Rendu célèbre par sa scène, choquante à l’époque, de sensualité débordante (Burt Lancaster et Deborah Kerr engloutis sous une vague... de plaisir), Tant qu’il y aura des hommes (1953) a aussi séduit pour sa critique de l’institution militaire : institution à la dérive qui semble, plus encore que la guerre, manger ses propres enfants. Le soldat Prewitt (Montgomery Clift), par fidélité à ses principes, au risque de l’insubordination et finalement au péril de sa vie, révèle le fonctionnement malsain d’une caserne de Hawaï à la veille de la seconde guerre mondiale. Tant qu’il y aura des hommes est intéressant aussi en ce qu’il montre les liens étroits entre ce sens de la justice et les questions de genre. Dans ce film, ce n’est qu’à l’intérieur de relations viriles que l’exigence de justice peut s’exprimer, et être, dans une certaine mesure, reconnue. Des relations qui certes mettent à mal la virilité militaire, mais à côté desquelles les relations hétérosexuelles et les personnages féminins semblent aussi vains que minés par les normes et les rapports de force sociaux.
Le film s’ouvre sur des parades de soldats en exercice : et derrière ces hommes, tous semblables, anonymes et disciplinés, derrière les lettres du générique, apparaît progressivement le soldat Prewitt. Tel est d’emblée donné à voir, en guise de bref résumé, le propos du film : comment un individu, fort de son courage et de ses valeurs, va s’affronter à une institution, une de celles, pourtant, qui repose le plus sur l’obéissance et la hiérarchie, l’armée.
L’individu et l’institution, la justice contre l’obéissance
Prewitt est un soldat hors pair, joueur de clairon exceptionnel et excellent boxeur. Toutefois, le caractère héroïque de Prewitt ne réside pas essentiellement dans l’une ou l’autre de ces qualités, mais avant tout dans sa capacité à affirmer, en dépit de toutes les injonctions venant d’en haut et à l’encontre de son intérêt le plus immédiat, un sens aigu de la justice. Alors qu’il était premier clairon de son régiment, il a été rétrogradé à la seconde place par un nouveau soldat, pistonné, mais moins doué que lui. Pour montrer son mécontentement, il demande son affectation dans un régiment d’infanterie, où les conditions militaires sont bien plus dures : la caserne de Schofield. Arrivé dans cette caserne, il se voit proposer par le capitaine de rejoindre l’équipe de boxe. Là encore il refuse, malgré les privilèges qui sont offerts aux boxeurs, et malgré la promesse de redevenir premier clairon, car il a juré de renoncer au combat. C’est une promesse qu’il s’est faite après avoir, par accident, rendu aveugle l’ami avec lequel il s’entraînait à la boxe.
Au nom du mérite contre les passe-droits et par fidélité à son ami, Prewitt se pose d’emblée comme un individu, dont aucune autorité, quelle qu’elle soit, ne peut entamer les convictions, ni même pénétrer dans l’espace intime de ses principes. Comme il le dit au capitaine qui l’interroge sur les raisons pour lesquelles il se retrouve ici (phrase qu’il lui répètera, sur un ton sans appel, une seconde fois) : « it was a personal matter » (c’était une affaire personnelle), en dépit de la règle que lui rétorque le capitaine « In the Army, it’s not the individual that counts » (à l’armée, l’individu ne compte pas.) Puis au sergent qui tente de le convaincre à son tour, et qui termine son sermon par un : « So, we know where we stand » (Donc on sait à quoi s’en tenir), il réplique « I know where I stand » (je sais à quoi m’en tenir).
Parce qu’il refuse de boxer, alors que le tournoi est proche et qu’il pourrait faire gagner le régiment, il subira « the treatement », suite de brimades et de vexations, de corvées et de punitions. Mais cela ne fait que l’encourager dans son refus, car le « traitement » ne repose pas seulement sur le sadisme mais aussi sur l’injustice : il est faussement accusé de ne pas savoir remonter son fusil, on lui fait un croche-patte pendant un exercice, et un soldat renverse deux seaux intentionnellement, sur ordre du capitaine, alors qu’il est en train de nettoyer la salle de boxe. De la résistance silencieuse, Prewitt passe alors à la révolte : il refuse de nettoyer le sol, puis de s’excuser auprès du sous-officier ; il demande même que le sous-officier, lui, s’excuse.
