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Save the babies, save the babies (Deuxième partie)

L’Evangile de Marvin & John

par Pierre Tevanian
21 mai 2021

Il y a cinquante ans, le 21 mai 1971, paraissait What’s Goin’ On, le chef d’oeuvre de Marvin Gaye, auquel est consacré le texte qui suit. Il propose plus précisément un parallèle entre la vie et l’oeuvre de Marvin Gaye et celle de de John Lennon, qui ont connu à peu près au même moment et au même âge le même destin atroce, tragique au sens exact du terme : la mise à mort par un être censé les aimer – John Lennon abattu par un fan, Marvin Gaye par son propre père. Leur vie et leur oeuvre sont pleines d’autres ressemblances, troublantes et belles. C’est sur ces ressemblances que revient ce texte, et surtout sur un moment particulier qui a enfanté, entre décembre 1970 et septembre 1971, des oeuvres merveilleuses, extrêmement singulières, quasi-jumelles : Plastic Ono Band, What’s goin’ on et Imagine . C’est du bien que font ces oeuvres qu’il va être question, pas seulement au sens de plaisir ou bonheur : il y a dans ces chansons quelque chose de plus spécifique et rare que le génie, le beau ou le sublime (même si tout cela y est aussi) : un pouvoir de nous rendre meilleurs. Dans dans cette seconde partie, il sera davantage question d’enfance.

Première partie

« Some kind of innocence is measured out in years, you don’t know what it’s like to listen to your fears. You can talk to me, you can talk to me, you can talk to me, if you’re lonely you can talk to me » John Lennon [1]

Le rockeur autarcique, sarcastique, agressif que fut Lennon entre 1960 et 1965, selon tous ceux qui l’ont alors connu, n’est pas devenu d’un seul coup l’être angélique qui déclare son amour dans Love, Oh my love ou Oh Yoko. Le séducteur insolent, qui évoque tranquillement, cyniquement, ses infidélités dans des chansons comme Norwegian wood, et en même temps menace de mort l’être aimé simplement parce qu’il parle à quelqu’un d’autre, en chanson (dans You can’t do that et Run for your life des Beatles) comme dans la vraie vie [2], ne devient pas du jour au lendemain l’amoureux éperdu de Jealous guy qui avoue son insécurité psychique et demande pardon pour sa jalousie. Entre les deux il y a toute une évolution, et notamment Getting Better en 1967, où pour la première fois, explicitement, John reconnait sa cruauté, sa brutalité, ses tendances dominatrices, et annonce un travail sur lui-même. J’ai été méchant dit-il, mais je change de rôle et je fais du mieux que je peux :

« I used to be cruel to my woman, I beat her and kept her apart from the things that she loved »

« Man, I was mean but I’m changing my scene and I’m doing the best that I can »

« C’était moi, confirmera-t-il des années plus tard dans une interview. J’étais cruel avec ma femme et, physiquement, envers toute femme. J’étais un cogneur. Je ne pouvais pas m’exprimer et je cognais. Je me battais avec les hommes et je frappais les femmes. C’est pour cela que je me suis constamment branché sur la paix » [3].

Help !

Avant cela il y a déjà eu « I’m a loser and I’m not what I appear to be », et surtout une première rupture décisive, en 1965, qui se nomme Help !. John rompt alors avec l’éthique du héros solitaire qui n’a besoin de l’aide de personne, il tombe le masque et, selon ses propres mots, ouvre la porte :

« When I was younger, not so much younger than today, I never needed anybody’s help in any way, but now those days are gone I’m not so self assured, I know I find I changed my mind, I open up the doors, help me if you can I’m feeling down, and I do appreciate you being round, help me get my feet back on the ground, won’t you please, please, help me ? ».

