La chanson avait frappé mon oreille au moment même où j’entrais dans la Fête de l’Humanité. Elle animait l’une des attractions foraines par lesquelles les visiteurs étaient accueillis.
Dans une autre vie, lorsque je militais au parti communiste, je n’aurais pas manqué une Fête de l’Huma. À plus d’une reprise, j’y étais arrivé à l’avance, pour aider à monter le stand de ma fédération… A cette époque, il n’y avait pas de stands « commerciaux » sur la fête – ou bien ils n’étaient pas si voyants. Il n’y avait que les stands militants, que des femmes et des hommes bénévoles animaient pour financer l’activité de leur organisation, et aussi pour l’y renforcer, là, sur place. Mais peu importe à présent.
Ce n’est pas d’abord à cela que je pensais en entendant Claude François sautiller :
« Si j’avais un marteau (oh, ho !) ».
C’était le deuxième week-end de septembre de l’année 2001. Quelques jours plus tôt, les deux tours jumelles du World Trade Center, le « centre du marché mondial », s’étaient effondrées sous les coups de boutoirs de deux avions de ligne. Les américains dénonçaient un homme dont même le nom était largement inconnu du grand public, Oussama Ben Laden. Ils dénonçaient le régime afghan des Talibans. Ils annonçaient une guerre prochaine. War on terror ! Guerre à la terreur, guerre au terrorisme.
« Si j’avais un marteau (oh, ho !) »
Cette chanson… Justement ici… Il fallait que je dise ceci à quelqu’un, au premier venu, peut-être. J’avais le sentiment ridicule d’être le seul à savoir ce qu’elle était vraiment.
Je déambulais dans les allées de la Fête. Des drapeaux américains. Des slogans de solidarité avec les États Unis. Je n’avais pas entendu Robert Hue, alors secrétaire général, mais on murmurait qu’il avait éprouvé le besoin d’affirmer sa solidarité « avec le peuple américain et les dirigeants qu’il s’est donné ». Je me disais que les communistes s’en étaient donné de bien étranges, de dirigeants. Au fil des débats de la Fête, je découvrirai avec effarement leur inaptitude à penser le monde. Seuls quelques spécialistes non communistes des questions internationales ou du Moyen Orient diraient des choses utiles. Peu de temps après, lorsque les premières bombes à fragmentation tomberaient sur l’Afghanistan, j’entendrai même l’un des plus hauts responsables du parti de Gabriel Péri dire le plus tranquillement du monde que Bush avait raison, que « nous » étions passés à côté du danger nazi dans les années 20 du vingtième siècle, et qu’il ne s’agissait pas de recommencer aujourd’hui, avec un danger tout aussi inquiétant…
Mais pour l’heure, c’est Claude François qui sautillait dans ma tête.
Je rencontrai une amie et lui racontai. « Il faut que tu racontes ça à R. ! », me dit-elle. R., vieux coco nostalgique, il aimerait cela. Je racontais l’histoire à R.
« Si j’avais un marteau… », « If I had a hammer… ».
La chanson de l’idole yé-yé était en fait une adaptation, comme souvent bien dépourvue de saveur et vidée de sens, d’une chanson de Pete Seeger et Lee Hayes, composée dans les années quarante, et chantée pour la première fois lors d’un concert de soutien aux dix dirigeants du parti communiste américain alors emprisonnés, et dont la condamnation à de lourdes peines allait marquer un point tournant de la chasse aux sorcières aux États Unis. On avait découvert le pot aux roses : ces hommes, dont aucun ne devait posséder une arme, et qui dirigeaient un parti de quelques pauvres milliers d’adhérents, projetaient de renverser par la force le gouvernement et la Constitution des États-Unis. Les preuves ? Elles étaient dans les œuvres de Marx et de Lénine dont ils faisaient, disait-on leur pain quotidien, et qu’ils utilisaient à la formation de leurs militants.
R. était très ému. Il servit une nouvelle coupe de champagne. Il s’étonnait de ne pas savoir cela. Il avait des excuses.
J’avais toujours aimé Pete Seeger et les courants folk de la chanson américaine dont il est l’un des représentants les plus fameux. Je savais qu’il était nettement « de gauche ». Beaucoup de ses chansons parlent à cet égard d’elles-mêmes, que ce soient celles composées pour les syndicats, pour les droits civiques des Noirs, contre la guerre du Vietnam. Militant communiste, je me suis beaucoup intéressé au communisme et à son histoire. J’avais pourtant longtemps ignoré que Seeger avait lui-même été un militant du parti communiste américain, et qu’il avait d’ailleurs payé cher sa fidélité à ses choix de jeunesse.