Un courage non viril
Prewitt est intéressant dans le sens où, tout en incarnant le courage et la justice, il n’est pas un personnage complètement viril ; ces qualités - courage et sens de la justice - sont valorisées tout en étant distinguées de la force physique et de la brutalité. Cette prouesse, par laquelle Tant qu’il y aura des hommes se rattache à la tradition hollywoodienne du cinéma humaniste et non pas à celle des films de guerre nationalistes, on le doit en grande partie à l’acteur Montgomery Clift, à son physique mais aussi à la manière dont son corps est filmé.
Montgomery Clift joue en effet à merveille un soldat à la démarche chaloupée, au regard d’une douceur et d’une tristesse infinies. L’individu en révolte contre l’institution qui apparaît en ouverture est filmé dès la deuxième scène comme un jeune homme aux yeux clairs qui commence à jouer au billard et qui, alors que le sergent lui commande d’arrêter tout de suite, se permet, en un geste nonchalant, un dernier coup. Dans le film, son corps est, à de nombreuses reprises, filmé dans l’effort, peinant à la tâche et ployant sous les punitions. Certes, il fait 7 tours de pistes, puis 7 autres à nouveau, creuse un trou puis le rebouche, en suant à peine ; il encaisse tous les coups et sait en donner d’aussi forts. Son corps est donc dans la surpuissance, mais c’est en même temps toujours un corps plein de souplesse et débordant d’émotions.
Une scène incroyable dans un bar le montre se saisissant d’un clairon dont joue un soldat assis à côté de lui. Les notes qu’il tire de l’instrument éclatent alors, sidérant l’assistance, mais son corps, courbé sur l’instrument dans un mouvement particulièrement érotique, est encore plus sidérant. C’est la première scène où on le voit jouer du clairon ; la deuxième scène n’est pas moins significative du point de vue des identités de genre. Cette fois-ci il n’apparaît pas comme corps érotique mais comme âme en deuil, son visage ravagé par les larmes alors qu’il joue la sonnerie aux morts en hommage à son ami décédé.
Par son corps, par l’émotion qui ne cesse de transparaître de son visage, le soldat Prewitt apparaît très « féminin », « féminité » accentuée par le personnage de son supérieur et dans un premier temps ennemi, le sergent Warden, joué par Burt Lancaster. Personnage à la virilité éclatante, incarnation de l’autorité et garant de l’obéissance sans discussion, Warden est un homme musclé et autoritaire, mâchoire carrée, épaules larges, regard d’acier : tout en angle et en droiture alors que Prewitt est tout en courbe.
Ce n’est pas un hasard, Warden apparaît à plusieurs reprises au début du film à côté du soldat chargé de l’intendance, soldat assez gros, aux intonations un peu « efféminées », toujours en train de manger, colporteur de ragots, une sorte de figure homosexuelle ridiculisée, qui fait ressortir par contraste la virilité de Warden. D’ailleurs, après que Prewitt lui a raconté les raisons de son arrivée à la caserne de Shofield (son refus de voir un soldat moins talentueux occuper la place de premier clairon), le sergent se moque de sa sensibilité : « His feelings were hurt ! The kids they send us now... » (Il a été blessé ! Ah, les gosses qu’ils nous envoient maintenant...).
Prewitt est même le personnage dont toute l’histoire, et notamment la blessure accidentelle de son ami suite à un entraînement de boxe, témoigne des ravages que peut entraîner la force physique. Ravages qui n’en finiront pas car son refus de boxer, loin de mettre fin à la violence, la redouble en quelque sorte, puisqu’il suscite la colère et le sadisme des soldats. Ce paradoxe éclate d’ailleurs au grand jour durant une bagarre qui met Prewitt aux prises avec un soldat : Prewitt tente, mais en vain, de s’abstenir de viser le visage du soldat qui l’a pourtant provoqué ; hors de lui, accablé de coups, il finit pourtant par riposter. La spirale de la violence est plus forte que tout.
