leur chef d’oeuvre : pleurer, implorer, dire sans détours, sans grille d’analyse surplombante, sans grand récit mobilisateur, sans poing levé, leur désarroi, leur incompréhension, leur impuissance, leur peine, leur peur devant « ce qui se passe » (what’s goin’ on, justement), autour d’eux et en eux. Et non seulement appeler à l’aide (cela Lennon l’a fait dès 1965, dans un cri poignant intitulé précisément Help !) mais invoquer leur maman. L’a-t-on déjà remarqué ? Ces premiers albums solos quasi-jumeaux, tellement analogues par leurs thématiques sociales, politiques, existentielles – guerre (What’s going’ on, Imagine, I don’t want to be a soldier mama), violence urbaine, violence policière, violence parentale et abandon des enfants (What’s going’ on, Save the children, Working class hero, Mother), chômage (What’s happening brother ?), pauvreté (Innercity Blues, Working class hero), toxicomanie (Flyin’ high, I found out), souci écologique (Save the children, Mercy mercy me (The ecology), Oh my love), religion (God, God is love) – et aussi par la douceur extrême et inédite de la musique, des arrangements, du chant, ont cet autre point commun de s’ouvrir de manière identique, par la même invocation, le même appel, le même premier mot : « Mother » – « Mother, you had me, I never had you », « Mother, mother, there’s too many of you crying ». Au sens littéral, John et Marvin débutent leur oeuvre solo en appelant leur mère – et cet appel donne le ton pour toute la suite.

What’s happening brother ?

Ce qui advient avec Plastic Ono Band, Imagine et What’s goin’ on n’est donc pas le passage simple d’une insouciance juvénile à des prises de conscience ou des désenchantements d’adulte. Il y a plutôt, presque au contraire, un retour vers l’enfance – au double sens d’un retour sur des épisodes vécus pendant l’enfance (l’abandon pour John, les sévices subis pour Marvin), et d’un retour, face au présent lui-même, à une émotivité liée à l’enfance : une capacité – qui fut cadenassée par l’impératif de devenir-un-homme – à ouvrir grand ses yeux, à voir et ressentir ce qui arrive (what’s goin’ on, donc) et à vivre la peine et les peurs que cela génère. Une capacité aussi à interroger, en lâchant un peu les défenses habituelles de celui qui a tout vu, tout vécu, tout compris et à qui on ne la fait pas. Cela aussi est notable : l’absence de réponses assurées, de grilles d’analyses surplombantes ou de rationalisations bétonnées – et l’omniprésence des questions, dans What’s goin’ on comme dans les deux disques de Lennon : qu’est-ce que je suis supposé être, et faire ? qu’est-ce que je peux faire pour l’autre ? le rêve est fini, que dire après cela ? savons nous à quel point nous avons peur ? que se passe-t-il ? qui sont-ils pour nous juger ? qui se soucie des enfants ?

« What am I supposed to be ? What am I supposed to do ? »

« What can I do for you ? » (Look at me)

« The dream is over, what can I say ? (God)

« People say we got it made, don’t they know we’re so afraid ? » (Isolation)

« War is hell, when will it end ? »

« What’s happening brother ? » (What’s happening brother ?)

« Who are they to judge us ? » (What’s going’ on)

« I just want to ask a question : who really cares ? » (Save the children)

Je veux juste poser une question. Ces mots de Marvin sont emblématiques de l’état d’esprit de toute la chanson (Save the children), et au-delà, de tout l’album. « Il se livrait tout en posant des questions » disait Q Tip, et de fait Marvin ne « gère » pas, il ne cesse au contraire de dire son effarement – et il nous invite du même coup à lâcher nos poses de héros impassible et omniscient. Il reconnait qu’il ne comprend pas ce qui se passe, et vend la mèche en clamant que personne ne comprend vraiment :

« Say man, I just don’t understand what’s going on across this land » (What’s happening brother ?)