« My indépendance seems to vanish in the haze... »

« I feel so insecure... »

L’insécurité, l’indépendance qui s’évanouit, le besoin d’aide pour simplement garder les pieds sur terre : cet aveu terrible – d’autant plus saisissant qu’il n’est rapporté à aucun « accident » précis – est hurlé avec la même fureur que les tubes précédents mais c’est désormais de l’inquiétude pure. Presque la même chose mais sans la confiance, ce qui évidemment change tout. L’appel à l’aide passe pourtant partiellement inaperçu sur le moment, peut-être à cause de l’énergie rock qui porte le morceau, très similaire à celle des insouciants She loves you et I wanna hold you hand, peut-être aussi parce que la chanson est – curieusement – transformée en BO d’une comédie loufoque de Richard Lester, elle-même intitulée Help !, dans laquelle on retrouve le beau-gosse jovial, frimeur et sarcastique qui nous fait bien rire.

Et puis il y a toujours l’amitié qui aide à tenir, se tenir, se contenir. Ray Davies, le chanteur des Kinks, a raconté que les Beatles, qu’il avait côtoyés pendant toute une tournée, renvoyaient quelque chose qu’aucun autre groupe des sixties ne renvoyait [4] . Il parlait d’un groupe soudé, presque hermétique, d’une connivence entre les quatre potes dans laquelle personne d’extérieur n’arrivait à entrer. On peut dire d’ailleurs que si le clip de Ain’t no mountain high enough de Marvin Gaye et Tammi Terrell est l’image absolue, la plus belle manifestation de l’idée pure de l’amour heureux, les films de Richard Lester avec les Beatles – A hard day’s night (1964) et Help ! (1965) – sont de leur côté la manifestation parfaite de l’idée pure de l’amitié. Amour ou amitié, dans les deux cas c’est la pure joie d’être ensemble qui est manifestée, imagée, « musiquée », chantée. Et de fait c’est l’amitié qui vient en réponse à l’appel à l’aide de 1965, deux ans plus tard, sous la forme d’une comptine belle et profonde co-écrite par John et Paul, et offerte au troisième pote, le bon pote par excellence : Ringo. A la question y a-t-il quelqu’un pour m’aider ? c’est d’abord les amis qui répondent présents :

« I’ll get by with a little help from my friends » (With a little help from my friends)

Une petite aide des potes, qui ne sera donc qu’une réponse provisoire. Car ce sont désormais des humeurs plus diverses et ambivalentes, souvent indolentes, parfois amères, désenchantées, dylaniennes, qui vont être explorées, de Nowhere man à I’m only sleeping en passant par You’ve got to hide your love away – sans parler des chefs d’oeuvres étranges que seront A day in the life, Strawberry fields forever, I’m the walrus.

Yesterday

Au moment – 1965 – où John Lennon appelle à l’aide, son complice Paul McCartney exprime dans le même album (Help !) mais à sa manière, très différente, une rupture analogue entre un avant héroïque, optimiste, où tout était simple, et un désormais empreint de doute et de mélancolie, dans ce qui demeure un de ses chefs d’oeuvre : Yesterday. Soudainement, dit-il, je ne suis même plus la moitié de celui que j’étais :

« Yesterday all my troubles seemed so far away, now it looks as though they’re here to stay… »

« Suddenly I’m not half the man I used to be, there’s a shadow hanging over me… »

Une chanson que reprendra, justement, Marvin Gaye, en 1970, en pleine dépression, alors que Tammi est mourante – sans doute la plus belle de toutes les versions d’une oeuvre pourtant reprise mille fois, plus belle encore que les splendides interprétations de Ray Charles ou Frank Sinatra. La préférée en tout cas de McCartney, qui a bien raison. A cette époque Marvin aborde pour la première fois la question sociale et politique, sur un mode également mélancolique qui annonce déjà What’s goin’ on, avec une version poignante de Abraham Martin and John, une chanson de Dion (reprise aussi par Harry Belafonte) consacrée à l’assassinat de Martin Luther King :

« Has anybody here seen my old friend Martin ? Can you tell me where he’s gone ? He freed a lot of people but it seems the good die young, I just looked around and he was gone »

