CHRISTINE DELPHY : Moi je l’ai rencontrée, Beauvoir parce qu’on préparait les journées de dénonciation des crimes contre les femmes qui ont eu lieu à la Mutualité en 72. Et on avait des réunions de travail chez elle. Voilà au fil des années j’allais la voir, mais de très temps en temps, pace que j’avais toujours peu de la déranger. Elle était très sollicitée, par tout le monde. Et Beauvoir protégeait son temps. D’ailleurs quand on lit ses mémoires, on s’aperçoit qu’elle le protégeait depuis toujours d’une certaine façon. Et on avait une heure d’entretien avec elle. Et c’était comme réglé comme du papier à musique. Au départ c’était quand même quelqu’un d’intimidant parce qu’elle avait ces très bonnes manières de la bourgeoisie de l’entre-deux-guerres et un timbre de voix que je trouvais insupportable. Très haut placé mais je pense que tous les gens de sa génération avait la voix très haut placé, les homme aussi. Je crois que c’était un truc de génération, de classe, je ne sais pas. Mais évidemment comme tous les timbres de voix ou les accents, on les oublie très vite.
I met her, Beauvoir, because we were organizing a day of denunciation of crimes against women that had taken place at Mutualité in ’72. And we had working meetings at her house. So over the years I went to see her, but only every once in a while, because I was always afraid of bothering her. She was very solicitous, for everyone. And Beauvoir protected her time. When you read her mémoirs, you can see that that she was always protecting it in a certain fashion. And so you had one hour of discussion with her. And it was like clockwork. At the beginning she was still someone quite intimidating because she had these very good manners of the interwar bourgeosie, and her voice had a timbre I couldn’t stand. Very high-pitched but I think all the people of that generation had these high-pitched voices, men too. I believe it was a generational thing, a class thing, I don’t know. But apparently like all voices or accents, we forget them very quickly.
CD. Et en ait j’étais émerveillée par son intelligence. Bien qu’évidemment on la connaisse par ses écrits, mais dans sa conversation, elle pouvait, je ne sais pas, ce qu’on appelle ce bonheur d’expression, qui est une expression elle-même idiote parce qu’il n’y a pas de bonheur d’expression, ça reflète la pensée… Et ce qui m’a frappée surtout, ça je l’ai dit lors du colloque du cinquantenaire de la parution du Deuxième sexe, et bien c’était son extrême discrétion et modestie. Elle essayait jamais d’intervenir à partir d’une position d’autorité. Elle intervenait très peu. Et elle se mettait complètement à l’égal des autres.
And I was enthralled with her intelligence. Very obviously one can see it in her writing, but in conversation, she could, I don’t know, what one calls « felicity of expression », which itself is an idiotic expression, it’s not just expression, it reflects thought. And what struck me above all, I said this at the conférence for the 50th anniversary of the publication of the Second Sex, it was her extreme discretion and modesty. She never tried to intervene from a position of authority. She intervened very little. And she made herself completely the equal of others.
CD. Elle avait témoigné au procès de Marie-Claire, le fameux procès que Gisèle Halimi a fait pour le droit à l’avortement. Elle avait fait témoigner…
She had testified in the trial of Marie-Claire, the famous trial that Gisèle Halimi did for the right to abortion. She had gotten…
ST. Le procès de Bobigny ?
The Bobigny trial ?
CD. Oui, le procès de Bobigny. Elle avait fait témoigner de grands noms. Parce que Gisèle Halimi avait l’habitude de aire des procès exemplaires, ce que je trouve d’ailleurs une très bonne chose. Ca a beaucoup fait avancer la cause. Ca demande une très grande préparation. Et Beauvoir m’avait dit : vous avez vu, j’ai utilisé votre argumentaire. Et je m’étais dit, oui en le lisant, c’est incroyable, elle a cité l4ennemi principal. Et elle le disait ouvertement, avec…
Yes, the Bobigny trial. She got big names to testify. Because Gisèle Halimi was in the habit of organizing exemplary trials, which I find a very good thing, by the way. That does a lot to advance the cause. It demands enormous preparation. And Beauvoir told me : « You see, I used your argument. » I said to myself, yes, in reading it, it’s incredible, she cited the Main Enemy. And she said it openly, with…
ST. Qu’est-ce qu’elle reprenait exactement ?
What did she use exactly ?
CD. Elle reprenait l’idée que les femmes étaient opprimées matériellement, exploitées économiquement.
She took up the idea that women were materially oppressed, economically exploited.
ST. Et il n’y a pas des choses qui l’ont surprise ou choquée ? Parce que vous étiez un mouvement qui a tout de suite mis en avant la non mixité par exemple ?
And there weren’t things that surprised or shocked her ? Because you were a movement that right away emphasized being for women only, for example ?