« And I ain’t seen nothing but trouble baby, nobody really understands » (Flyin’ high)

Il y a aussi dans Imagine une chanson magnifique dont le titre même est une question, How ? (Comment ?) et dont toutes les paroles, hormis un court refrain, ne sont que des questions :

« How can I go forward when I don’t know which way I’m facing ? How can I go forward when I don’t know which way to turn ? How can I go forward into something I’m not sure of ? »

« How can I give love when I don’t know what it is I’m giving ? How can I give love when I just don’t know how to give ? How can I give love when love is something I ain’t never had ? »  [17]

Comment avancer si je ne sais pas dans quelle direction ? Comment donner de l’amour si je ne sais pas ce que je donne, et si je ne sais pas comment donner ? Et à ces questions, comme à toutes les autres de la chanson, comme au fond à toutes celles de l’album, la réponse qui vient au refrain est la même que celle de Marvin. Un indépassable désarroi, une fatigue, un découragement face à la dureté du monde :

« You know life can be long, and you got to be so strong, and the world is so tough, sometimes I feel I’ve had enough »

Makes me wanna holler

C’est cela même que l’on nomme la plainte : l’expression pure du mal qu’on ne parvient ni à comprendre ni à conjurer. La tristesse – sorrow, un mot qui revient aussi bien dans Save the children de Marvin que dans Oh my love de John. La peine – un mot qui revient sans cesse chez Lennon (dans I found out, God, Jealous guy [18]) mais aussi chez Marvin Gaye (dans Flyin’ high) – qui se manifeste simplement, pour ni plus ni moins que ce qu’elle est, comme il se dit que font les enfants et les femmes, comme il se dit que ne font pas les vrais bonhommes [19]. La peine qui n’attend pas la possession d’une savante « analyse de la période » ni d’une puissante stratégie d’action pour s’autoriser. La pure incantation, le cri de refus que les grands analystes et les grands stratèges s’empressent de disqualifier comme étant (grande découverte !) purement « incantatoire », impuissant, sans comprendre sa nécessité – précisément parce qu’il y a impuissance. Cette plainte qu’on entend aussi dans Gimme some truth : vos mensonges me fatiguent, me rendent malades, j’ai besoin juste d’un peu de vérité – « I’m sick and tired of hearing things from neurotic psychotic pig-headed politicians, all I want is the truth, just gimme some truth »… Cette fatigue existentielle, cette tristesse – sorrow , donc – qui se dit aussi dans le disque de Marvin, en particulier dans Save the children :

« When I look at the world it fills me with sorrow, little children today are really gonna suffer tomorrow »

Ou dans la merveille des merveilles, Innercity blues, avec ses paroles aussi minimales, concises, intenses que les accords de piano plaqués en intro, des paroles aussi ramassées qu’un haïku – et pour cette raison difficilement traduisibles – qui en une quinzaine de mots évoquent tout à la fois des choix budgétaires barbares (des missiles et des fusées sur la lune mais rien pour les démunis) puis l’exploitation (l’argent qu’on produit par son travail mais que d’autres empochent aussitôt) et une rage impuissante (l’envie de hurler parce que ce n’est pas une vie) :

« Rockets, moonshots, spend it on the have nots, money we make it, ‘fore we see it, you take it, makes me wanna holler, the way they do my life, this ain’t livin’... » [20]

« Je me souviens, racontera Marvin Gaye, j’écoutais un de mes morceaux à la radio, Pretty little baby, quand il a été interrompu par un communiqué sur les émeutes de Watts. Mon estomac s’est violemment noué et mon coeur s’est mis à battre. J’ai eu envie d’envoyer balader la radio et de brûler toutes ces chansons de merde que je chantais, et de descendre dans la rue pour aller botter des culs aux côtés de mes frères. Je savais qu’ils ne réagissaient pas de la bonne manière, je savais qu’ils ne réfléchissaient plus, mais je comprenais cette colère qui s’accumulait depuis des années…. Qu’est-ce que je raconte : depuis des siècles… Et j’avais moi-même l’impression d’exploser. Pourquoi notre musique n’avait-elle rien à voir avec ça ? La musique n’était-elle pas censée exprimer des sentiments ? Non, selon Berry Gordy la musique était censée vendre. C’était son credo. Et c’était le mien. » [21]