Ses deux derniers albums sous tutelle Tamla Motown, sans doute les plus beaux (MPG en 1969 et That’s the way love is en 1970), explorent de plus en plus, eux aussi, des émotions moins positives, et une expérience du jeu amoureux de plus en plus désenchantée – avec des titres qui parlent d’eux même : The end of our road, It’s a bitter pill to swallow, More than a heart can stand, I wish it would rain. La fin du parcours, une pilule dure à avaler, plus que ce qu’un coeur peut supporter... Et puis bien entendu il y a l’extraordinaire chanson de rupture que Marvin sort en single en 1968, après un long bras de fer avec Berry Gordy qui la jugeait insortable [5] : I heard it true the grapevine. C’est par la rumeur publique que j’apprends ton jeu cruel, tes tromperies, et j’en perds la raison – « I’m just about to loose my mind ».

« Yesterday, love was such an easy game to play, now I need a place to hide away... ». L’amour n’est plus un jeu facile à jouer, il faut maintenant se cacher, se retirer, s’enfouir et masquer ses sentiments. C’est cet impératif, encore héroïque, qui prend la relève des hymnes à la vie, à l’amour et à la joie de la première période des Beatles et de Marvin Gaye. Marvin chante désormais « A man ain’t supposed to cry », « My eyes search the skies desperately for rain, cos’ rain drops will hide my tear drops » (I wish it would rain). John de son côté chante « You’ve got to hide your love away » – et cela aussi ce n’est que dans Plastic Ono band et Imagine que ce sera dépassé, avec ce constat implacable, sur un bel air enjoué, un peu country (Crippled Inside) : il y a des choses qu’on ne peut pas cacher. On peut se cacher derrière un sourire, des cheveux bien peignés, un joli costume et des pompes qui brillent, se maquiller, porter un masque, une belle cravate, se construire une contenance à base de race blanche, de race humaine ou de n’importe quel autre mensonge, mais ce qu’on ne peut pas cacher, c’est quand on est crippled inside – c’est-à-dire endommagé, mutilé, démoli à l’intérieur :

« You can shine you’re shoes and wear a suit, you can comb your hair and look quite cute, you can hide your face behind a smile, one thing you can’t hide is when you’re crippled inside »

« You can wear a mask and paint your face, you can call yourself the human race, you can wear a collar and a tie, but one thing you can’t hide is when you’re crippled inside »

« You can go to church and sing a hymn, judge me by the color of my skin, you can live a lie until you die, one thing you can’t hide is when you’re crippled inside »

On ne peut pas contenir la déglingue donc autant l’assumer, l’exprimer, la verbaliser, la chanter pour l’enchanter ou au moins la désensorceler, la mettre en partage, plutôt que la somatiser et la balancer autour de soi, sourire aux lèvres, sous forme de symptômes maltraitants. C’est John plutôt que Marvin qui développe cette thématique – en particulier dans I found out, How ? et surtout Jealous guy qui relie directement le mal qu’on fait sans s’en rendre compte (« I didn’t mean to hurt you, I’m sorry that I made you cry ») aux douleurs passées (« I was dreaming of the past and my heart was beating fast, I began to lose control ») et aux souffrances trop longtemps contenues (« I was swallowing my pain »). Mais la même idée imprègne tout l’album de Marvin, et devient même explicite dans sa bouleversante adresse au(x) Père(s) :

« Don’t punish me with brutality, come on talk to me, so you can see what’s goin’ on ».

Julia

Pendant quelques années après Help ! Lennon arpente d’autres univers émotionnels que le bonheur pur de désirer, de jouir ou de se réjouir, mais il le fait sur un mode finalement très tenu, sublimé, crypté, euphémisé – avec toute une panoplie de masques et de parures « psychédéliques » : la loufoquerie, le non-sense, les symboles, bref tout un travail onirique avec ses espaces mentaux insolites (à commencer par les mystérieux champs de fraises de Strawberry fields forever), ses identifications animales (le morse dans I’m the walrus, le bouledogue dans Hey bulldog, l’éléphant dans Bungalow Bill, l’oiseau dans And your bird can sing) et ses étranges personnages imaginaires (Mr Kite, Mr Mustard, Polythene Pam, Lucy in the Sky with diamonds, et l’énigmatique Nowhere man). Dans tout cela on peut deviner une lassitude et un besoin de changement, après trop de chansons d’amour, mais aussi un besoin plus basique, physique, de repos : le besoin de se poser (In my life), de dormir (I’m only sleeping) et de rêver (Strawberry fields forever, Good night) après la cadence infernale des tournées et l’adoration oppressante d’un public criant plus fort que la musique – une folie que retraduisent assez bien, sur un mode amusé et amusant, le film A Hard day’s night et la chanson du même nom, avec tout de même le prémonitoire « I’ve been working like a dog, I should be sleeping like a log ».

