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Tout en elle devient amour

Hommage à Um Kalthum

par Faysal Riad
14 août 2011

À l’heure où, en France, je suis condamné à lire et entendre tant de stupidités sur un peuple que j’ai toujours aimé passionnément, j’aimerais évoquer une des figures qui le représente le mieux à mes yeux. Il s’agit d’une femme, qui nous a quittés depuis trente-six ans mais dont l’âme demeure encore vivante dans le coeur et le corps de millions d’individu-e-s. Sa biographe Virginia Danielson l’a nommée La Voix de l’Égypte, et l’un de ses compositeurs, Zakarya Ahmad, a dit à son propos : tout en elle devient amour.

« Réjouis-toi, ô mon coeur

Tu as de la chance

Ce que tu espérais s’est réalisé... »

Um Kalthum, « Ifrah Ya Albi »

Il est inutile de revenir ici sur le succès incroyable que connut en son temps la grande Um Kalthum. Ni d’essayer de dire en quoi son art a révolutionné la musique arabe du vingtième siècle. Ce qui en revanche pourrait être utile aujourd’hui, en ces temps où l’Egypte, berceau d’une civilisation extraordinairement riche, est souvent réduite à une terre peuplée de dangereux arriérés incapables de vivre en démocratie, ce serait de rappeler combien certains de ses illustres représentants ont pu donner à l’histoire de l’art mondial des lettres d’une noblesse et d’un progressisme extraordinaires.

Véritable bloc sensible nourrissant l’imaginaire de tout un peuple, Um Kalthum était une femme impressionnante : en plus de sa voix, de sa maîtrise et de son exceptionnelle créativité interprétative, capables d’exprimer toutes les nuances d’un ethos universel en correspondance parfaite avec les aspirations d’un peuple à une période cruciale de son histoire, son succès doit aussi évidemment beaucoup au talent et au génie de compositeurs (Riad al-Sumbati, Mohamed al-Qassabji, Zakarya Ahmad, Mohamed Abdalwahab, Baligh Hamdi, Mohamed al-Mugi...), de poètes et de musiciens qui ont donné avec elle le meilleur de ce que la musique pouvait alors donner. Justement, pourrait-on dire : c’est elle et elle seule qui était à l’initiative et au sommet de ce projet artistique autour duquel tant d’hommes couraient, emportés dans une aventure et une émulation provoquée par l’intelligence et la force de cette femme.

Et c’est ici qu’il faut clarifier le propos : l’image d’Um Kalthum n’a rien à voir avec celles de « femmes fatales » dont le corps, objet de convoitise, expliquerait l’empressement d’hommes à vouloir la servir. Ce n’est pas davantage une « diva ». Et ce n’est pas non plus l’image de la mère ou de la « bonne épouse » qui pourrait expliquer la sympathie et le respect qu’elle a suscités, elle qui ne s’est mariée qu’à l’âge de cinquante ans – avec son médecin, un homme incomparablement moins célèbre, moins riche et moins puissant qu’elle. Elle sur qui ont circulé tant de rumeurs plus ou moins bien intentionnées, elle enfin qui ne voulut jamais avoir d’enfants.

Ce qui a fait d’elle une femme tellement respectée et adulée, c’est tout simplement, en plus de son talent extraordinaire, l’attitude toujours digne qui fut la sienne face aux événements importants de l’histoire de son pays. Engagée contre le nationalisme israélien et en faveur de la libération des peuples arabes colonisés, elle a su incarner à sa façon une émancipation et une modernité fidèles aux principes structurant la culture de son pays, bouleversant et terrassant les différents archaïsmes pouvant aliéner les peuples mais ne se soumettant jamais aux séductions racistes, aux fascinations occidentalistes et au mépris de soi, de ses origines et de sa propre culture.

C’est pourquoi, au milieu de sections de violons, de violoncelles, de contrebasses, de saxophone, d’accordéon, de guitare électrique même, opérant magnifiquement des synthèses originales entre modernité, classicisme et inspirations populaires occidentales mariées aux structures traditionnelles modales arabes classiques, trônaient en très bonne place le magnifique oud de Mohamed Al Qassabji, le nay envoutant de Sayyid Salim, le qanun enchanté de Mohamed Abdu Salah et le riq si élégant d’Ibrahim Al Afifi. C’est pourquoi le grand violoniste Ahmad Al Hafnawi, rompu aux techniques occidentales, n’oubliait jamais, lors de ces plages d’impros laissant libre cours aux plus grandes audaces, la mémoire de l’héritage khédival du dix-neuvième siècle, riche en mélismes et en explorations enchanteresses.