A ce désarroi politique répond, dans le disque de Lennon, un appel à l’imagination – d’un monde sans guerres, sans frontières, sans propriété privée – qui n’a pas manqué de lui être reproché ou de faire sourire du côté des professionnels du projet, du programme et de la stratégie révolutionnaire :

« Imagine there’s no countries »

« Imagine no possessions »

« You may say I’m a dreamer but I’m not the only one, I hope someday you’ll join us and the world will be as one » (Imagine)

Cette « politique soft », murmurée qui-plus-est par des voix de tête, incroyablement adoucies (des modes vocaux eux aussi minorés et assignés, j’y reviendrai, aux femmes et aux enfants), a souvent été méprisée, et opposée à une « vraie politique » plus « radicale », moins plaintive et plus vindicative, plus offensive, plus optimiste aussi. Moins dans « dans l’émotionnel ». Plus connectée sur « l’action collective ». Une « vraie politique » dont les canaux légitimes seraient au contraire des voix graves, rauques, puissantes, déterminées, défiant l’adversaire dans des hymnes qui peuvent être scandés en choeur, poing levé, en manifestation : des chants de guerre comme le « Say it loud, I’m black and I’m proud » de James Brown (1968), le « Stand, you’ve been sitting much too long ! » et le « Don’t call me nigger, whitey ! » (1969) de Sly and the Family Stone – et bien entendu, à l’intersection du combat des Noirs et du combat féministe, le Respect d’Aretha Franklin (1967). Des hymnes comme aussi Barrett Strong et Norman Whitfield en ont écrits et produits de magnifiques pour la Tamla Motown dès la fin des années soixante, sur fond de murs sonores mêlant cuivres explosifs, puissantes percussions, grondements de basse, hurlements de guitares électriques et de pédales wah-wah – je pense par exemple au Message from a black man des Temptations (1969) ou au War d’Edwin Starr (1970)… Ou des hymnes féroces comme ceux de Bob Dylan – de Masters of war(1963) contre les marchands d’armes à Hurricane (1975) contre la justice raciste – et comme Lennon aussi a su en produire par ailleurs, notamment ses trois singles de 1969, 1970, 1971 : Give peace a chance, Power to the people, War is over if you want it, ou un an plus tard les véritables chansons de manif que sont The luck of the Irish (sur la répression des révoltes en Irlande) ou Attica state (sur l’émeute de la prison d’Attica). Essayez, à l’inverse, de chanter en manif Imagine ou What’s goin’ on, ou n’importe quelle autre chanson des deux mêmes albums : ça ne marche pas, ou pas bien – ça n’a tout simplement pas été fait pour ça.

Mon propos ici n’est pas de renverser la hiérarchie en disqualifiant les hymnes de Bob Dylan, James Brown, Sly Stone ou Aretha Franklin, évidemment géniaux, mais de contester la nécessité même d’une hiérarchie et d’un choix à faire entre ces chants de guerre et les prières de Marvin et John, parce qu’en fait nous avons besoin des deux. Ce que je voudrais c’est souligner que, dans la préséance accordée souvent à ladite « vraie politique », c’est encore et toujours et une fois de plus un certain rapport à la violence du monde, un rapport héroïque, guerrier, conçu comme adulte et masculin (et de facto plus facilement endossable, dans nos sociétés, par des adultes de sexe masculin) qui est valorisé aux dépens d’un autre (la plainte), associé par le dressage social à l’enfance et la féminité – la femme étant d’ailleurs conçue comme une sorte d’homme qui reste toujours un peu enfant. Ce qui pose problème n’est pas le principe de l’empowerment [22] et du combat mais leur fétichisation dans l’éthique et l’esthétique de la révolte qui prédomine un peu partout, y compris dans les communautés maltraitées, et leur imposition comme registre politique et existentiel unique. Tout simplement parce qu’on ne peut pas toujours se battre. Tout simplement parce que, par définition, quand il y a violence, souffrance, misère matérielle, fracture psychique, quand il y a un dommage quel qu’il soit, l’impuissance radicale est une réalité, un point de départ dont on ne se sort pas si aisément par la seule force du volontarisme et des encouragements mutuels.