On peut y voir aussi un effet de la marijuana puis du LSD, dont John devient à cette époque un grand consommateur, mais également une influence proprement artistique, celle de Bob Dylan et de son Ballad of a thin man (sorti en 1965) qui a bousculé, sidéré et finalement inspiré plus d’un songwriter. Ou encore un ressort poétique et ludique, voire une facétie : le plaisir simple de jouer avec les mots, le sens, le non-sens et les « chercheurs de sens » – certaines chansons comme And your bird can sing et Glass Onion ont été écrites, selon Lennon lui-même, pour ce seul plaisir : balancer quelques sentences sibyllines et contempler en riant les fans et les exégètes qui s’évertuent à retrouver un sens caché. Un exercice spirituel enfin, je veux dire une manière de s’oublier, d’oublier son statut de superstar, de prendre de la distance et de dissoudre son ego menacé d’implosion en multipliant les personnages fictifs et les mondes parallèles, les champs de fraises et les compagnies animales – comme le Zarathoustra de Nietzsche finalement, qui fuit sa mauvaise gloire et ses terrifiants adorateurs [6], et plus largement les folies et les brutalités de la Grande Ville, pour trouver refuge et repos un temps au moins dans ses cavernes avec ses lions, ses oiseaux et ses serpents…

Mais il me semble aussi que l’hermétisme joue comme masque, déguisement, sublimation d’un contenu latent en un contenu manifeste plus léger, joyeux, coloré, psychédélique – et donc plus dicible, plus chantable pour un homme encore engoncé dans un imaginaire, des codes et des pudeurs de héros. Il y a une chanson très singulière, dans le « White Album » des Beatles sorti en 1968, qui donne cette clé. C’est une chanson qui préfigure à la fois musicalement et littérairement le tournant de 1970 – au point qu’elle aurait presque pu figurer sur Plastic Ono Band. Sur rien d’autre que quelques notes de guitare, jumelles de celles de Look at me, c’est Mother qui est anticipé. Les paroles sont simples, directes, adressées à un « tu » que le titre nomme par son prénom, Julia – d’une manière en apparence plus intime, mais au fond très distanciée de la part d’un fils appelant sa mère :

« Half of what I say is meaningless, but I say it just to reach you Ju-li-a, Ju-li-a, Ju-li-a, oceanchild calls me, so I sing a song of love, Ju-li-a… »

La moitié de ce que je dis est du non-sens mais je le dis, et je le dis ainsi, planqué derrière ces 50% de non-sens, pour m’aventurer vers toi, me connecter à toi, t’atteindre. Ce non-sens, c’est un enfilement de métaphores obscures, toutes obtenues par collage de deux mots, comme font Dada ou Lewis Carroll : « ocean-child », puis « morning moon », « sleeping sand », « silent cloud » – fille de l’océan, lune du matin, sable dormant, nuage silencieux… 50% de non-sens en effet mais qui accompagnent et font passer les autres 50%, je veux dire les signaux insistants d’un amour qui a besoin de se dire (ocean child ou morning moon sonnent comme des petits noms affectueux qu’on donne aux êtres aimés) et le rappel d’une mort qui a obscurci l’horizon (que suggèrent sleeping sand et silent cloud) et enfin un besoin persistant de se reconnecter à l’objet d’amour perdu – que suffit à exprimer la lente et obsessionnelle répétition du prénom : « Ju-li-a, Ju-li-a… ». Et cette autre clé qui est livrée :