Un deuxième personnage vient incarner cette dissociation extrêmement politique entre courage et virilité : c’est Angelo Maggio, un autre soldat, joué par Franck Sinatra. Rigolard, plein de vie, amateur de blagues, avide de femmes et de boisson et peu respectueux des règles militaires, il se situe aussi à l’opposé du sergent Warden ; il n’en représente pas moins l’autre figure, à côté de Prewitt, du courage et de la justice. C’est d’abord le seul qui soutient le soldat persécuté, qui défend son droit à ne pas boxer et qui, protestant contre le croche-pied, se fait punir avec lui. C’est le seul qui ne fait pas passer le succès du régiment et l’autorité du capitaine avant la décision légitime prise par un individu, à la différence des autres soldats, qui soit participent au « traitement », soit le condamnent mais jamais ouvertement.
C’est l’ami fidèle, le second, mais un compagnon de sorties plutôt qu’un protecteur, un personnage fragile et au destin prémonitoire pour Prewitt, une sorte de Cassandre souriant qui, au début du film, apparaît dans l’embrasure de la fenêtre alors que Prewitt attend d’être reçu par le capitaine, et qui lui prédit un avenir des plus sombres en ces lieux. Constamment en train de réconforter son ami, il incarnera d’ailleurs une deuxième fois le présage funeste, en vivant le sort futur de Prewitt : la mort. Envoyé en prison par la Cour martiale après avoir déserté son poste, il y sera persécuté et finira par mourir de ses blessures.
Le personnage de Maggio devient finalement une sorte de double de Prewitt, dont il adopte la posture, qui va le mener, pour les mêmes motivations, au même destin. Les déboires dans lesquels il est progressivement pris s’expliquent en effet par la fidélité qu’il témoigne à son ami (comme Prewitt pour son ami aveugle), puis à sa communauté, les Italiens, minorité stigmatisée de l’époque. Tête brûlée, il s’en prend plusieurs fois à Fatso Judson, qui joue particulièrement mal du piano, mais que tout le monde laisse tranquille car c’est le sergent de la police militaire. Non seulement Angelo n’est pas impressionné, mais il redouble de provocations après que Fatso le traite à plusieurs reprises de « macaroni ». Comme Prewitt, il fait preuve de la même obstination apparemment « irrationnelle », mais en réalité fondée sur une autre rationalité que l’intérêt personnel, celle de la fidélité aux principes. Comme Prewitt, cela le mène à la mort car envoyé au trou pour six mois, il y retrouve Fatso qui se venge en le torturant.
L’armée : la solidarité et la mort
Unis dans la même démarche, les deux hommes, Maggio et Prewitt, diffèrent du tout au tout : l’un est rigolard, insoucieux des règles de l’armée, désireux de la quitter le plus tôt possible, toujours dans l’attente de la prochaine permission ; l’autre est sérieux, austère même, et dévoué ; il s’est engagé volontairement dans l’armée. Le contraste est intéressant, car ces différences n’empêchent pas leur amitié, scellée par une même obstination, et une même capacité de révolte.
Par ce biais se déploie, au cours du film, une critique très fine de l’institution miliaire : ce sont deux rebelles et deux déserteurs qui incarnent le mieux les valeurs qui devraient en théorie être celles de l’armée : la justice et le courage, au péril de la mort. Prewitt est un rebelle qui refuse de se soumettre à l’ordre du capitaine ; il finit par déserter après avoir vengé son ami en provoquant Fatso, qu’il tue. Blessé, il part alors se réfugier chez Lorene, son ancienne amie. Maggio est également un révolté, par solidarité pour son ami dont le sort injuste l’indigne, puis face à Fatso ; il est aussi déserteur, et même deux fois : la première fois quand il abandonne son poste alors qu’il est en permission mais reçoit l’ordre au dernier moment de monter la garde, puis la deuxième fois quand il fuit le camp de la police et Fatso.