Ce sont aussi des mots qui expliquent cet extraordinaire succès. Alors que la poésie traditionnelle regorgeait de « gazelles » et de « regards de flèches », Um Kalthum a inventé, en collaboration avec ses auteurs attitrés (Ahmad Rami, Ahmad Shafiq Kamel et Bayram al-Tunssi principalement), une nouvelle rhétorique révolutionnant l’expression de l’amour dans la littérature arabophone populaire : les longues plaintes classiques ont peu à peu cédé la place à ce qu’on a appelé des « monologues » – oeuvres à l’intérieur desquelles l’instance amoureuse explore les nuances de la perception de ses propres sentiments, exprime ses doutes et ses états d’âmes contradictoires. Il n’y a plus du tout un homme et une femme, mais un « être » et « son amour », invoqué par l’éternel vocatif habibi, dont la voyelle intérieure prête le flanc aux multiples modulations permettant d’exprimer les nuances des sentiments éprouvés. Sans compter le fameux ya (équivalent du Ô français) qui le précède habituellement, et qui permet à la chanteuse d’explorer les nuances de son ethos.

Il n’y a plus d’hommes et de femmes donc, mais des « humains » évoluant dans un imaginaire poétique transcendant les genres. L’être aimé est désigné par des substantifs qui peuvent être considérés comme neutres du point de vue du sexe : ruhak, hawak, bo3dak, ’orbak, ’albak, redak (ton esprit, ta passion, ton éloignement, ta proximité, ton coeur, ta satisfaction). Plus de références physiques bornant l’identification, mais de pures abstractions sentimentales, de purs blocs de désir qui peuvent être investis et accaparés par toutes et tous, quels que soient nos penchants et orientations. Des situations, des épreuves, des réflexions appropriées à tout ce qui compose un monde, offertes à tous ceux et toutes celles qui veulent s’en saisir.

L’être social Um Kalthum – Fatima Ibrahim de son vrai nom – était une femme subversive, assumant parfaitement son rôle dominant dans la scène musicale arabe : véritable patronne de l’orchestre et chef de l’entreprise artistique et culturelle qu’elle menait, véritable leader de cette équipe d’hommes géniaux qui ont travaillé pour elle, elle assumait aussi le fait de dire des sentiments amoureux et d’exprimer des opinions politiques devant des millions d’auditeurs fascinés, hurlant, dénonçant et criant ses révoltes, chuchotant ou susurrant ses doutes et ses secrets le plus intimes.

Le caractère subversif d’Um Kalthum réside aussi dans le fait qu’elle a représenté poétiquement, avec sa voix mais aussi son corps sur scène, les aspirations d’hommes et de femmes dans le cadre d’un imaginaire transgenre : sa voix unique était parfaitement capable d’explorer aussi bien des registres identifiés comme masculins que féminins. Après des débuts dans les campagnes égyptiennes déguisée en garçon, elle finit par adopter une attitude éminemment troublante : d’abord féminine à la mode occidentale, elle incarne ensuite, avec ses robes distinguées et sa gestuelle originale et majestueuse (donnant un rôle de premier plan à son fameux mouchoir qu’elle caresse, serre entre ses mains ou brandit au contraire comme un étendard), un être sans âge, à la fois extraordinairement fort (trônant au milieu de la scène parmi une bande d’hommes assis, puis, après l’introduction musicale, debout, dominant à la fois son équipe et le public) et fragilisé par ce qu’elle exprime. Puis elle devient une vieille dame parlant toujours d’amour comme une adolescente révoltée, à la fois pleine de fougue et riche d’une longue expérience sensible.

C’est aujourd’hui le peuple, celui duquel elle est issue, au milieu duquel elle a vécu, ce peuple qui l’a aimée non seulement en Égypte mais dans tout le monde arabophone, y compris – et à quel point – en Tunisie et dans tout le Moyen-Orient, c’est ce peuple riche et noble qui exprime aujourd’hui son aspiration à vivre libre.

P.-S.

Um Kalthum : « Al Atlal »