Accueil > Des livres importants > Soyons woke

Soyons woke

Un plaidoyer pour les bons sentiments, dans toutes les bonnes librairies !

par Pierre Tevanian
25 avril 2025

Qu’il s’agisse de la « censure », des « leçons de morale », du « politiquement correct », de l’« islamogauchisme » ou de la « cancel culture », nombreux sont les noms d’oiseaux, servant toujours à disqualifier, dont nous avons été affublés en raison de nos engagements pour plus d’égalité et moins de discrimination, et que nous nous sommes donné pour tâche de déconstruire dans nos publictions. Il était donc dans l’ordre des choses que la très bête et très méchante construction du péril « woke » ou « wokiste » nous interpelle et nous inspire. C’est à un travail de longue haleine, à la fois généalogique, critique et programmatique que s’est finalement attelé Pierre Tevanian, dans un livre de 128 pages qui paraît aujourd’hui en librairie, et qui fera l’objet d’une présentation publique mercredi 30 avril, à 19 heures, à la Librairie Petite Égypte (35 rue des Petits Carreaux, Paris 3ème). En guise de présentation et d’invitation, en voici quelques pages, extraites de l’introduction.

C’est sans doute le livre de Francis Dupuis-Déri, intitulé Panique à l’université. Rectitude politique, wokes et autres menaces imaginaires, qui a le plus minutieusement déconstruit cette scène mythologique qu’est devenu le « campus américain », mais aussi, au-delà, l’ensemble de l’argumentaire antiwokiste, en insistant notamment sur la dimension linguistique de la supercherie. Car aux États-Unis comme au Canada (où l’auteur vit et travaille) et comme en France (où ces paniques morales s’exportent avec succès), s’il est une chose dont les antiwokistes n’ont vraiment pas peur, eux qu’un simple foulard sur une tête musulmane suffit à faire trembler, qu’une page d’écriture inclusive suffit à affoler, qu’un colloque d’études de genre ou l’ombre d’une transidentité suffit à épouvanter, c’est du ridicule. Et plus précisément du ridicule dans le domaine des discours. Des mots, ces gens n’ont vraiment pas peur, en particulier lorsqu’il s’agit de désigner des adversaires. « Les paniques morales carburent à l’exagération », nous dit Francis Dupuis-Déri, et preuves à l’appui, il développe un contre-argumentaire implacable qui révèle le caractère fantasmatique du « péril woke », sa fausseté sur le plan factuel, mais aussi les res- sorts idéologiques, politiques et économiques de sa « construction ». Car c’est une véritable « industrie des idées réactionnaires » qui est à l’œuvre, avec des outils, des réseaux, des forces sociales mobilisées – et une conception militante, voire militaire, de la vie intellectuelle, dans laquelle la fin – défendre la civilisation contre la barbarie (comprendre : le mâle hétérosexuel blanc « éduqué » contre la populace basanée, déviante et efféminée) – justifie à peu près tous les moyens, mensonges et sophismes inclus.

Mon intention, dans ce livre, est sensiblement différente. Il s’agit d’abord de remonter plus avant dans la généalogie historique, et de montrer que la panique antiwokiste n’est pas la simple continuation des campagnes néoconservatrices lancées il y a trente ans contre le « politiquement correct », mais que plus fondamentalement elles s’enracinent dans un mouvement qui existe depuis longtemps, fondateur de la modernité occidentale – et avant cela de son ancienneté et de son antiquité ! À partir d’un échantillon aussi médiocre que représentatif (le dernier essai d’un des grands marquis de l’éditocratie française, le dénommé Renaud Dély), je rappelle notamment, dans le premier chapitre, la manière dont le réquisitoire antiwokiste répète, sans le moindre écart créatif, une palette argumentative usée jusqu’à la corde (notamment les procès en déraison, arrogance et sociopathie), dont les cibles furent, depuis l’antiquité grecque jusqu’au mouvement existentialiste, en passant surtout par la sacro-sainte « Philosophie des Lumières », à peu près tous les efforts de pensée émancipatrice.

Il s’agit ensuite d’enfoncer ce clou historique, et plus précisément celui de la généalogie « dix-huitiémiste » de la mouvance antiwokiste. Je l’ai fait en me concentrant sur le cas de Jean-François Braunstein, qui est en France la figure à la fois la plus distinguée de cette mouvance (un philosophe des sciences, se présentant comme tel), la plus archétypale et même la plus caricaturale dans son positionnement stratégique (d’héritier des Lumières, en lutte contre une nouvelle « religion »), l’une des plus médiatisées aussi, et surtout la plus radicale dans son propos – puisque l’étendard du rationalisme et la figure de Diderot sont enrôlés par notre philosophe dans une croisade proprement réactionnaire par les positions politiques défendues (transphobes, notamment), obscurantiste par les modes d’argumentation mobilisés (le « ouï-dire », l’argument d’autorité, l’appel au « bon sens » pour justifier l’arrêt de la pensée, le jeu sur le flou, l’association d’idées, l’amalgame et le raccourci), fascisante enfin par les leaders politiques ouvertement ralliés et présentés comme les sauveurs : Donald Trump, Ron DeSantis et, en France, le Rassemblement national.

