On sait peu de choses sur les trajectoires et les personnalités sociales des maires de gauche des banlieues populaires aujourd’hui, faute d’enquêtes sociologiques sur eux. Leur profil social est pourtant un élément déterminant des choix politiques qu’ils mettent en œuvre. Patrice Leclerc est un maire intellectuel, qui lit la philosophie et les sciences sociales et écrit sur la situation des banlieues : facteurs favorables à une pratique politique réflexive.
Son travail à Gennevilliers s’inscrit aussi dans le sillage de son prédécesseur, Jacques Bourgoin, qui m’avait beaucoup aidé durant mon enquête alors qu’il était premier adjoint en charge du Luth, en me permettant de l’accompagner à certaines réunions ou de fouiller les dossiers de l’office public HLM pour rendre compte de la gestion des attributions de logement. C’est aussi lui qui favorisa, en créant le Conseil local de la jeunesse, en 2003, l’accès à la vie politique de jeunes qui grandissaient dans les cités – certains sont aujourd’hui au conseil municipal, dans la majorité ou l’opposition. L’action personnelle du maire actuel de Gennevilliers se nourrit donc d’initiatives antérieures, dont il valorise l’héritage.
L’entretien avec Patrice Leclerc fait repérer des évolutions sur trois fronts au moins. En premier lieu, sur le déficit de représentation. Le maire de Gennevilliers le dit lui-même, le conseil municipal est davantage composé d’élus d’origine maghrébine qu’auparavant et ceux-ci se voient confier des charges importantes. Cette évolution a été possible grâce à un ensemble de mesures prises par le maire dans le but de renouveler le personnel politique. Pour bien comprendre leur portée, il faut savoir que la construction d’une liste électorale est un moment périlleux politiquement : le maire sortant doit parvenir à un statut quo, mais sans sacrifier les candidats les moins rompus aux rouages politiciens et sans que la nomination des membres de son équipe engendre des conflits larvés ou des scissions menaçant l’issue même des élections.
La plupart des élus ont accepté la règle morale fixée par le maire de Gennevilliers de ne pas se représenter au terme de leur deuxième mandat, permettant un plus net renouvellement que lors du scrutin de 2014. Patrice Leclerc évoque également la bataille qu’il a menée au sein de la section locale du PCF pour placer comme adjoints des personnalités locales d’origine maghrébine non-membres du parti. La résistance qu’il a dû affronter explique leur petit nombre : seuls cinq adjoints sur quatorze sont nés de parents algériens ou marocains. Trop peu, aux yeux du maire, pour attester de l’égalité d’accès à la représentation politique en termes d’origine. Il a donc proposé deux solutions. D’une part, la division entre adjoints et « simples » conseillers a été en grande partie abolie : certains conseillers municipaux d’origine maghrébine ont des responsabilités qui d’ordinaire reviennent aux adjoints (comme les finances) et tous les élus, indépendamment de leur rang, siègent au bureau municipal. D’autre part, parmi les élus nommés par le maire au conseil de territoire, une instance incontournable, plusieurs sont conseillers municipaux, non encartés, enfants d’Algériens et de Marocains.
En deuxième lieu, on constate des évolutions dans la perception du logement social. Elles s’incarnent dans le langage avec lequel Patrice Leclerc évoque les grands ensembles et leurs occupants. Des mots courants dans les années 1990 comme « ghettos », « quartiers sensibles », « équilibre des populations » ou « mixité sociale » sont complètement absents de son répertoire. Ce lexique marquait les nouvelles priorités de l’action municipale conduisant le maire de Gennevilliers d’alors, comme d’autres [1], à signer avec la Préfecture et les bailleurs sociaux une convention visant à diversifier le peuplement des logements sociaux, c’est-à-dire à réduire le nombre de familles immigrées et à favoriser l’installation de ménages des couches moyennes mais sans que ces objectifs soient pour autant clairement énoncés.
À l’instar de responsables et intellectuels de gauche qu’il côtoie ou dont il a lu les livres [2], Patrice Leclerc récuse ce vocabulaire qui impute les problèmes des quartiers à leur urbanisme et leurs habitants, en préconisant d’en changer la forme et, plus implicitement, la composition sociale. Il revendique au contraire de consacrer plus d’argent aux politiques sociales, à l’aide aux associations ou à des mesures éducatives plutôt qu’au béton, c’est-à-dire à la destruction des barres et des tours. Alors que la région Île-de-France limite la construction des HLM au nom de la « lutte contre les ghettos » [3], le maire de Gennevilliers réclame plus de « logements sociaux » et défend l’identité populaire de sa ville, ne valorisant nullement sa possible gentrification.
