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Tolérance

Histoire d’une notion controversée

par Madeleine Rebérioux
janvier 1999

Le mot tolérance s’est aujourd’hui banalisé au point que presque personne ne pourrait aujourd’hui se dire intolérant. Pourtant, le mouvement antiraciste, en d’autres temps (pendant la Révolution française) et d’autres lieux (aux Etats-Unis) s’en est souvent méfié, le jugeant très insuffisant : la tolérance, n’est-ce pas la simple indulgence pour ceux qu’on ne reconnaît pas complètement égaux ? Madeleine Rebérioux nous incite à préférer à ce terme d’autres mots d’ordre, et notamment l’exigence de liberté, d’égalité et de fraternité. 

Il y a quelque vingt ans, Jean-Marie Goulemot et Michel Launay, dans un volume de la collection « Peuple et culture » consacré au Siècle des Lumières, pouvaient faire pratiquement l’impasse sur l’utilisation par Bayle et Montesquieu, Diderot et Rousseau, Voltaire lui-même du concept de tolérance. La lecture qu’ils produisaient du XVIIIè siècle, « dans la perspective d’une éducation permanente », ne sous-estimait certes par la protestation des philosophes contre la torture et l’oppression. La France sortait alors de la guerre d’Algérie, les combats de Beccaria étaient les nôtres. Mais ce qu’ils entendaient gronder dans les textes des encyclopédistes et de leurs prédécesseurs c’étaient surtout la colère, la révolte, bref ce que nous inspiraient alors l’assassinat de Maurice Audin, les tortures infligées à Djamila Boupacha.

L’usage du mot tolérance s’est aujourd’hui généralisé. Cette vertu fait recette avec la recherche de l’apaisement. Qui oserait aujourd’hui, dans une gauche raisonnable, se dire intolérant ? Face à la haine raciale, aux pratiques discriminatoires, aux intégrismes religieux, quel citoyen moyen de notre République imaginerait de prêcher autre chose que la tolérance ? Au lendemain de « Carpentras » on a même entendu dire que c’était l’esprit d’intolérance qui avait généré ce crime barbare ... L’effondrement des régimes issus du communisme de guerre vient encore renforcer, au plan politique cette fois, l’éventail des modes d’exercice et de la valorisation de la tolérance. Bref, il y a consensus. Un consesnsus un peu bien mou, disent d’aucuns, un consensus auquel n’échappent guère que les séides du Front National. Et encore... Interrogés comme il faut, à L’heure de vérité par exemple, Bruno Mégret, Jean-Yves Le Gallou, les membres du conseil scientifique du Front qui ont accepté d’être placés sous leur « direction politique », se proclameraient vraisembablement des adeptes de la tolérance. Ces glissements, cette assomption récente valent sans doute qu’on fasse le point sinon sur la polysémie du terme, au moins sur celle de son usage.

A la fin du XVIIè siècle encore, la première édition, en 1694, du Dictionnaire de l’Académie française donne à tolérance un sens exclusivement péjoratif : « condescendance, indulgence pour ce qu’on ne peut empêcher », acceptation un peu lâche d’un mal auquel on n’est pas en état de porter remède. Quand on se croit en conscience détenteur de la vérité, comment admettre en effet que d’autre la dédaignent ? Comment l’admettre au fond de soi ? Et comment l’Etat peut-il l’admettre ? Certes les circonstances peuvent rendre ce mal nécessaire : l’édit de Nantes, en mettant fin aux gueres de religion, a permis, à partir de 1598, au royaume de France de survivre. Mais il n’est à l’évidence qu’un pis-aller transitoire dont les catholiques comme les protestants - puisque le grand déchirement né au au XVIè siècle concerne l’univers de la foi - souhaitent qu’il disparaisse bientôt, chacun esscomptant que ce serait à son propre bénéfice. L’amour pour la « vraie foi », la certitude, la conviction de détenir, dans chaque camp, les clefs du salut éternel - la seule chose qui vaille - animent les fidèles de Rome comme les « prétendus réformés ». C’est ce qu’Elizabeth Labrousse a démontré, après Lucien Febvre, lors du tricentenaire de la Révocation en 1985.