Pour le dire encore autrement, il est bon de réhabiliter et cultiver la colère et son prolongement pratique la lutte, mais pas de les fétichiser pour en faire le seul affect politique et surtout le seul mode d’existence valeureuse, aux dépens notamment de la peur, et des pratiques de fuite, de survie et de plainte qui l’accompagnent. Partir au combat est souvent salutaire mais parfois suicidaire, et par conséquent inciter au combat peut parfois être criminel – a fortiori quand l’appel à combattre émane de personnes relativement protégées, parce que moins pauvres que leur auditoire, ou moins femmes, ou moins enfants, ou moins « racisées », moins vulnérables d’une manière ou d’une autre. Le combat, avec le surplus de risque et de coups reçus qu’il implique, est bien le prix à payer pour la libération, mais pas pour la dignité. La dignité n’est pas à ce prix : elle n’a pas de prix. Elle n’a pas à être gagnée, elle ne peut pas être perdue – en tout cas pas quand on subit. L’homme, la femme, l’enfant qui se soumet, sans combattre, par peur, n’en perd pas une once : sa dignité intacte d’homme, de femme ou d’enfant qui ne voulait que vivre mérite tous les hommages et toutes les prières – à commencer par ce bouleversant requiem pour les frères morts, les mères en deuil, la planète détruite, qui a pour nom What’s goin’ on.

Rassembler des forces pour entrer en lutte est vital mais tout aussi vital est le besoin, en amont, au coeur même de l’impuissance, au moment même où l’on subit et sans attendre de pouvoir faire autre chose que subir, de sortir de soi le dommage subi, c’est-à-dire de simplement l’exprimer, sans autre but pour le moment, comme le font peut-être réellement plus les femmes ou les enfants, pour une raison simple : femme et enfant sont les noms, dans nos sociétés, de deux groupes oppressés, désarmés, séparés de leur puissance. Le réconfort alors ne vient plus des chansons comme I will survive ou « the greatest love of all is easy to achieve : learning to love yourself it is the greatest love of all », souvent efficaces, salutaires, libératrices, mais pas toujours. Les « Vas-y tu peux le faire » dans certains moments, dans certains états, loin de nous reconnecter à notre puissance, ne font qu’accuser plus durement encore la déconnection et sont vécus un peu comme le violent « peut mieux faire » de l’Ecole. Aussi étrange que cela puisse paraître, ce sont alors les confidences de Marvin et John qui nous apaisent, ces « it fills me with sorrow », « I can’t help it », « sometimes I feel i’ve had enough », « it’s so hard », « sometimes I feel like going down ». Les voix douces et plaintives qui portent ces mots sont comme de vrai-e-s ami-e-s qui nous ressemblent, qui nous prennent et nous comprennent et nous aiment comme nous sommes, là où nous sommes.

Moyennant quoi on doit aussi comprendre, par exemple, que Marvin Gaye n’a pas besoin de cibler Nixon ou l’Etat, ni de les traiter de criminels, ni d’appeler à l’insurrection contre eux, ni de dénoncer tout le complexe militaro-industriel, le simple « war is not the answer » qu’il chante de sa voix tellement douce (dans What’s goin’ on) est en soi radical, s’il faut absolument appeler « radical » tout ce qui a politiquement du sens, de l’importance et de la valeur. Tout simplement parce que le simple mot « war » renvoie alors à une guerre en particulier, celle du Vietnam, où l’on envoie combattre – c’est-à-dire tuer et mourir en masse – toute une jeunesse et notamment beaucoup d’Afro-américains, et parce qu’au moment où il chante ces mots, et d’autres tout aussi simples et sobres comme « Brother, Brother, there’s far too many of you dyin’ », son propre frère risque sa vie au Vietnam [23]. Et pour la même raison on peut comprendre aussi que, de sa position sensiblement différente, Lennon fait preuve d’une sensibilité et d’une intelligence politique profonde lorsqu’il fait entendre le point de vue simple de l’enfant qui a peur de mourir à la guerre et – encore une fois – appelle sa mère pour l’implorer :

« Well, I don’t wanna be a soldier mama, I don’t wanna die » (I don’t want to be a soldier Mama)

Deuxième partie

P.-S.