Cette évolution se traduit aussi dans une volonté de rompre avec les pratiques de sélection à l’entrée dans le logement social fondées sur des critères illégaux, comme la nationalité ou l’origine ethnique. Le maire a ainsi mis sur pied un système par points et anonyme assurant aux demandeurs d’un logement un traitement équitable et non discriminatoire de leur dossier. Il s’est aussi engagé à créer un observatoire des discriminations capable de mesurer les inégalités de traitement sur la base de l’origine dans l’accès au logement ou à l’emploi municipal ou encore face aux contrôles de police.
En troisième lieu, on peut relever dans l’entretien un changement vis-à-vis de l’islam. Dans les années 1990, la religion musulmane suscitait une grande méfiance chez certains élus, qui voulaient la confiner à la sphère privée. Dans le quartier du Luth, des associations musulmanes se sont vues refuser un local par des responsables municipaux soupçonnant qu’elles soient le lieu de dérives intégristes. Il existait plusieurs mosquées, disséminées dans les foyers de travailleurs immigrés et la zone industrielle : leur précarité témoignait de la place marginale des musulmans dans la vie de la cité. L’accès de l’islam à l’espace public s’effectue au milieu des années 2000 quand le maire d’alors, Jacques Bourgoin, cède un terrain municipal à l’association fédérant les musulmans de Gennevilliers en vue de construire la grande mosquée. Cette publicisation de l’islam se poursuit aujourd’hui : vente du terrain de la grande mosquée à l’association la régissant, agrandissement du carré musulman dans le cimetière municipal, bienveillance à l’égard des demandes concernant l’observance de règles religieuses, qu’il s’agisse de la composition des repas dans les crèches et les écoles maternelles ou des horaires de piscine aménagés pour les femmes.
Patrice Leclerc, maire de gauche, laïque mais opposé à la loi sur le voile de 2004, engagé dans la lutte contre l’islamophobie, travaille à transformer les demandes particulières en réponse à des besoins communs. L’exemple de la piscine municipale évoqué dans l’entretien est révélateur de ce travail de transformation du sens politique des choses. Le maire s’apprête à laisser un accès exclusif aux femmes musulmanes quelques heures par semaine, mais c’est au nom du droit de toutes les femmes à se rendre dans un tel lieu qu’il le fait et non de la règle religieuse ; la mise en œuvre de ce droit passant par la possibilité pour les femmes d’être entre elles, à l’abri du regard des hommes.
Cette reformulation n’est pas un tour de passe-passe rhétorique permettant à un élu de s’affirmer républicain et de gauche tout en cédant aux revendications religieuses. Elle traduit une volonté politique et un refus qui ne l’est pas moins. Une volonté de construire du bien commun à partir de toutes les identités religieuses ou culturelles. Un refus que se cristallisent des oppositions sur une base ethno-religieuse, terrains de nouvelles fractures entre la gauche et les cités.
Une solution à une partie du problème
Les évolutions dans le traitement des habitants et des quartiers populaires, mises en lumière dans l’entretien avec Patrice Leclerc, se retrouvent dans d’autres villes, comme par exemple la présence plus importante de Français arabes ou noirs parmi les élus, elles ne peuvent donc être expliquées par la seule volonté des équipes au pouvoir ou la seule personnalité sociale des maires. Deux facteurs sont à prendre en compte : l’effacement de l’extrême droite dans les villes de l’ancienne banlieue rouge et l’intensification de la demande de représentation aux instances locales du pouvoir.
Les sociologues Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen datent le recul du FN des municipales de 2001 et le mettent en relation avec la disparition des Français âgés des grands ensembles et le départ des cités vers les lotissements du périurbain des électeurs acquis aux logiques identitaires du vote d’extrême droite [4]. Ce recul a certainement libéré la possibilité, à gauche, de renouer plus ouvertement, c’est-à-dire sans risques électoraux, avec les populations maghrébines et africaines.
Par ailleurs, toujours selon Braconnier et Dormagen, une « demande de représentation insatisfaite » conduit de nombreux électeurs des cités à se reconnaître dans des listes portant précisément la possibilité d’un retournement du stigmate, d’une valorisation de l’appartenance ethnique ou religieuse, d’une identité construite par l’expérience du racisme. Lors des élections européennes de 2004, la liste défendant la cause palestinienne réalise ses plus hauts scores à Saint-Denis dans la cité des Cosmonautes étudiée par les deux sociologues, comme la liste conduite par la députée Guyanaise, Christiane Taubira, l’avait fait lors de la présidentielle de 2002 [5].