Quant à l’Etat, il ne saurait, pense-t-on communément, accomplir sa mission qu’en se faisant le gardien de la vraie religion. « Cujus region, ejus religio », ce principe, énoncé en 1648 par les traités de Westphalie pour les « Allemagnes », exprime la nécessité pour tous les sujets d’un souverain d’être en même temps les fidèles de la religion qu’il pratique et dont il est le garant. L’uniformité religieuse cautionne l’unité nationale : « Une foi, une loi, un roi ». L’Espagne a expulsé ses Juifs et ses Morisques ; l’Angleterre tente, en vain, de constituer une Eglise anglicane où les habitants du royaume puissent tous se reconnaître ; la France révoque l’édit de Nantes. Cette version politique, puisque étatique, du rejet de la tolérance au sens moderne du terme trouve encore place dans l’article qui lui est consacré dans l’Encyclopédie : « L’intérêt politique exige qu’on établisse cette uniformité, qu’on proscrive avec soin tout sentiment contraire aux sentiments reçus dans l’Etat ». Prioritairement religieuse ou accessoirement politique, cette vision du monde place le problème religieux au coeur de ce que vont combattre ceux qui au XVIIIè siècle se réclament de la tolérance.

L’affaire commence à vrai dire un an à peine après la Révocation. C’est en 1686 que Pierre Bayle, un protestant français réfugié à Rotterdam, publie son Traité de tolérance universelle. Coup de tonnerre. La tolérance cesse d’apparaître comme un comportement humilié et subi, transitoire, semi-honteux. Elle devient vertu. Et, qui plus est, vertu universelle. C’est la force de Bayle en effet d’être le premier protestant à plaider en Europe chrétienne la cause de toutes les religions minoritaires, à demander, à exiger la liberté de penser pour le « juif, païen, mahométan, romain, luthérien, calviniste, arménien, socinien : pour tous, sans nul privilège ». Et c’est bien contre ce que certains appellent dorénavant le fanatisme religieux que va être conduite au XVIIIè la bataille pour une société moderne, la bataille pour la tolérance.

L’article de l’Encyclopédie cité plus haut utilise, pour en convaincre ses lecteurs, le système des renvois de manière à souligner la dimension religieuse de cette bataille. Les articles auxquels les lecteurs de ce fabuleux dictionnaire sont invités à se reporter s’intitulent : « fanatisme », « persécuter », « superstition ». Cette dernière est définie comme « tout excès de la religion en général », et sa mise en action comme le « fanatisme ». Fanatisme : à en croire, en 1764, le Dictionnaire philosophique de Voltaire, il s’agit d’une « folie religieuse sombre et cruelle (...), une maladie qui se gagne comme la petite vérole ». Et son contraire, la tolérance ? Elle est ce qui permet le bien public, la paix sociale, ce qui rejette le pseudo droit divin au nom des lumières répandues par le droit naturel. Passe pour les protestants, mais les juifs, ce « peuple arraché de l’Asie » ? La pensée de Voltaire reste à mi-chemin de l’universalisme de Bayle. Du moins ne préconise-t-il par leur conversion forcée...

S’il est un moment, au milieu des lumières, pendant lequel le fanatisme émerge bien comme « un zèle aveugle et passionné qui naît des opinions superstitieuses et fait commettre des actions ridicules, injustes et cruelles non seulement sans honte et sans remords, mais encore avec une sorte de joie et de consolation » (l’Encyclopédie), c’est bien la décennie 1760. Non que la situation se soit alors détériorée en profondeur. Mais grâce aux sociétés de pensée, aux académies locales, aux loges maçonniques, les idées nouvelles se répandent, s’échangent et s’épurent dans l’ignorance souvent de l’appartenance confessionnelle des adhérents, en tout cas sans que celle-ci s’afiche prioritaire. Le philosophe, cet « honnête homme » qui, loin de se croire « en exil dans le monde », veut à la fois « plaire et se rendre utile » (article « Philosophie » de l’Encyclopédie), devient l’acteur d’une fermentation intellectuelle nouvelle au coeur de laquelle brille alors la tolérance. C’est le temps des grandes « affaires » annonciatrices de ce que sera un siècle plus tard l’affaire Dreyfus. Voltaire s’y illustre, qui approche du terme de sa vie. Ainsi, en 1762, l’affaire Calas, un protestant de Toulouse accusé d’avoir tué son fils pour s’opposer à sa conversion au catholicisme et qui meurt sur la roue dans d’atroces tortures. Ainsi, quatre ans plus tard, le jeune chevalier de La Barre, qui aurait mutilé un crucifix et gardé son chapeau devant une procession de la Fête-Dieu : il est décapité après avoir subit les pires sévices. Ces « crimes de l’intolérance » dans lesquels Voltaire s’investit tout entier confèrent une image durablement négative aux fanatismes religieux : « Arlequins anthropophages », écrit Voltaire le 16 juillet 1766, quelques jours après l’exécution de La Barre, « je ne veux plus (...) respirer le même air que vous ». La statuaire publique, les manuels républicains de l’école primaire en entretiendront longtemps la mémoire.