Aux antipodes de ce « rationalisme d’extrême droite », qui n’est au demeurant pas nouveau, j’ai voulu aussi prendre au sérieux l’hypothèse d’un antiwokisme de gauche et me confronter à ses arguments, en me plongeant dans un ouvrage lui aussi très médiatisé, et lui aussi conçu comme une défense et illustration de « l’héritage des Lumières » : celui de la philosophe étasunienne Susan Neiman, intitulé La Gauche n’est pas woke. L’expérience, on va le voir, ne fut pas concluante, mais elle fut instructive.

Un ultime « voyage au pays de la Réaction » m’a conduit vers l’éphémère mais intéressante affaire Sylvain Tesson : une polémique qui a suivi la nomination de l’écrivain comme parrain d’une manifestation culturelle prestigieuse (Le Printemps des poètes, édition 2024), et la publication d’une pétition protestant contre ce parrainage en raison des accointances dudit Tesson avec des auteurs – mais aussi des idées – d’extrême droite. L’occasion de revenir sur une déclinaison sensiblement différente du combat antiwokiste, qui s’écarte assez nettement des registres plus habituels que sont l’imprécation morale et la prophétie apocalyptique. Ces deux registres, tellement caractéristiques des essais politiques dénonçant le péril woke, cèdent en effet la place dans certains cas – et parfois chez un même auteur – à une posture tout à fait différente, et même opposée, qu’on pourrait appeler la posture esthétique. J’entends par là une posture d’esthète, de jouisseur détaché de tout engagement moral et de toute indignation, mais aussi une posture de combattant de la liberté de création, défendant le monde de l’Art comme un monde à part, et la caste des artistes comme une élite dispensée de rendre des comptes éthiques et politiques.

L’indignation change alors de camp : assumée et même revendiquée comme saine et valeureuse lorsqu’elle vise les « vrais périls » dûment labellisés (l’« islamisme » ou l’« islamogauchisme », le « trans- activisme » ou le « féminisme radical », l’« éco- terrorisme » ou « l’écriture inclusive »), elle devient la faute de goût par excellence – et même une véritable menace – quand elle se porte sur la teneur sexiste ou raciste d’une œuvre consacrée. Un spectre hante alors la République des Arts et des Lettres : celui de la « cancel culture ».

À ce spectre, et à tous ceux qui peuplent le monde bien ordonné mais assiégé de nos grands paniqués, j’accorde pour finir une franche et chaleureuse hospitalité. Au-delà du travail de débunkage, de critique et de généalogie du réquisitoire antiwokiste, il m’a paru en effet opportun d’assumer le stigmate, et même de le revendiquer. De passer en somme au-delà de la réponse strictement défensive – et légitime au demeurant – consistant à faire valoir premièrement que le wokisme n’existe pas (au sens où aucun dogme constitué, aucun clergé unifié, aucun parti organisé ne rassemble tous les groupes ou individus qui s’engagent dans des luttes qualifiées de woke) ; deuxièmement, que les dits wokistes n’ont pas l’envie qu’on leur prête de « censurer » leurs adversaires, et moins encore de les « purger », de les « lyncher » ou de les envoyer sur des « bûchers » ; troisièmement, qu’ils n’en ont de toute façon pas le pouvoir, quand bien même ils en rêveraient ; quatrièmement enfin, que ce sont plutôt les antiwokistes, ceux qui jouent les libertaires, les dissidents et les réprouvés, qui passent le plus clair de leur temps à réclamer – et trop souvent obtenir – des interdictions, des mises à l’index et de la répression, y compris étatique, contre celles et ceux qui ne pensent pas comme eux. Car au-delà de ces quatre vérités, il est important d’investir en positif la question du wokisme et celle de la cancel culture, en clamant haut et fort que s’ils n’existent pas (ou pas encore, ou pas beaucoup), il faut les inventer. Et qu’il est en fait très judicieux de valoriser et cultiver l’éveil, la vigilance et le travail sur soi plutôt que l’assoupissement, le sommeil de la raison, le laisser-aller et l’infatuation, comme le font ces adversaires qu’il faut bien appeler les « sleepistes ». Et qu’il s’agit même de la meilleure des hygiènes intellectuelles. Et que faire de l’égalité radicale de toutes et tous, de chacun et chacune, le socle d’une « religion », c’est-à-dire le point axiomatique, sacré, non déconstructible, à partir duquel tout le reste doit être reconsidéré, désacralisé et déconstruit, est un programme philosophique, éthique et politique tout à fait fécond et salutaire, urgent même – et pas si éloigné du projet des Lumières.

P.-S.

Ce texte est extrait du livre de Pierre Tevanian, Soyons woke. Plaidoyer pour les bons sentiments, qui vient de paraître. Nous le reproduisons avec l’amicale autorisation de l’auteur et des Éditions Divergences.

Table des matières :

 Introduction : Ce nouveau spectre qui hante l’Europe
 Chapitre 1 : Vous avez dit Lumières ?
 Chapitre 2 : Du Rêve de d’Alembert aux cauchemars de Braunstein
 Chapitre 3 : L’antiwokisme peut-il être de gauche ?
 Chapitre 4 : L’exception littéraire mise à nu
 Chapitre 5 : Antiwokisme, lepénisme et lepénisation
 Chapitre 6 : Plaidoyer pour les bons sentiments
 Conclusion : Woke on the wild side !