« When I cannot sing my heart, I can only speak my mind, Ju-li-a… »

Ce que je ne suis pas (ou pas encore) capable de chanter, c’est-à-dire exprimer réellement, pleinement, et qui demeure enfermé dans mon coeur, je ne peux en somme que l’effleurer par des images mentales. Et ce que réalise Mother deux ans plus tard (et au-delà de ce titre toutes les chansons de l’album) c’est un travail d’épure qui est aussi un travail d’anamnèse et un travail de deuil : la suppression de ces 50% de non-sens, pour laisser désormais se déployer pleinement, simplement, frontalement, ce qu’il y a à dire, ce qu’il y avait à dire, ce qui jusque là n’avait pas pu se dire – l’abandon par le père, une mère dépassée, qui laissa John à sa soeur « Tante Mimi » et mourut renversée par une voiture quand il n’avait que dix-sept ans. A l’exact opposé des détours ésotériques des années 66-68, John énonce froidement les faits, avant de laisser monter en lui, progressivement, jusqu’au hurlement, les émotions, trop vite étouffées, qu’ils ont provoquées :

« Mother, you had me, I never had you. I wanted you, you didn’t want me, so I just gotta say : goodbye, goodbye »

« Father you left me, I never left you, I needed you, you didn’t need me, so I just gotta say : goodbye, goodbye »

« Mama don’t go ! Daddy come home ! Mama don’t go ! Daddy come home ! Mama don’t go ! Daddy come home ! … » .

On ne peut pas être plus explicite, brut, direct : maman, tu m’as eu mais je ne t’ai jamais eu, je te voulais mais tu ne me voulais pas. Papa tu m’as lâché, je ne t’ai jamais lâché, j’avais besoin de toi, tu n’avais pas besoin de moi. Que vous dire ? Simplement au-revoir. Et enfin : Maman, ne t’en vas pas ! Papa, reviens !

Après bien d’autres incursions dans les émotions, dans l’enfance, et dans les émotions de l’enfance (dont le glaçant « I found out something ’bout my Ma and Pa, they didn’t want me so they made me a star »), après notamment plusieurs évocations de l’enfance humiliée et brutalisée (« As soon as you’re born they make you feel small… », « They hurt you at home and they hit you at school... »), l’album se clôt sur une minuscule mais bouleversante comptine d’une minute qui, en très peu de mots, dit énormément. La mère morte prématurément, l’incapacité à encaisser, la peine, l’impossibilité de l’extérioriser :

« My Mummy’s dead, I can’t get it through my head, though it’s been so many years, my Mummy’s dead, It’s hard to explain, so much pain, I could never show it, my Mummy’s dead. » (My mummy’s dead)

Ce travail d’épure et d’anamnèse s’était en fait amorcé avec les Beatles à partir de 1968 dans quelques morceaux qui auraient pu sans dépareiller figurer sur ce premier album solo aux côtés de Mother, Hold on, Love ou Isolation – en particulier trois prières adressées à Yoko : Yer Blues (1968), I want you (1969) et le bouleversant Don’t let me down (1970), qui marquent un retour à des formes plus simples et sobres, aussi bien sur le plan de la composition et de la production (en gros un retour au rock et au blues le plus brut, après les expérimentations pop psychédéliques) que sur le plan des textes (des paroles moins abondantes, moins exubérantes, moins ésotériques). Un retour partiel, en somme, à une écriture simple, directe, à la première personne ou adressée à un « tu », et exprimant des émotions basiques – à ceci près que ce ne sont plus, loin s’en faut, des émotions de pure joie.