Des constats similaires sont faisables à Gennevilliers : ces listes y ont rassemblé le plus de voix dans les quartiers du Luth et des Grésillons, où habitent dans une proportion plus importante des Français nés de parents algériens et marocains ou venus de ces pays. De même, les listes autonomes ou citoyennes apparues à la fin des années 1980, regroupant principalement des membres des « minorités visibles », deviennent plus nombreuses après les émeutes de 2005 : elles témoignent de cette même demande d’exister politiquement.
Ces dynamiques identitaires propres aux personnes originaires de l’immigration forcent les partis à ouvrir la représentation locale aux candidats noirs et arabes [6]. Leur entrée en politique est nette en 2008, et plus encore en 2014 et en 2020. Dans certains cas, ces nouveaux candidats se sont alliés avec les majorités municipales de gauche, comme à Ivry-sur-Seine, où la liste Convergence citoyenne ivryenne a, dès 2008, été intégrée à la liste d’union menée par le PCF [7], ou, au contraire, se sont opposés à elles, comme au Blanc-Mesnil, où les membres du Collectif citoyen de Blanc-Mesnil se rangent aux côtés de l’UMP (Union pour un mouvement populaire) et permettent sa victoire en 2014 [8].
On observe aussi ce rapprochement avec la droite à Saint-Ouen et à Bobigny, permettant à l’UDI (Union des démocrates et indépendants) de ravir la mairie de ces communes au Parti communiste. Ailleurs, comme à Pantin, l’opposition bénéficie au Parti socialiste. L’impact de ces stratégies d’alliance ou d’opposition est d’autant plus décisif qu’elles se déroulent sur fond de repli de la participation électorale : dans la « démocratie de l’abstention » quelques centaines de voix suffisent à renforcer ou faire basculer des majorités.
Aujourd’hui, dans les cités des anciennes banlieues rouges, seul un petit nombre d’habitants en âge de voter participent aux scrutins. Le noyau dur électoral de gauche n’est plus composé des militants communistes, qui souvent sont partis des grands ensembles. Les électeurs fidèles à la gauche ont un profil bien différent : il s’agit principalement d’individus jeunes (entre 20 et 40 ans), Français d’origine étrangère, ayant accompli un parcours scolaire au-delà du baccalauréat, bien intégrés dans le monde du travail, appartenant souvent à la fonction publique, comme enseignants, travailleurs sociaux ou employés municipaux. Tel est en tout cas le profil type de l’électeur mobilisé à gauche qu’observent Braconnier et Dormagen aux Cosmonautes [9].
Leur constat a ceci d’important qu’il autorise l’hypothèse selon laquelle le vote à gauche dans les cités est aujourd’hui le fait d’un segment étroit de la population, précisément celui qui demande haut et fort à exister politiquement [10]. Les réponses au « rendez-vous manqué » du maire de Gennevilliers comme plus généralement des maires des autres villes de l’ancienne banlieue rouge s’adressent à ce segment particulier aujourd’hui en capacité de décider, au moins pour une part importante, du cours électoral [11]. Elles répondent sans cynisme à l’objectif de conservation du soutien du nouveau noyau dur des électeurs votant à gauche.
Il n’est toutefois pas certain que ces évolutions suffisent à retisser les relations entre la gauche et les cités. Les habitants moins politisés et plus exposés aux difficultés sociales semblent pour l’heure rester indifférents aux changements de visages et de noms des listes des municipales. Patrice Leclerc en a conscience, lui qui observe que le renouvellement de la liste conduite par la majorité ne lui a pas valu plus de voix qu’en 2014. C’est vrai ailleurs : en mars 2020, jamais autant de candidats appartenant aux minorités visibles n’ont figuré sur les listes et jamais la participation n’a été aussi faible.
Les évolutions mettant fin aux discriminations répondent assurément au « rendez-vous manqué », mais elles ne peuvent cependant à elles seules rapprocher la gauche municipale et l’ensemble des habitants des cités. Le durcissement des conditions d’existence et de travail des ouvriers et des employés les moins qualifiés entrave la possibilité de se projeter politiquement, de s’intéresser et de participer au jeu politique local, de penser qu’à l’échelle de la ville, déjà, se joue l’amélioration de sa position sociale. La gauche et les cités ne sont pas divisées seulement par des logiques raciales, elles le sont également par des logiques de classes sociales, qui conduisent une grande partie des habitants à l’abstention. Le maire de Gennevilliers le sait bien.