Partie précédente : Parenthèse sur l’art, les subcultures, le féminisme et les théories lesbiennes
Magie, humour, échanges de soins psychiques entre copines, mise en équivalence de la famille et du meurtre de l’enfant : tels sont les principaux éléments du film de Rivette qui construisent un regard neuf, débarrassé de toute notion de « vertu de la femme », de « place de la femme », et bien sûr de dépendance et d’« attente de l’homme ». Tout dans le film est dédoublé et renversé, notamment les normes culturelles concernant ce qui est « acceptable » dans le langage corporel des femmes, mais aussi l’empowerment des femmes, leurs usages de l’espace public ou privé, et leurs relations interpersonnelles. Le film met en place tout un nouveau jeu d’oppositions, aussi plaisant que subversif, aussi malicieux que séditieux. Voyons quelles sont ces oppositions, et quelles structures sociales elles viennent questionner :
– amitié entre femmes / hétérosexualité, rivalité féminine ;
– couple lesbien / famille nucléaire ;
– spontanéité / rigidité ;
– enfant sain / enfant malade ;
– primat de la relation interpersonnelle / primat de la propriété, modelant y compris les relations interpersonnelles.
Il serait simpliste de réduire le film à une intention politique, du genre : « Céline et Julie démontre que la famille nucléaire est meurtrière pour les petites filles, et que le lesbianisme est ce qui va nous sauver. » À vrai dire la famille montrée dans le film semble être une figuration archétypale et caricaturale, et l’amitié entre Céline et Julie a quelque chose d’une utopie. Ce qui est intéressant est que l’opposition famille méchante, complot criminel / amitié féminine, quête spirituelle fait sens artistiquement : les spectateurs et spectatrices l’appréhendent comme signifiante et recevable. Nous vivons un moment historique où, au coeur même d’une industrie capitaliste, l’art peut énoncer cette opposition entre famille horrible et belle amitié féminine et peut s’attendre à ce qu’elle soit comprise.
La recevabilité de cette opposition signifie qu’est désormais assimilée largement, pour beaucoup à un niveau inconscient, l’idée d’un changement historique irréversible produit par le mouvement féministe : les femmes ne retourneront plus jamais « à leur place ». L’histoire de Céline-et-Julie, la visibilité de femmes appréhendées à partir d’elles-mêmes et dans leurs propres termes, et non comme simples objets de fantasmes masculins (male fantasy), représente une perspective de changement historique et culturel que nous sommes nombreuses à trouver séduisante. La « mauvaise famille » de la « grande maison » est la version épurée, schématisée, d’une vision conventionnelle de la vie domestique présente dans beaucoup d’autres fictions – artistiques ou non. Nous savons toutes quelles sont les histoires de femmes qui sont en vigueur dans la publicité, les cérémonies de mariage, les romans d’aventure, l’univers médical, la Justice ou le monde du travail – toutes ces institutions qui reposent sur la réduction des femmes à l’état de choses. L’intrigue et l’imagerie que propose Céline et Julie opère justement une rupture radicale avec ces fictions conventionnelles, avec leur clôture narrative [3], avec la répétition du même, la manipulation, la bienséance bourgeoise, la valorisation de l’autorité masculine et le meurtre de l’enfant.
Il est significatif qu’aucun des écrits critiques qui se sont penchés jusqu’à présent sur Céline et Julie ne parle de lesbianisme. Dans les rares cas où Céline et Julie sont identifiées comme des amantes, la nature de la relation n’est pas considérée comme un élément important pour la compréhension du film. Les critiques s’arrêtent à des discussions sur le fantasme (fantasy), le dédoublement, le modernisme ou les innovations formelles. Pourtant les oppositions majeures présentes dans le film portent largement sur ce que le lesbianisme peut bien vouloir dire, au moins en termes psychologiques. Le film est clairement, pour une part essentielle, le « fantasme-écran » d’un mode de vie différent (a fantasy-lure for an alternate way of life), et ce type de rêve utopique s’exprime couramment dans l’art féministe d’aujourd’hui.
Ce n’est pas un hasard si le lesbianisme est ainsi resté invisible aux yeux de tant de critiques : il l’est aussi au sein même de la théorie et de la critique féministes. Et pourtant le projet féministe d’une vision et d’une discussion non « colonisées » de nos expériences (in uncolonized terms) ne pourra pas aboutir sans la prise en compte d’une perspective lesbienne. Il n’y a pas d’autre voie si l’on veut élaborer une théorie libérée des divisions homme-femme ou masculin-féminin utilisées comme métaphores. La perpétuation de ces grilles de lecture n’est pas un acte neutre : on perpétue des institutions oppressives en acceptant ces divisions comme coulant de source, et on légitime les pratiques sociales inégalitaires qui sont construites autour d’elles.
Les termes de cette opposition sont d’ailleurs impropres. Le masculin signifie toujours la puissance, et le féminin porte toujours la marque de l’infériorité. Le mot « féminin » ne nous dit rien sur les femmes : il est seulement le terme négatif dans l’opposition puissant / faible telle qu’elle est construite par les puissants [4]. Autrement dit, toutes les conceptions qui se réfèrent à la différence des sexes comme à une « donnée naturelle » soutiennent aussi, du même coup, la « naturalité » de la suprématie masculine. Ce type de catégorisation est socialement nécessaire pour justifier l’oppression des femmes et consolider la structure patriarcale de l’ensemble de nos institutions.
Nous ne souhaitons pas transformer les maîtres en esclaves. Nous ne voulons pas non plus nous aligner sur un modèle « mâle » ou « masculin » historiquement construit, et pas davantage nous satisfaire d’une « féminité » subalterne, elle aussi construite. Il ne s’agit pas de découvrir ce que « la féminité » est pour de vrai, ou ce qu’elle pourrait être, ni de la glorifier. Nous devons redéfinir les frontières et les paramètres de la sexualité, dans le sens le plus large du mot, et débarrasser la vielle dichotomie pourrie mâle-femelle de ses usages métaphoriques qui en font « un modèle pour penser la différence et la collaboration des différents groupes sociaux » [5]. Nous nous devons de créer tout un nouveau système d’oppositions, à partir des contextes et des pratiques culturelles dans lesquels nous sommes insérées. J’en ai proposé quelques-unes, tirées de Céline et Julie, parce que c’est à mes yeux quelque chose que le film a réussi à produire. Le processus de sortie des vieux systèmes d’identités de genre a été initié par des artistes femmes, et en particulier des artistes lesbiennes : il s’agit désormais de défendre la théorie lesbienne comme faisant partie intégrante de notre projet d’ensemble. C’est ainsi, et seulement ainsi, que la théorie féministe pourra développer une nouvelle analyse et une nouvelle vision, bénéfiques et fécondes pour nous toutes.
Coda : Une traversée en images de Céline et Julie par Julia Lesage.