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Sweet and dandy

Hommage à Frederick Nathaniel Hibbert, dit Toots Hibbert

par Pierre Tevanian
31 décembre 2020

Hospitalisé en soins intensifs en aout dernier pour des troubles respiratoires liés apparemment au covid 19, Frederick Nathaniel Hibbert, dit Toots Hibbert, nous a quitté le 11 septembre 2020. À l’heure où paraissent des bilans et palmarès de fin d’année singulièrement oublieux, nous avons voulu finir 2020 et ouvrir 2021 avec un hommage à l’inventeur d’un mot important, le mot reggae, qui est surtout l’auteur d’une œuvre musicale grandiose.

« Toots est un des êtres humains les plus purs que j’ai rencontré dans ma vie, pur presque à l’excès. » Ainsi parlait Chris Blackwell, fondateur du label Island Records, qui popularisa, dans les années 1970, la musique de Marianne Faithfull, Nick Drake, John Martyn, Roxy Music, mais aussi celle des premières stars mondiales du reggae : Bob Marley, bien sûr, mais aussi son vieil ami Toots, et son groupe les Maytals.

Dernier d’une famille de sept enfants, Frederick Hibbert nait en Jamaïque, à May Pen, le 8 décembre 1942. Comme de nombreux artistes soul, il débute dans la musique en chantant du gospel dans la chorale d’une église baptiste, avant de s’installer à Kingston au début des années 1960, où très vite il fonde son groupe, les Maytals, avec Raleigh Gordon et Jerry Matthias. Leurs premiers 45 tours deviennent rapidement des succès, notamment le lancinant et envoûtant Bam bam en 1966, ou le bouleversant There must be true love. Le groupe enregistre alors avec les plus grands producteurs du moment : Byron Lee, Prince Buster ou Leslie Kong, et s’affirme comme l’un des plus populaires de l’île. Emprisonné durant dix-huit mois, en 1966 et 1967, pour détention de marijuana, Toots reprend sa carrière en faisant de son matricule de prisonnier, 54-46, le titre d’un de ses nouveaux succès : 54-46, That’s my number.

Tour à tour malicieux, fougueux, poignant, son chant est comparé souvent, à très juste titre, à celui d’Otis Redding, et sa musique est, de toute la production jamaïcaine des années 60 et 70, celle qui infuse le plus, dans le ska puis le reggae naissant, la chair et l’esprit de la musique soul. Toots aime la soul et ne s’en cache pas, et il reprend à l’occasion des standards de la soul ou du rythm’n’blues, ainsi que le fameux Louie Louie, dont il donne la plus belle de toutes les versions. Fou de musique, il s’ouvre aussi à la musique folk et soul de Van Morrison, dont il sublime le fameux I shall sing, ainsi qu’à la country, et il enregistre de magnifiques duos avec un immense artiste country, fou de reggae, nommé Willie Nelson.

Le mot est lâché. Il est à peu près acquis, pour les historiens, que Toots est le premier artiste à le populariser, dans un (splendide) single des Maytals, à la fin des années 60 : Do the Reggay. Et c’est un autre de ses titres, donné en 1976 à son dixième album, qui résume le mieux son art : Reggae Got Soul. Son chef d’œuvre, avec Funky Kingston et In The Dark, sortis eux aussi au cours des années 70.

La renommée mondiale vient en 1972, avec l’apparition magique du groupe dans le beau film de Perry Henzel, The Harder They Come, qui fait connaître aussi, dans le premier rôle, un autre génie sous-estimé : Jimmy Cliff. Les Maytals sont, après Jimmy Cliff lui-même, et avec le grand Desmond Dekker, les artistes qu’on entend le plus sur la BO du film, avec deux merveilles qui deviendront sans doute leurs deux plus grands classiques : Sweet and Dandy, et Pressure Drop, qu’adoreront et reprendront aussi bien Keith Richards et Willie Nelson que les Clash et les Specials – sans jamais égaler, toutefois, le chant soulful du grand Toots.

Toots devient alors, après Bob Marley, Peter Tosh et Jimmy Cliff, la quatrième superstar mondiale du reggae. Inégalable et infatigable performer, il donnait encore, le 2 octobre 2018, un magnifique concert à l’Olympia, devant mes yeux éberlués et mes oreilles enchantées. Après une tournée qui durera jusqu’à janvier 2020, Toots enregistrera et publiera, en août de la même année, un nouvel et excellent album, oublié des palmarès de décembre comme Toots est oublié des hommages aux grands disparus. L’album s’intitule Got to be tough, « Il faut être dur ». Toots l’aura été jusqu’au bout, en même temps que doux, sensible, généreux, et incroyablement talentueux, mais un sale virus aura eu raison de lui. Il nous reste l’oeuvre, que reposent donc en paix l’homme élégant et l’artiste de génie.