Par contraste, l’armée apparaît comme une institution grégaire, brutale, voire sadique, fondée sur l’humiliation et la persécution. Prewitt en est la première victime, pour un objectif qui apparaît totalement dérisoire en cette veille de guerre : que le régiment gagne un match de boxe ! Alors qu’il entend à la radio l’annonce de l’attaque japonaise, il veut rejoindre son régiment, mais il est abattu par des soldats qui le prennent pour un espion. Maggio de son côté est torturé par Fatso pendant son emprisonnement, meurt de ses blessures, victime là aussi de l’arbitraire le plus total. Au final, ce sont donc deux soldats américains qui meurent... sous les coups (coups de poings et coups de couteau), et sous les balles d’autres soldats américains.
L’armée est donc montrée comme une institution mortifère, dont les dysfonctionnements viennent d’en haut. Le capitaine et Fatso, les deux hommes qui ont du pouvoir, apparaissent comme des êtres dénués de principes, qui exercent le pouvoir sur le mode de l’arbitraire. Un arbitraire dans le déchaînement de violence pour Fatso, qui se double de l’incompétence pour le capitaine. Celui-ci en effet n’apparaît que pour signer quelques papiers, et n’est occupé que de sa promotion, par tous les moyens, ou de ses maîtresses.
La critique est donc radicale même si la fin du film permet de réintroduire, in extremis, un peu de justice au sein de l’institution militaire : des hauts gradés découvrent le comportement du capitaine, qui sera finalement puni et acculé à la démission. L’institution militaire est également « sauvée » par le personnage du sergent Warden, mais là encore lors d’une dernière séance qui apparaît un peu plaquée : la défense héroïque du régiment lors de l’attaque des Japonais.
Malgré cette fin moins subversive, le personnage de Warden reste ambigu. Certes, il est d’emblée décrit comme un homme exceptionnel, qui n’est pas « like the others » (comme les autres), mais, comme le glisse un soldat à Prewitt, « the best soldier I ever saw » (le meilleur soldat que j’aie jamais vu). Pourtant, cette excellence militaire n’est visible au premier abord qu’à travers une activité qui se résume à de petits arrangements : s’il arrive à faire fonctionner la caserne, c’est en contournant le pouvoir du capitaine qu’il arrive à manipuler, à qui il exprime une obéissance servile, mais qu’il méprise secrètement. En outre, signe de cette crise totale du leadership, Warden est aussi celui qui refusera la promotion et donc le pouvoir.
Surtout – et c’est là une des évolutions subtiles du film – Warden rallie progressivement le camp des rebelles, celui Maggio et Prewitt. Fasciné par ce dernier, il en vient à exprimer son admiration pour l’obstination et le courage du soldat persécuté, et à lui accorder une permission ; il réussit même à lui éviter la cour martiale où le capitaine voulait l’envoyer. En outre, après avoir arrêté une bagarre entre Maggio et Fatso, il laisse Prewitt conserver le couteau de Fatso : un geste à la portée symbolique toute aussi forte que les échanges de pistolets dans les scènes de western, rituel d’alliance mais aussi signal érotique fort [1]. Prewitt vengera d’ailleurs son ami Maggio, persécuté par Fatso, avec ce couteau.
L’amitié étrange entre le sergent Warden et Prewitt, à base d’admiration mutuelle, se développe progressivement, et elle conduit même Warden à le couvrir en évitant de signaler sa disparition, en d’autres termes à enfreindre le règlement. Le développement de liens forts, mais secrets, entre les trois hommes, constitue ainsi la trame principale quoique discrète du film, qui trouve son apogée lors d’une scène particulièrement émouvante. Un soir, Prewitt et le sergent se retrouvent totalement saouls, et partagent alors leur tristesse autour d’une bouteille d’alcool. Tout est oublié, de la hiérarchie, de l’obstination de Prewitt, dans une communion entre soldats.