Aucun doute, donc. Le fanatisme religieux mis en oeuvre par le bras séculier apparaît bien, à la veille de la Révolution française, comme l’image emblématique de toute intolérance, une « fureur aveugle et stupide », écrit Rousseau (Lettre à d’Alembert, 1758). « C’est surtout en matière de sentiment et de religion que les préjugés destructeurs triomphent avec plus d’empire et des droits plus spécieux », lit-on dans l’Encyclopédie. La tolérance, elle, émerge doucement, non plus comme une lâche et temporaire complaisance, mais comme une « douce et conciliante vertu ». Dès 1718 la seconde édition du Dictionnaire de l’Académie entrouvrait cette porte : la tolérance y devenait « indulgence (...) pour ce qu’on croit ne devoir pas empêcher ». Le siècle travaille à préciser ce concept. L’être humain, écrit l’Encylopédie, grand par son intelligence, borné par ses passions, ne saurait « prétendre à une perfection incompatible avec sa nature ». Le projet le plus chimérique serait dès lors celui qui viserait à « ramener les hommes à l’uniformité d’opinions » ; le plus raisonnable, celui qui leur assure « la liberté de penser, de professer la coryance qu’il jugent la meilleure » alors qu’ils « vivent en fidèles sujets de l’Etat ». A cette dissociation entre le religieux et le politique, on mesure le chemin parcouru depuis « cujus regio, ejus religio », on perçoit les lointaines racines de ce qui s’appellera au XIXè siècle la laïcité.

Ne traîne-t-il pas cependant comme un air de regret, voire de condescendance dans cette figure de la tolérance qui vient au jour tout au long du XVIIIè siècle ? Ne subsiste-t-il pas chez nombre d’habitants du royaume de France, horrifiés assurément par le supplice de Calas, l’idée que ceux qui ne partagent pas la foi catholique sont dans l’erreur, une erreur tolérable certes, une erreur quand même : on ne saurait la laisser s’afficher trop bruyamment ; bref la rue ne devrait-elle pas rester à la Fête-Dieu ? La grande houle de la Révolution, la vague médiatique qui, dès l’été 1789, fait de la France un immense chantier livré à l’écriture et au débat vont permettre aux porte-parole des protestants de rejeter le mot même de tolérance entaché à leurs yeux d’un insupportable sentiment de supériorité. Pourquoi ne pas réclamer la liberté tout simplement, cette nouvelle déesse ? Ecoutons le pasteur Rabaut Saint-Etienne répondre le 23 août 1789, au coeur du débat le plus passionné de ceux qui ont donné naissance à la Déclaration des droits, à ces défenseurs de la tradition catholique qui, tel le curé de Laborde préconisaient la tolérance pour les « cultes étrangers » pourvu que priorité soit reconnue à « la religion », c’est-à-dire au catholicisme :

« Messieurs (...), le mot d’intolérance est banni de notre langue, ou il n’y subsistera que comme un de ces mots barbares et surannés dont on ne se sert plus, parce que l’idée qu’il représente est anéantie. Mais, Messieurs, ce n’est pas même la tolérance que je réclame, c’est la liberté. La tolérance ! le support ! le pardon ! la clémence ! idées souverainement injustes envers les dissidents tant qu’il sera vrai que la différence de religion, que la différence d’opinion n’est pas un crime. La tolérance ! je demande qu’il soit proscrit à son tour ; et il le sera, ce mot injuste qui ne nous présente que comme des citoyens dignes de pitié, comme des coupables auxquels on pardonne (...).

Eh ! Messieurs, dans ce partage d’erreurs et de vérités que les hommes se distribuent, ou se transmettent, ou se disputent, quel est celui qui oserait assurer qu’il ne s’est jamais trompé, que la vérité est constamment chez lui, et l’erreur constamment chez les autres ?"

Et le pasteur de conclure cette partie de son discours en élargissant à « tous les non-catholiques », et donc aux juifs les droits demandés pour les protestants, très au-delà du médiocre « édit de tolérance », acordé par Louis XVI en 1787 :

« Je demande donc, Messieurs, pour les protestants français, pour tous les non-catholiques du royaume, ce que vous demandez pour vous : la liberté, l’égalité de droits. Je le demande pour ce peuple, arraché de l’Asie, toujours errant, toujours proscrit, toujours persécuté depuis près de dix-huit siècles, qui prendrait nos moeurs et nos usages si, par nos lois, il était incorporé avec nous, et auquel nous ne devons point reprocher sa morale parce qu’elle est le fruit de notre barbarie et de l’humiliation à laquelle nous l’avons injustement condamné. »