Aujourd’hui, « Si j’avais un marteau » n’évoque quasi rien à personne, si ce n’est, pour les gens d’un certain âge, un air yé-yé complètement insipide chanté, entre autres, par Claude François. Mais à la première écoute, n’importe quel américain, qu’il fût ou non agent du FBI, savait dans les années quarante que cette chanson était, ne pouvait être, qu’une chanson de rouges. N’évoquait-elle pas le « marteau de la Justice », avec lequel faire disparaître angoisse et danger, et sculpter l’amour entre les hommes ? La « cloche de la Liberté » qui sonnait aux mêmes fins ?
Mais, dira-t-on, il ne faut rien exagérer. La « chasse aux sorcières », tout de même, ne visait que les communistes ; pas tous ceux qu’on appelait « libéraux », c’est à dire les militants des libertés publiques. Voire. Parmi les questions que l’on posait aux personnes convoquées devant la « commission des activités non-américaines », principal instrument de cette « chasse » à l’échelle du pays, se trouvait souvent la suivante (lorsque ces personnes étaient blanches) :
« Avez-vous des amis Noirs ? »
(plus subsidiairement, presque par métonymie : « Possédez-vous un disque de Paul Robeson ? »)
On imagine l’effet d’une réponse positive.
On demandait aussi :
« Allez-vous à l’office [religieux] ? »
Ou encore :
« Croyez-vous en Dieu ? ».
C’est bien sûr ici la réponse négative qui faisait mauvais genre.
Je n’ai pas vu, sur le moment, le coup venir. Mais quand j’entends aujourd’hui certains bons esprit expliquer : « je n’ai rien contre les musulmans : seulement contre les islamistes », je ressens, en pensant au maccarthysme des années cinquante une impression de déjà-vu. Où plaçait-on la barre du « communisme » dans l’Amérique de Edgar Hoover ? Des carrières ont été brisées pour une signature au pied d’une pétition. Où place-t-on, dans la France d’aujourd’hui, la barre de « l’islamisme » ? Pour certains, il doit suffire de fréquenter le site Internet oumma.com, ou de ne pas haïr Tariq Ramadan (que, soit dit en passant, les groupes « salafistes », eux, haïssent cordialement). Pour certains fonctionnaires des renseignements généraux, il suffit de s’être rendu en Arabie Saoudite, au prétexte douteux d’un pèlerinage (authentique !). Pour certains employeurs, voire certaines administrations, il suffit de porter la barbe. Je ne parlerai même pas du foulard…
L’un des enseignements de l’histoire de la « chasse aux sorcières » aux États-Unis est la puissance du raz-de-marée idéologique qui l’a accompagnée, l’a suivie, lui a durablement survécu. Comment les idées les plus élémentaires ont pu être diabolisées. Comment au nom de la lutte contre un danger, sans doute surestimé, mais réel (l’espionnage soviétique et le rôle de beaucoup de communistes américains dans ce cadre), on a fait crime d’opinions et de comportements qui n’avaient intrinsèquement rien de condamnable : pacifisme, antiracisme, goût de la justice sociale… La plupart des organisations de défense des libertés civiques et des droits de l’homme ont fini par s’y prêter, comme dans la France d’aujourd’hui, bien des « antiracistes » traditionnels se prêtent à l’islamophobie la plus caractérisée.
Le drame est que l’heure n’est pas propice aux idées complexes. Ce ne sont pas seulement les tours jumelles du « centre du marché mondial » qui se sont effondrées le 11 septembre 2001, mais aussi une certaine manière d’avoir droit à la parole. L’heure est aux évidences. Un apparent bon sens vaut mieux qu’un raisonnement, aussi pertinent soit-il ; et de ce point de vue, Nicolas Sarkozy peut en remontrer même à George Bush. Le partage du monde entre « bons » et « méchants » était déjà net dans l’idéologie américaine du temps de l’Union Soviétique. Mais la chute du Mur de Berlin n’y a pas mis fin ; elle lui a au contraire donné force et puissance. Dans le monde déstructuré de ce début de siècle, l’ennemi est invisible : il n’en est que plus dangereux. Ses amis, et même ceux qui font preuve à son égard de la moindre complaisance, doivent être identifiés, traqués, mis hors d’état de nuire. Comme le médecin qui n’identifie pas l’origine d’une infection peut ordonner un « antibiotique à spectre large », on pratique la stigmatisation, la discrimination, puis la haine « à spectre large », la paranoïa comme mode de gouvernement. L’affaire des bagagistes de Roissy à montré jusqu’où pouvait aller ce maccarthysme désormais planétaire. Il peut aller encore plus loin.
If I had a hammer... Si j’avais un marteau... Mais voilà : ce marteau reste à forger.