Pourtant le lien fort entre les deux hommes, qui se développe dans le cadre de l’armée, n’est qu’esquissé, immédiatement mis à mal par la mort, qui rode constamment. A peine en effet les deux soldats ont-ils échangé quelques mots que Maggio débarque, agonisant. Il a réussi s’échapper de la prison, mais c’est pour mourir, quelques secondes plus tard, dans les bras de Prewitt. L’amitié virile, la fidélité et l’admiration entre soldats n’existent ainsi que sous le signe de la mort et du sang, omniprésents tout au long du film à travers : le récit de la blessure de l’ami boxeur rendu aveugle par accident, la mort de Maggio dans les bras de Prewitt, la mort de Fatso tué par Prewitt, la fuite de Prewitt, blessé puis tentant de rejoindre, la plaie rouverte, son régiment, et enfin le cadavre de Prewitt tué par des soldats auquel Warden rend un dernier hommage.
L’amour hétérosexuel impossible
Mais c’est dans cet univers morbide que se déploie aussi l’érotisme le plus fort, et pas dans la scène à laquelle on pense spontanément, celle qui réunit Kerr-Lancaster au plus près sous la vague. La fonction cachée de cette étreinte sur la plage, érigée en scène culte, ne serait-elle pas en effet de détourner l’attention de la scène finalement la plus sensuelle du film, mais d’une sensualité beaucoup plus douce et finalement plus troublante, qui montre le sergent – effet de l’alcool ? trouble des sens ? trouble des genres ? - caresser doucement la tête de Prewitt. Scène d’homo-érotisme discrète, qui fait aussi écho à la succession de plans qui organisent le récit : plans sur Prewitt humilié mais inflexible, ou alors jouant du clairon, systématiquement suivis de plans sur le sergent Warden, qui observe, d’en haut ou de loin, le regard implacable puis progressivement intrigué, impressionné, et finalement ému par le jeune homme.
En contraste, alors qu’elles semblent au premier abord structurer le scénario, les relations hétérosexuelles apparaissent presque secondaires : la relation entre Warden et Karen, la femme délaissée du capitaine, d’un côté, et la relation entre Prewitt et Lorene, rencontrée dans un bar à soldats, de l’autre.
Certes, la première relation est intense et violente, et permet au réalisateur de poser un personnage fort, Karen, femme dominée et trompée par son mari, victime morale et physique puisque, à cause de sa négligence, elle a subi une fausse couche. Karen est un personnage torturé, qui lutte aussi contre la réputation de « slut » (traînée) dont elle sait qu’elle sera victime dès lors qu’elle a décidé de tromper elle aussi son mari avec des soldats. Mais c’est aussi le personnage qui incarne la hiérarchie sociale : prête à divorcer de son mari, elle n’envisage toutefois de partir avec Warden qu’en se mariant avec celui-ci, et aussi (même si c’est avant tout un moyen pour eux de se retrouver aux Etats-Unis) à condition que celui-ci soit nommé officier et non plus simple sergent.
Celui-ci sera finalement incapable de s’y résoudre : par refus d’être un chef, mais aussi pour rester avec Prewitt ; ou plutôt les deux motivations, la fidélité de classe et le désir pour un homme, se confondent dans le même personnage du simple soldat Prewitt. On réalise en effet dans cette scène très émouvante des adieux entre Karen et Warden que le désir de ce dernier se porte désormais ailleurs (ne se lève-t-il pas en sursaut, croyant reconnaître, de dos, la silhouette de son protégé ?) que vers elle. Karen comprend, se lève et transforme alors le geste qu’elle a pour se protéger du soleil en un salut militaire, rituel viril dont elle se sait exclue, mais qu’elle esquisse tout de même, par ironie.