On notera que, comme chez l’abbé Grégoire, les préjugés antijuifs n’étaient pas absents du discours du pasteur Rabaut. Du moins les dominait-il au nom des principes. Catholique d’origine, fort détaché il est vrai de toute religion, Mirabeau avait, la veille, participé au nom de la liberté à cette dénonciation, empreinte de grandeur, de la tolérance :

« Je ne viens pas prêcher la tolérance. La liberté la plus illimitée de religion est à mes yeux un droit si sacré, que le mot tolérance qui essaye de l’exprimer me paraît en quelque sorte tyrannique lui-même, puisque l’existence de l’autorité qui a le pouvoir de tolérer l’atteinte à la liberté de penser est tyrannique par cela même qu’elle tolère et qu’ainsi elle pourrait ne pas tolérer. »

C’est pourquoi la liberté religieuse, la liberté du culte doit être inscrite sans rivage dans la Déclaration des droits. On sait que cette victoire ne fut acquise qu’à demi en 1789. Article X :"Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. » Il fallut attendre la Déclaration de l’an I, la déclaration républicaine, pour que disparaisse l’ultime condescendance contenue dans le « même religieuses », pour que la religion s’aligne sur les autres modes de penser pour que, non pas la tolérance - terme trop connoté religieusement justement - mais le droit, c’est-à-dire la liberté, s’étende explicitement à toutes les manifestations d’opinions. Article VII : « Le droit de manifester ses pensées, ses opinions soit par la voie de la presse, soit de toute autre manière, le droit de s’assembler paisiblement, le libre exercice des cultes ne peuvent être interdits. »

Voilà pour les principes. Et donc pour les lois qui sont censées s’en inspirer. Le firent-elles ? C’est un autre problème dont ces pages renoncent à traiter. Il faudrait pour y parvenir remonter à la Troisième République. Et encore... Dans la table des matières détaillée réalisée par Claude Nicolet pour son livre, important, L’idée républicaine en France, je doit constater l’absence du mot « tolérance ». Lorsqu’il étudie dans sa dernière partie les fodnements du lien social et du lien politique sous les auspices de la « Critique de la raison républicaine », Nicolet réfléchit sur la « doctrine des droits naturels » sous sa forme christiano-kantienne comme sous son enveloppe matérialiste, largement imputée à Volney. Lorsqu’il en vient aux origines de la « République établie en 1875 », ce régime qui nous divise le moins, selon le mot de Thiers, il souligne les convergences de fait entre Haurion, Duguit, Carré de Malberg et Esmein aux origines du caractère supportable de la République, troisième du nom, mais à aucun moment n’émerge la tolérance, ce concept plus éthique certes, ou éventuellement anthropologique, que proprement civique.

Il faut se tourner vers un des hériters d’Auguste Comte, vers Littré, vers le discours qu’il tient en 1875 à la loge de « La Clémente Amitié » pour que la tolérance, à nouveau limitée au domaine religieux, hélas ! apparaissent à nouveau comme la « base nécessaire » de la laïcité. Et dans une certaine mesure de la République : dans la mesure où, pour le plus génial, le plus intuitif des Républicains de son temps - Gambetta bien sûr - la doctrine républicaine présuppose une présomption de compétence à l’égard du pouvoir de chaque citoyen d’avoir un avis et de l’exprimer, à l’égard en somme du suffrage universel et de la nécessaire tolérance qu’il implique devant l’expression des opinions les plus diverses : religieuses certes, politiques et sociales aussi. Un acte de foi dans l’exercice de la raison en chaque être humain, si déviant soit-il - ou semble-t-il, - le sous-tend.

Ou s’interroge aujourd’hui sur ce que sont en passe de devenir les usages de la tolérance. Les raisons d’inquiétude ne manquent pas, associées qu’elles sont à la banalisation laudative qui s’attache à ce mot. N’en retenons que deux.

Et commençons par le discours antiraciste. Il s’est longtemps fondé au cours des dernières années sur la tolérance à l’égard de l’Autre : l’immigré aux moeurs étrangers, voire bruyantes, à la vêture bizarre, à la peau basanée voire franchement noire, aux pratiques alimentaires et religieuses dissidentes. Conçu comme rejet de l’Autre, le racisme est dangereusement globalisé. L’antiracisme aussi. Le discours existentiel sur la tolérance de l’altérité ne court-il pas le risque, outre son côté prêchi-prêcha, d’occulter la question du civisme, celle de l’églité des droits ? Il y a beau temps que le GRECE tient en ce domaine des propos fort cohérents : tolérons-nous les uns les atures, chacun chez soi avec ses différences somme toute louables, et les vaches seront bien gardées. A chacun ses écoles : juives, arabo-musulmanes, turques, etc. A chacun sa musique, son bloc de maisons. A chacun .. Alors que les fondements de toute solution sont à l’évidence dans les pratiques égalitaires et dans la mixité : mixité à l’école et dans le logement, responsabilisation de tous surtout, transformation de tous en acteurs de leur sort collectif et individuel, bref dans la généralisation de la citoyenneté.

