Pour avoir longtemps combattu cette posture homophobe distinguée qui consiste à tolérer les homosexuel-le-s tant qu’ils demeurent dans la " discrétion ", nous ne pouvons que nous réjouir de la phase de médiatisation importante qui semble s’ouvrir sur les violences faites aux homosexuel-le-s, à l’occasion d’une agression homophobe atroce à Lille [1].
Pour la même raison, on ne pouvait que se réjouir, deux ans plus tôt, lorsque les femmes, actrices trop longtemps invisibilisées dans le discours dominant sur " la banlieue ", sont apparues dans les médias pour faire part des violences spécifiques qu’elles ont à affronter. Et pourtant...
Pourtant, l’expérience des dernières années nous montre que, les champs médiatique et politique étant ce qu’ils sont, l’accès à la visibilité et à la légitimité dans ces champs n’est en rien une garantie pour que les causes, aussi justes fussent-elles, progressent d’un pouce. Bien au contraire, les logiques médiatiques et politiciennes génèrent une multitude d’instrumentalisations, de retournements et d’effets pervers, qui aboutissent finalement à des régressions et à la disqualification des combats les plus légitimes.
" Ni putes ni soumises " : quel bilan ?
Pour prendre un exemple plus précis : deux ans après son lancement, quel est le résultat concret de la surmédiatisation du groupe " Ni putes ni soumises " en termes de lutte contre le sexisme dans les " quartiers " ?
On peut toujours évoquer les quelques structures mises en place par le groupe avec les abondantes subventions dont elles ont bénéficié ; encore faudrait-il se pencher sur le travail effectivement réalisé, et s’interroger sur la raison pour laquelle des structures associatives féminines et féministes beaucoup plus anciennes, expérimentées et ancrées sur le terrain se voient privées de ces moyens, et pour certaines condamnées à déposer leur bilan, au profit d’une poignée de figures médiatiques toutes membres ou proches d’un grand parti de gouvernement.
Mais le bilan est surtout désastreux sur le plan de ses effets idéologiques - et cela pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, la médiatisation des " Ni putes ni soumises " a contribué à entretenir et même à renforcer les stigmates portés par les " putes ", à un moment où celles-ci avaient au contraire besoin de la solidarité des autres femmes, pour affronter les lois Sarkozy qui les fragilisaient, les précarisaient et les criminalisaient.
Le garçon arabe comme bouc émissaire
Ensuite, même si les dirigeantes de " Ni putes ni soumises "s’en défendent, leurs déclarations sont là pour l’attester : elles ont fait passer pour principal message l’idée qu’il existe deux France :
– une France " laïque, républicaine, moderne, égalitaire et émancipée ", qui est blanche de peau, qui vit dans les centre-villes et qui bénéficie des acquis du combat féministe ;
– la France des " quartiers ", soumise à la " loi de la cité " , mélange de machisme traditionnel hérité de parents immigrés et d’intégrisme musulman promu par les " grands frères ".
Dans cette vision du monde, malheureusement reprise à son compte par des militantes féministes de tous horizons, c’est bel et bien toute une population qui se trouve stigmatisée et renvoyée du côté du Mal absolu : on a beau dire que " les intégristes " ne représentent pas " l’immense majorité des musulman-e-s, respectueux de la République ", à la minute d’après on parle de la tyrannie " des grands frères " dans leur ensemble, ou de " l’Omerta " qui règne sur les viols collectifs - autrement dit : d’une complicité de l’ensemble de la population.
Ce n’est finalement rien d’autre qu’un bouc émissaire qui est construit : un groupe social porte sur lui la totalité des fautes de la collectivité, en l’occurrence des problèmes de sexisme qui traversent la société française.
L’oubli du " sexisme d’en haut "
Le bouc émissaire n’est d’ailleurs pas une fin en soi : la mise en accusation d’une minorité n’est qu’un moyen d’innocenter le reste de la collectivité. La France " blanche ", bourgeoise et " non-musulmane " en a fini avec les problèmes de sexisme : tel est le message que les tenants de cette France s’adressent à eux-mêmes tous les soirs à 20h00, à coups de reportages exotiques sur " les tournantes " ou plus largement sur " le sexisme en banlieue ". Le sexisme, c’est les autres. C’est " eux ", pas " nous ".