CD. Non elle n’a jamais fait aucune objection que le mouvement soit non mixte. Elle avait déjà évolué entre le moment où elle avait fini de rédiger le Deuxième sexe et le moment où elle nous avait rencontrée. Elle avait quand même fini de le rédiger en 49, entre temps, il y avait eu ses entretiens avec Jeanson et d’autres personnes où elle disait qu’elle avait changé, qu’elle serait plus matérialiste. Et être matérialiste, c’est prendre en compte les rapports réelles, les rapports sociaux qu’ont les gropues les uns avec les autres. Elle acceptait, elle n’avait aucun problème avec quoi que ce soit qu’on disait, mais absolument aucun. Ca a été pour elle, d’une certaine façon, je pense que ça a été une divine surprise, ce mouvement. Elle y adhéré, elle nous a soutenues, elle n’a pas soutenu seulement Questions féministe et Nouvelles questions féministes, elle a soutenu des tas de projets féministes. Je crois que pour elle… parce qu’elle avait souhaité écrire une suite au Deuxième sexe, elle ne l’a pas fait, et pour elle c’était comme un peu… enfin je ne peux pas parler à as place, mais je pense qu’elle voyait la suite de sa pensée dans ce mouvement, auquel elle n’avait jamais pensé auparavant.
No she never made any objection that the movement was women only. She had already evolved from the moment when she finished editing the Second Sex to when we met. She finished writing in ’49, and in the meantime, she’d had interviews with Jeanson and others where she said she’d changed, that she’d become more materialist. And to be materialist, it’s to take into account real relations, the social relations between one group and another. She accepted that, she had no problem whatever one wanted to say, none at all. It was for her, in a way, I think it was a divine surprise, this movement. She enrolled, she supported us, she supported not just Feminist Questions and New Feminist questions, she supported heaps of feminist projects. I believe that for her… because she had wished to write a follow-up to the Second Sex, she didn’t do it, and for her it was like a little… well, I don’t know if I can speak in her place, but I think she saw the extension of her thought in the movement, which she had never thought of before.
CD. Notre collaboration avec Beauvoir s’est poursuivie. Grâce à elle on pouvait publier des articles dans les Temps modernes. On pouvait publier des articles longs alors que dans les publications du mouvement, comme le Torchon brûle qui était la principale au début des années 70, qui s’est arrêté très tôt, en 72 ou 73, ou d’autres petites revues qui voyaient le jour, il n’y avait pas de place pour des articles longs. Pour des gens entre autres comme moi, mais d’autres qui voulaient faire des articles plus théoriques, plus fouillés. Exposer une question en long, en large et en travers. Donc on n’avait que cette possibilité qui était les Temps modernes. A un moment j’ai rencontré une éditrice, Françoise Pasquier, qui est décédé maintenant, et qui voulait fonder sa propre maison d’édition, et on s’est mis d’accord pour sortir une revue qui s’appellerait Questions féministe. Et c’est moi qui ai insisté pour que Beauvoir soit directrice de publication. A la fois pour des raisons de capital symbolique et puis aussi à l’époque Beauvoir et Sartre servaient de parapluies juridiques à tous ces groupes d’extrême-gauche, donc ça nous protégeait des possibles poursuites. Et pour c’était surtout une question de reconnaissance. Ce qui était très important, c’est de montrer la continuité, pas de montrer une rupture et de dire, on est toutes seules, mais pour montrer qu’on était consciente de l’héritage et de la nécessité de cette transmission. C’étai tune façon de montrer cette transmission et cette continuité.
Our collaboration with Beauvoir continued. Thanks to her we were able to publish in Temps moderne. We could publish long articles when the movement publications, like the Torchon brûle which was the principal at the beginning of the 1970s, which ended very quickly, in ’72 or ’73, or other little reviews that had their day, they didn’t have room for long articles. For some of us, like me, but also others who wanted to write more theoretical articles, more excavated work. Expose a question’s length, width, breadth. So we just had this one opportunity which was the Temps modernes. At one point, I met an editor, Françoise Pasquier, who’s deceased now, and who wanted to start her own publishing house, and so we agreed to put out a review that would be called Feminist Questions. And I was the one who insisted that Beauvoir should direct the publication. Both for reasons of symbolic capital and then also because at the time Beauvoir and Sartre served as legal for all these far left groups, so that protected us from possible prosecutions. And it was most of all a question of recognition. That was very important, to show continuity, not to show a rupture and to say, we’re on our own, but to show that we were conscious of the héritage and the necessity of this transmission. It was a means of showing the transmission and the continuity.
CD
Avec la parution de Questions féministes, j’avais l’occasion de voir Beauvoir plus souvent aussi. Ca s’est continuité longtemps puisque en 80, il y a eu une scission du collectif de Questions féministes, et Françoise Pasquier n’a plus voulu publier Nouvelles Questions féministes, et Beauvoir nous a aidés, mêmes financièrement à nous publier de façon indépendant, on est devenues nos propres éditrices. On a eu une collaboration très proche jusqu’à la date de sa mort en 86.
With the publication of Feminist Questions, I had a chance to see Beauvoir more often as well. That’s continuity for a long time, because in 1980, there was a schism in the Feminist Questions collectif, and Françoise Pasquier didn’t want to publish New Feminist Questions, and Beauvoir helped us, even financially, to publish independently, we because our own editors. We had a very close collaboration from then to her death in ’86.