Have mercy father

Le retour à l’enfance, ses peines, ses peurs, ses questionnements, est un retour explicite et frontal chez John Lennon, théorisé, après une thérapie auprès d’Arthur Janov [7], plus souterrain mais très prégnant chez Marvin Gaye, en particulier dans la terrible adresse au Père – et plus largement au Pouvoir – de What’s goin’ on :

« Father, father, we don’t need to escalate, you see war is not the answer cos’ only love can conquer hate »

« Picket signs, picket lines, don’t punish me with brutality, c’mon talk to me so you can see what’s going’ on »

Père, la surenchère ne sert à rien, la guerre n’est pas la solution… Ne me punis pas avec brutalité, parle moi… La chanson demeure bien entendu dans le flou : ce sont toutes les mères en pleurs qui sont interpellées, tous les frères morts – au Vietnam, ou tués par la police, la drogue, les violences urbaines – et tous les pères, et toutes les autorités potentiellement brutales et belliqueuses (l’absence des soeurs est notable  [8]). Mais c’est individuellement que chacun-e écoute la chanson, renvoyé-e à ses propres père, mère et frères. Et cette dimension intime prend une tonalité particulière quand on découvre ce que fut la vie familiale de Marvin Gaye. D’abord parce qu’au moment où il co-écrit cette chanson, son propre frère Frankie est précisément en train de risquer sa vie sous les drapeaux américains, au Vietnam, mais aussi parce que la figure paternelle telle que la chanson la donne à voir – brutale, obsédée par le châtiment, refusant le dialogue, emportée par la démesure et la haine – est une représentation conforme de ce que furent pour de vrai les rapports de Marvin à son propre père Marvin Gay Sr, qu’il décrira un jour comme « un roi très spécial, tout-puissant, imprévisible, cruel » [9].

Révérend sans grande envergure, sans grande audience et sans autre emploi, rattaché à une secte pentecôtiste extrêmement rigoriste, obsédé par le châtiment, et tout simplement brutal, ce père a infligé à ses enfants des sévices corporels et psychologiques extrêmement violents [10], d’autant plus traumatisants qu’ils s’accompagnaient de justifications théologiques et d’injonctions contradictoires. Le même père prêchait l’amour du prochain et brutalisait ses enfants à tout bout de champ, imposait une morale ascétique, chaste, puritaine à l’excès tout en multipliant notoirement les infidélités, sans même se cacher, et enfin il imposait à ses fils des normes virilistes tout en étant lui-même extrêmement efféminé dans ses manières et ses coiffures – sans parler de son goût du travestissement, qu’il pratiquait sous les yeux de sa propre famille. Comme le remarque Michael Eric Dyson : « Si leur père ne les avait pas maltraités, son travestisme aurait pu offrir de merveilleuses possibilités pour repenser l’identité sexuelle. Mais sa brutalité sans nom ne faisait qu’exacerber la confusion chez ses enfants. » Un père qui cogne ses enfants devant une mère en pleurs, impuissante : telle est en tout cas la scène récurrente, archétypale, de l’enfance de Marvin – et c’est bien cela aussi qu’évoquent, si on écoute bien, les paroles de What’s goin’ on.

Ces paroles prennent une dimension plus triste encore si l’on pense à la suite de ce drame familial. Ce que racontent les biographes c’est que Marvin a très tôt voulu assumer un rôle protecteur vis-à-vis de ses frères et soeurs, qui l’a amené à se rebeller et à devenir la cible principale des colères et des châtiments paternels. C’est aussi cette violence qui l’a amené à fuir au plus vite le foyer familial en s’engageant à dix-sept ans dans l’armée – où il s’est trouvé à nouveau confronté à une autorité sinon paternelle du moins paternaliste, elle aussi brutale, arbitraire, insupportable pour lui. Il se retrouvera ensuite, de son propre aveu, pris dans un rapport analogue avec Berry Gordy, le très autoritaire patron de la Tamla Motown, dont il épousera par ailleurs la soeur Anna. Toujours selon les biographes il tentera, une fois devenu célèbre, de renouer une relation apaisée avec son père en lui achetant une maison et plusieurs belles voitures – en vain.