Merci à Pacôme, Faysal, Aurélien, Sylvie, Noelle et Azouz dit Az Navour, qui ont accompagné et nourri cette écriture.

Notes

[1Marvin Gaye, Entretien avec Francis Dordor, réalisé en 1976, publié en 2001 dans Les Inrockuptibles.

[2Gilles Deleuze, Cinéma, 1984, Coffred 6 CD.

[3L’énergie dionysiaque, furieuse, dévastatrice, est davantage portée par Lennon, le souci esthétique apollinien davantage incarné par McCartney, et bien sûr le producteur George Martin.

[4Cf. Daniel Ichbiah, Et Dieu créa les Beatles, Les Cahiers de l’Info, 2009

[5Mais dès l’origine mis en question, par le profond « This love is strong, why do I feel weak ? » de How will I know ?, et surtout les choeurs espiègles : « Don’t trust your feelings ! », « Love can be deceiving ! ». Et bien entendu par le merveilleux hymne à l’amour de soi qu’est The greatest love of all.

[6Cf. Michael Eric Dyson, Marvin Gaye. L’ange de la soul, Naïve, 2006, page 172 et suivantes

[7Pour plus de détails biographiques, cf. Michael Eric Dyson dans Marvin Gaye. L’ange de la soul, Editions Naïve, 2006.

[8Marvin Gaye, cité par Ben Edmonds dans What’s Goin’ on Marvin Gaye ?, Editions 10/18, 2004

[10Cf. Bill Harry, The John Lennon Encyclopedia, Virgin, 2000

[11Cf. Pacôme Thiellement, « La mort ne nous mérite pas », dans Pop Yoga, Editions Sonatine, 2013

[12La figure de Kurt Cobain est sans doute la plus emblématique, car c’est celui qui a le plus expressément dit son aversion pour les déifications et les idéaux héroïques dans lesquels il s’était retrouvé enfermé – mais cette histoire est un peu connue, comme est connu le profond amour et la profonde parenté qui lie Cobain à Lennon. Cf. Pacôme Thiellement, « L’homme que la Terre vendit », dans Pop Yoga, Editions Sonatine, 2013

[13Malgré le soutien apporté à Marvin par deux autres stars du label, Smokey Robinson et Stevie Wonder, la Commission Contrôle Qualité de la Tamla Motown s’oppose coup sur coup à la sortie de ses deux chefs d’oeuvres, qu’ils estiment invendables, voire tout simplement mauvais : I heard it true the grapevine (en 1968) puis What’s goin’ on (en 1971). Et c’est après un long bras de fer, et une véritable grève de l’artiste, qui cesse tout enregistrement tant qu’on aura pas levé le véto de la Commission Qualité, que ces disques seront commercialisés – et deviendront les plus grosses ventes du label… Sur le détail de ces deux bras de fer, cf. Ben Edmonds, What’s Goin’ on Marvin Gaye ?, Editions 10/18, 2004. Quant à John Lennon, lui aussi est très encadré au sein des Beatles, même s’il en est au départ le leader : par ses trois potos d’abord, et notamment Paul McCartney, qui prend avec les années une place de plus en plus importante, jusqu’à devenir dominante à partir de 1967, mais aussi par le producteur George Martin et surtout le manager Brian Epstein qui, sur un mode très Tamla Motown, impose à ses protégés un uniforme, costume et coupes de cheveux, qui fait des Beatles des espèces de Four Tops ou de Temptations blancs.

