Accueil > Cinéma > Celine & Julie Studies > « Silencio ! »

« Silencio ! »

Mulholland Drive. La clé des songes (Chapitre 13)

par Pierre Tevanian
12 août 2019

En feuilleton d’été, nous vous proposons, à raison d’un chapitre par jour du lundi au samedi, pendant quatre semaines, de découvrir le tout nouveau livre de Pierre Tevanian, Mulholland Drive. La clé des songes, consacré au chef-d’oeuvre de David Lynch – mais aussi à sa version solaire : Céline et Julie vont en bateau. Le livre est disponible sur les tables, en rayon ou en commande, dans toutes les bonnes librairies – ou encore sur le site des éditions Dans Nos Histoires.

Chapitre précédent

L’extrême douceur de la nuit d’amour est aussi le produit d’un réagencement : si l’on en juge à la seule scène érotique réelle qui nous est donnée à voir, à savoir la scène de la rupture sur le canapé, la relation qu’ont vécue dans la réalité Diane et Camilla a été beaucoup plus dure et froide. Et si Betty répète à deux reprises « je suis amoureuse de toi », sans doute est-ce parce que ces paroles ont manqué dans la réalité : dans le souvenir de Diane, Camilla se contente de dire « tu me rends folle », ce qui n’est pas du tout le même registre. Cette dernière hypothèse expliquerait pourquoi la transition entre le rêve idyllique et la triste réalité se passe dans un lieu qui se nomme Silencio : le drame de Diane est fondamentalement un problème de parole et de silence.

L’enjeu se précise plus encore lorsqu’on prête attention à la chanson interprétée par Camilla Rhodes lors de son audition, I told every little star :

« J’ai dit à toutes les étoiles combien je te trouve adorable, pourquoi ne te l’ai-je pas dit à toi ? »

(« I told every little star just how sweet I think you are, why haven’t I told you ? »).

En rêvant qu’une femme nommée Camilla Rhodes chante ces mots en sa présence, Diane peut s’imaginer que c’est la vraie Camilla – donc l’être aimé – qui lui parle. Et qu’elle lui dit en substance ceci : si je n’ai jamais rien verbalisé, c’est seulement par timidité, mais au fond de moi je t’ai aimée. Les paroles de la chanson permettent aussi à Diane de transfigurer une liaison clandestine, « placardisée » (on le devine à la soirée d’Adam Kesher, puisque Diane se contente d’évoquer une « amitié » avec Camilla), en relation amoureuse assumée au grand jour, puisque révélée à toutes les étoiles – autrement dit : à toutes les stars, à tout le Gotha hollywoodien.

La chanson se conclut par un retournement :

« Peut-être que toi aussi tu le sais, mais si c’est le cas pourquoi ne le dis-tu pas ? »

(« Maybe you may know it too, oh my darling if you do, why haven’t you told me ? »).

Et de fait, c’est précisément lorsqu’elle entend ces paroles que Betty semble prendre conscience de son amour et de la nécessité de le verbaliser : suivant le conseil de la chanson, elle court retrouver Rita et enfin lui dire ce qui paraît, dans la réalité, n’avoir été jamais dit.

Il y a donc une parole manquante, mais il y a aussi une parole en trop : le fameux « c’est elle », cette sentence de mort prononcée en montrant au tueur la photo de Camilla. De ce point de vue, le nom Silencio donné au théâtre où tout s’achève peut aussi être entendu comme une expression du regret de Diane : le regret d’avoir proféré cette phrase de trop. Ces paroles manquantes ou en trop peuvent expliquer d’ailleurs la manière singulière dont Diane se tue (et dont, avant cela, elle prémédite en rêve sa propre mise à mort) : pour n’avoir jamais dit ce qu’elle devait dire (la déclaration : « je suis amoureuse de toi ») et pour avoir dit ce qu’il ne fallait surtout pas dire (la sentence de mort : « c’est elle »), Diane se punit par où elle a péché, en se tirant une balle dans la bouche.

Chapitre suivant

P.-S.

Mulholland Drive. La clef des songes vient de paraître aux éditions Dans Nos Histoires. 128 pages. 8 euros.