Quant au dénouement tragique de cette histoire, il est un peu connu : la mère qui tombe malade en 1983 au moment où Marvin triomphe avec Midnight love, enchaîne les concerts et replonge dans la drogue [11]. Le fils qui, à près de quarante-cinq ans, pour se tenir au chevet de la mère malade, retourne vivre au sein du foyer familial qu’il avait fuit près de trente ans plus tôt. Les tensions et les conflits qui reprennent avec le père et deviennent quotidiens. Marvin qui s’enfonce toujours plus dans la dépression et la consommation de cocaïne. Jusqu’à ce jour d’avril 1984 où, après une violente altercation, il lève à son tour la main sur son père, puis confie à sa mère ces mots terribles :

« Maman, je vais prendre mes affaires et quitter cette maison. Père me hait, je ne reviendrai plus jamais. » [12]

Il n’aura malheureusement pas le temps : son père revient armé du flingue que lui avait offert Marvin lui-même, et l’abat à bout portant. On ne peut plus, depuis ce jour d’avril 1984, entendre sans frémir What’s goin’ on, et plus précisément les phrases « Father father, we don’t need to escalate, war is not the answer », « Don’t punish me with brutality », ou même le « Have mercy father » de Mercy mercy me (même si le terme Father ici renvoie en premier lieu à Dieu le père). Mais au-delà ou plutôt en deçà de cette tragédie absolue, quiconque a connu la terreur paternelle ou plus largement la violence parentale ne peut pas entendre ces phrases, au milieu de ces chansons, sans une immense émotion – et une immense gratitude pour l’artiste qui a su les prononcer.

Troisième partie

P.-S.

Merci à Pacôme, Faysal, Aurélien, Sylvie, Noelle et Azouz dit Az Navour, qui ont accompagné et nourri cette écriture.

Notes

[1The Beatles, Hey Bulldog, Album Yellow Submarine (1969)

[2Il s’agit de Cynthia, frappée par John simplement parce qu’elle danse avec un de ses amis, Stuart Sutcliffe.

[3John Lennon, dans Playboy, Septembre 1980

[4Ray Davies, dans Best, Janvier 1981.

[5Cf. Ben Edmonds, What’s goin’ on, Marvin Gaye ?, 10/18, 2004

[6Cf. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « De passer outre », Folio Essais, 1988.

[7Arthur Janov (né en 1924) est un psychologue américain, inventeur d’une thérapie psychologique, la thérapie primale, dont l’objectif est d’amener les patients à revivre les souffrances profondes réprimées durant la petite enfance. Arthur Janov est l’auteur notamment du livre Le cri primal (1970).

[8C’est un point aveugle plus que fréquent dans la pensée et l’art engagés, en tout cas dans les productions masculines, et l’oeuvre de Marvin Gaye (qui a pourtant grandi avec deux soeurs, qu’il a défendues contre la violence paternelle) ne fait hélas pas exception sur ce point.

[9Marvin Gaye, cité par David Ritz dans Divided Soul : The Life of Marvin Gaye., Da Capo Press, 1991

[10Cf. Michael Eric Dyson, Marvin Gaye. L’ange de la soul, Naïve, 2006

[11Marvin était extrêmement timide et n’aimait pas la scène, du moins entretenait-il avec elle un rapport compliqué, éprouvant. Et c’est entre autres raisons pour vaincre la terreur qui le prenait au moment de monter sur scène qu’il multipliait les prises de cocaïne. Les musiciens qui l’accompagnaient ont raconté qu’ils n’avaient dans aucune autre tournée vu circuler autant de coke : « Marvin la fumait, il la mangeait même » se souvient l’un d’eux (Cf. Michael Eric Dyson, Marvin Gaye. L’ange de la soul, Naïve, 2006.). Des journalistes qui l’ont rencontré pendant ces périodes se souviennent même de lignes de coke prises devant eux en pleine interview. C’est d’une certaine manière son triomphe avec Midnight love, et l’injonction à enchaîner avec une nouvelle tournée, qui sera fatale : les excès de coke et leurs suites, les crises de paranoia, les disputes et les violences contre ses compagnes, jusqu’aux tentatives de suicide qui se succèdent à partir de 1979 – et son déraisonnable et fatal retour chez le père.

[12Cf. Michael Eric Dyson, Marvin Gaye. L’ange de la soul, Naïve, 2006