Quant à Lorene, elle est, elle aussi, présentée comme une victime : grandie dans une petite ville, elle a été délaissée brutalement par son boyfriend qui, d’un milieu plus élevé que le sien, lui préfère une femme plus riche. Mais sa réaction est pleine d’ambiguïté : le désir de s’en sortir par elle-même, et donc le refus de se marier avec un simple soldat quand bien même elle est amoureuse de Prewitt. Tout en elle est en effet tendu vers cet objectif, qu’elle a commencé à réaliser en passant deux ans à Hawaï à gagner sa vie comme entraîneuse : « Nobody will stop me from my plan. Nobody. Nothing. Because I want to be proper. And join the country club and take up golf. And I’ll meet the proper man with the proper position. I’ll be a proper wife who run a proper house and raise proper children » (Personne ne n’empêchera de réaliser mon projet. Personne. Rien. Parce que je veux être comme il faut. Et être membre du country club et faire du golf. Et je rencontrerai un homme comme il faut, avec une position comme il faut. Et je serai une femme comme il faut, qui s’occupe d’une maison comme il faut et élève des enfants comme il faut).
C’est à ce prix seulement, qu’elle pourra échapper au jugement social, et jouir enfin d’un peu de tranquillité (« Because when you’re proper, you’re safe ». Parce que quand tu es comme il faut, tu es tranquille). Et Prewitt de souligner, mi-admiratif, mi désespéré par cette quête de respectabilité, « you got guts, honey » (tu as du cran, chérie). Car – ironie sociale particulièrement cruelle – son statut de femme respectable n’est possible qu’au prix d’un détour par un métier à peine différent de celui de prostituée (« just two steps above the sidewalk » (à peine au-dessus du trottoir), dit Lorene) : belle critique, même si elle est à peine esquissée, de la norme familiale et conjugale américaine.
Les deux personnages féminins sont donc des victimes, pleines de courage, mais dont les capacités de révolte restent limitées. Il n’y a de salut, ou de tentative de salut, que dans des parcours individuels : l’amour adultère pour l’une ; l’ascension sociale pour l’autre. Mais rien qui passe par ce que les hommes trouvent, même de façon éphémère et fragile, dans l’armée : l’exigence collective de justice et d’égalité. Rien de tel n’existe pour elles - ou plutôt, le réalisateur ne l’envisage pas ! Cela ne l’empêche pas de poser un regard bienveillant sur les deux femmes, dans une dernière scène sur le bateau qui les ramène aux Etats-Unis. Pourtant, même là, Lorene n’assume pas son amour pour un simple soldat : il faut qu’elle invente un mythe, Prewitt mort en héros pour sauver son régiment, et elle, sa fiancée (et non pas amie ou amante), à qui la mère de Prewitt aurait fait envoyer la médaille. A titre posthume, elle accepte ainsi de se marier avec Prewitt, qui n’est toutefois plus un simple soldat, mais un héros gradé.
From here to eternity est un beau film humaniste, qui pose comme expérience humaine fondamentale l’exigence de justice. Surtout, grâce aux deux acteurs Montgomery Clift et Frank Sinatra, il le fait sans pour autant lier cette exigence de justice à une virilité définie par la force physique et le mépris de la faiblesse. Néanmoins, on retrouve dans ce film toute l’ambiguïté du traitement hollywoodien des grands thèmes du cinéma américain. La justice, l’égalité, la loi, les relations entre l’individu et l’institution, tout cela apparaît bel et bien avant tout comme des histoires d’hommes. Les femmes sont reléguées à une place où elle ne font que révéler, ou accentuer, la difficulté d’être soi-même, et fidèle à ses principes. Pourtant, même confinés aux relations viriles, ces processus sont montrés avec beaucoup de finesse, et dans le cadre de relations où se déploie toute la gamme des émotions et des sentiments. Rien d’étonnant, donc, que l’homo-érotisme déborde de toute part, bien mal contenu (surtout aux yeux des spectateurs-trices d’aujourd’hui) par la scène (trop) glamour (pour être vraie) des fausses icônes hétérosexuelles, Deborah Kerr et Burt Lancaster.