[14Le New Musical Express classe par exemple What’s goin’ on en première position dans une liste des « meilleurs albums de tous les temps » publiée en 1985, tout comme le Guardian en 1997. Et la chanson du même nom en quatrième position dans sa liste des « plus grandes chansons de tous les temps ». Le magazine américain Rolling stone classe l’album Imagine en 80ème position dans sa liste des « 100 meilleurs albums de tous les temps », et la chanson du même nom en première position dans sa liste des 100 chansons.

[15Q Tip cité par Michael Eric Dyson dans Marvin Gaye. L’ange de la soul, Editions Naïve, 2006

[16Ce sont les filles qui pleurent, qui sont peureuses ou encore bien-naïve-ma-pauvre, mais aussi les petits, les gamins, les enfants. Même si l’idéal héroïque imprègne également les univers féminins et même féministes, tous les univers en fait, il est historiquement construit autour de la masculinité, contre les figures-repoussoir de la femme, de l’enfant, et bien entendu quelques autres : l’homosexuel, le malade, le faible...

[17C’est à dessein que je ne cite pas ici How do you sleep ?, une chanson de Lennon qui elle aussi a pour titre une question, car c’est en l’occurence, contrairement à toutes les autres du disque, une question rhétorique, qui affirme implicitement plus qu’elle n’interroge : à ta place, salaud, je ne pourrais pas dormir tranquille.

[18Et dans bien d’autres de ses chansons, sur d’autres albums, comme Cold turkey, ou encore Instant karma : « Why in the world are we here ? Surely not to live in pain and fear »

[19Il s’agit bien sûr de représentations dominantes, qui ne se traduisent pas de manière univoque dans la pratique. Si l’on dit bien qu’un grand garçon ne pleure pas, on le dit aussi de la grande fille, à qui l’on apprend, au moins autant qu’aux garçons, à ravaler ses peines. L’injonction héroïque n’est en somme pas réservée aux garçons et aux hommes : il existe des formes spécifiquement féminines de l’héroïsme, moins glorieuses et gratifiantes mais pas moins coûteuses – un héroïsme du chameau davantage que du lion, pour reprendre les images du Zarathoustra de Nietzsche, que cristallise notamment la figure de la mère courage. Quoi de plus invisibilisé et silencié, notamment, que la douleur de l’accouchement, qui ne pèse rien à côté de la joie et du bonheur qu’est supposée apporter la maternité ? Et inversement, il existe des espaces spécifiques de plainte autorisée pour les hommes : la plainte légitime du petit garçon auprès de sa maman trouve dans l’âge adulte son prolongement auprès de l’épouse ou de la bonne copine, assurant en quelque sorte le repos d’un guerrier qui, dans des sphères plus publiques et plus masculines, se doit toujours de rester stoïque, mutique, impassible.

[20Extraordinaires, ces paroles le sont aussi par leur genèse, que raconte Ben Edmonds dans son ouvrage What’s goin’ on, Marvin Gaye ?, paru en 2004 chez 10/18. Comme souvent, Marvin les a co-écrites, en l’occurrence avec un liftier employé dans les bureaux de la Tamla Motown, passionné de chansons et parolier à ses heures, mais que personne n’avait jusque-là pris au sérieux : James Nyx Jr. C’est Marvin qui lui accordera le premier de l’attention, s’intéressera à ses productions et décidera de collaborer avec lui pour finalement co-écrire trois grandes chansons : What’s happening brother ?, God is love et donc Innercity blues.

[21Marvin Gaye cité par Michael Eric Dyson dans Marvin Gaye. L’ange de la soul, Naïve, 2006

[22L’empowerment est la conquête de plus de pouvoir par les individus ou les groupes pour agir sur les conditions sociales, économiques, politiques ou écologiques qu’ils subissent. Diverses traductions existent : « capacitation », « autonomisation », « émancipation ».

[23C’est la même raison qui rend suffisant le simple « Somebody please stop that war ! » de Jimmy Cliff à la fin de son bouleversant Vietnam, que Bob Dylan a eu raison de qualifier de « meilleure protest-song jamais enregistrée ».