Il s’agit là d’un mésusage du recours à la tolérance. On s’inquiétera davantage encore de l’indifférentisme qui gagne aujourd’hui un nombre croissant de Français. Ce n’est certes par la première fois. Tolérantisme : on dénigra sous ce nom au XVIIIè siècle ceux qui, poussant trop loin la tolérance religieuse, étaient prêts à l’étendre aux « mahométans », aux « Chinois », etc. Le Refuge protestant eut quelque mal à admettre que des religions « exotiques » pouvaient relever de la tolérance, non du tolérantisme. Ajourd’hui pourtant il s’agit d’autre chose. Non plus de tel mode étranger de penser ou de croire. Mais de la mise à plat de toutes les pensées. Chacun est libre. Toutes les opinions se valent. On reconnaîtra le tolérant à son aptitude à tenir ce discours. On flétrira du nom d’intolérant, ou de fanatique, voire de totalitaire celui qui s’y refuse. On condamnera ceux qui combattent les falsificateurs de l’histoire qui s’intitulent pompeusement « révisionnistes ». On s’indignera du comportement de ceux qui s’inquiètent de voir, en matière d’immigration, le langage des journaux d’extrême droite irriguer la très grande majorité de la presse française. On trouvera maintes excuses aux dérapages racistes du discours du Front National et de son chef. La tolérance ne risque-t-elle pas aujourd’hui de revêtir les atours de la non-assistance à pesronne en danger, de se confondre avec cette perte de valeurs que d’aucuns emploient leur rhétorique de dominicale à dénoncer ?

« Il y a des maisons pour cela. » La boutade de Claudel, s’agissant de la tolérance, n’a sans doute pas perdu tout son sens. On ne peut pourtant conclure sur elle. Plus historiquement, il me semble que la tolérance continue aujourd’hui de souffrir de sa naissance en terre religieuse. Malgré ce qu’on appelle la montée des intégrismes, il est peu probable en effet qu’il faille chercher du côté des religions - notamment de l’Islam - et des attitudes qu’il convient d’avoir à l’égard de leurs particularismes la clé des problèmes posés à nos sociétés, à la société française en particulier, par des millions d’érangers qui sont « chez eux chez nous ». En cette fin du XXè siècle, les concepts d’origine politique que nous devons à la Révolution française et que les tensions et l’évolution sociales ont profondément renouvelés semblent à la fois plus judicieux et moisn chargés de supériorité latente. En d’autres termes, dans les batailles antiracistes comme dans les combats livrés pour les droits des immigrés, la liberté, l’égalité et la petite soeur fraternité prévalent sans doute sur la tolérance.

Au reste, Jaurès ne s’écriait-il pas, en janvier 1910, au coeur de son grand discours Pour la Laïque : « Nous sommes (nous, les socialistes) non pas le parti de la tolérance : c’est un mot que Mirabeau avait raison de dénoncer comme insuffisant, comme injurieux pour les doctrines des autres [...]. Nous n’avons pas de la tolérance, mais nous avons, à l’égard de toutes les doctrines, le respect de la personnalité humaine et de l’esprit qui s’y développe. »

Belle continuité. Enrichissement plus beau encore.

P.-S.

Ce texte est extrait du livre collectif : Si les immigrés m’étaient comptés, Syros, 1990.

Bibliographie sommaire :

 Textes choisis de l’Encyclopédie, in Traduction et commentaires par Albert Soboul, Ed. Sociales, 1062.

 Jean-Marie Goulemot, Michel Launay, Le siècle des Lumières, Le Seuil, 1968.

 Claude Nicolet, L’idée républicaine en France, Gallimard, 1982.

 René Gallissot, Misère de l’antiracisme, Arcantère, 1985.

 Elizabeth Labrousse, La révocation de l’édit de Nantes, Payot, 1985.

 Anne-Marie Duranton Crabol, Visages de la Nouvelle Droite : le GRECE et son histoire, Presses de la FNSP, 1988.

 Madeleine Rebérioux, Ils ont pensé les droits de l’homme, EDI-LDH, 1989.