Le problème, c’est que nous sommes ici en pleine illusion narcissique :
– la récente Enquête Nationale sur les Violences Faites aux Femmes (ENVEFF), dirigée par Maryse Jaspar, montre que les violences faites aux femmes existent dans des proportions très voisines dans tous les milieux sociaux ;
– les écarts de salaires entre hommes et femmes sont aussi importants, voire davantage, dans les classes supérieures ;
– les femmes représentent l’immense majorité des travailleurs précaires,
– tandis qu’elles ne sont que 10 à 15% dans les plus hautes sphères du pouvoir économique ou politique : à l’assemblée nationale, dans les grands ministères, dans les grands conseils d’administration ou à la direction des grandes entreprises...
L’aveuglement et le mutisme sur ce " sexisme d’en haut " ont été le second effet pervers de l’opération " Ni putes ni soumises " - et sans doute l’une des principales motivations du soutien unanime qu’elle a reçu de la part des classes dirigeantes, des couches aisées et de leurs médias.
Dévoiement et disqualification du féminisme
Autre effet pervers de cette médiatisation : en associant la cause juste du droit des femmes à un discours diabolisant toute une population, les " Ni putes ni soumises " ont contribué à disqualifier le combat féministe non seulement aux yeux de leurs ennemis déclarés, les " machos " des banlieues, mais aussi aux yeux d’une grande partie des filles et des femmes qui les côtoient, qui sont pourtant souvent, à leurs manières (diverses), des femmes insoumises et inscrites dans des processus d’émancipation, et qui pourraient se reconnaître dans le féminisme s’il n’était pas présenté comme un rejet sans nuance des cultures d’origine et comme une allégeance aveugle à une " République " qui précarise, stigmatise et discrimine - ainsi qu’à ses Partis de gouvernements, notamment le Parti socialiste.
De ce point de vue, loin de favoriser l’émergence d’une parole autonome des filles de banlieue, porteuse d’un mouvement social d’envergure, et productrice de conflits féconds avec les pères et les frères, la médiatisation de " Ni putes ni soumises " risque au contraire de dégoûter du terme même de " féminisme " les plus féministes des filles que ce groupe prétend représenter. Elle pousse en effet nombre de filles, parmi les plus insoumises aux hommes, à faire front avec leurs frères et leurs pères, tout simplement parce que ces derniers sont, pour de très mauvaises raisons (qui ont peu à voir avec la volonté sincère de soutenir l’émancipation féminine), stigmatisés et vilipendés à longueur de temps par les grands médias.
La médiatisation des " Ni putes ni soumises " encourage enfin les jeunes garçons à s’accrocher à leurs pires penchants sexistes comme à une identité de classe, puisque le souci de l’égalité hommes-femmes est présenté dans tous les grands médias comme la propriété des " milieux éclairés ".
Un féminisme qui exclut des femmes
Le couronnement de ces deux années de " Ni putes ni soumises " aura été la caution apportée par Fadela Amara et ses troupes (maigres, mais hyper-médiatisées) à une loi interdisant l’école à une partie des jeunes filles " des quartiers " : les élèves qui ne veulent pas retirer leur voile à l’école. Là encore, l’effet a été désastreux, non seulement pour les jeunes femmes que cette loi condamne à l’exclusion et à la déscolarisation, mais aussi pour l’image du féminisme.
Tout d’abord, le discours des " Ni putes ni soumises " a véhiculé une idée absolument fausse : l’idée selon laquelle la majorité des jeunes femmes de tradition maghrébine demandait cette loi afin d’être protégées contre les pressions des " intégristes ".
Ensuite, en associant le combat juste pour la liberté de porter une jupe courte sans être agressée à la cause injuste de l’interdiction de porter le voile, les " Ni putes ni soumises " ont contribué à disqualifier la première, et à construire de toutes pièces un antagonisme entre les " filles à foulard " et les " filles à jupe courte ", bref : à provoquer des divisions entre des filles qui le plus souvent cohabitent dans la paix voire l’amitié, tout simplement parce qu’elles partagent les mêmes logements, les mêmes écoles, et pour une grande part les mêmes problèmes.
Le bilan est finalement accablant : loin de construire un mouvement féministe, l’opération " Ni putes ni soumises " l’a grandement compromis, notamment en suscitant des divisions entre des femmes qui devraient lutter ensemble contre le sexisme.