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Toute la misère du monde ?

Réflexions sur une prétendue submersion

par Jean-Charles Stevens, Pierre Tevanian
5 février 2025

Après le ralliement de Daniel Cohn-Bendit au paradigme du « Grand Remplacement », voici donc que le Premier ministre François Bayrou, censé représenter « le Centre » (un Centre, il est vrai, qui a voté les lois xénophobes de Gérald Darmanin à l’unisson avec Les Républicains et le Rassemblement National), valide le plus archétypal des signifiants lepénistes : la « submersion migratoire ». La dérive est certes loin d’être nouvelle – on se souvient notamment de Valéry Giscard d’Estaing validant en 1991 le concept d’« invasion ». Mais c’est la première fois que ce signifiant est mobilisé aussi frontalement par un chef de gouvernement en activité. Un nouveau pas décisif dans la course folle de nos élites vers un ralliement idéologique et politique complet aux diktats de l’extrême-droite. Un nouveau coup mortel porté à la décence commune, à l’éthique la plus élémentaire, à la possibilité d’un vivre-ensemble non raciste et non fasciste – et, tout simplement, au réel et à la vérité. C’est ce que viennent rappeler les lignes qui suivent, extraites pour partie d’un livre plus que jamais d’actualité : « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». En finir avec une sentence de mort.

L’usage du mot « toute » renvoie à une totalité – et pas n’importe laquelle : le « monde », excusez du peu. La ficelle rhétorique est grosse : il s’agit une fois encore d’intimider, d’impressionner, de terrifier, d’attiser des phobies en produisant un sentiment de « submersion », d’« invasion », de « grand remplacement », au prix bien entendu d’un brouillage des enjeux et d’une caricature du point de vue adverse – puisqu’il est évident, dès qu’on prend le temps d’y réfléchir, que la question est proprement absurde et hors de propos, personne n’ayant jamais demandé ni à la France ni à la Belgique d’accorder asile et titres de séjours à la totalité des 281 millions de migrant·es de la planète  [1]. Pas même, pour commencer, lesdit·es migrant·es !

Il est bon en effet de le rappeler : vivre en France ou en Belgique n’est pas le rêve absolu de tou·te·s les personnes déplacées. La plupart cherchent et trouvent d’abord refuge en Afrique et au Moyen-Orient, dans des pays voisins des leurs, voire dans leur propre pays. Redisons-le : d’après les chiffres fournis par le HCR en juin 2021, sur les 82,4 millions de personnes déplacées au cours de l’année 2020, 45,9 millions (soit 55 %) ont trouvé refuge à l’intérieur de leur pays, et 36,5 millions (soit 45 %) à l’extérieur – et sur ces 36,5 millions, 73 % ont été accueillis dans un pays voisin du leur, et 86 % dans un « pays en développement »  [2]. Au final, seul·es 6,3 % des déplacé·es ont migré vers un pays riche. Sans même compter toutes celles et ceux qui sont frappé·e·s par la misère et ne parviennent pas à se déplacer.

Ce qui est demandé à des pays riches comme la France, la Belgique et l’ensemble des pays européens est simplement d’assurer à cette « totalité » un droit reconnu par des traités internationaux : le droit d’asile, et plus largement le droit de quitter son pays, et donc d’élire domicile et refaire sa vie dans un autre  [3]. Ce qui est demandé est que l’Europe accueille décemment des réfugiés qui représentent autour de 1,25 % de sa population (6,5 millions de réfugiés pour 513 millions d’habitants en 2019  [4]).

Ce qui est demandé est que ces pays riches fassent sensiblement plus que ce qu’ils font jusqu’à présent : entre 43 000 et 60 000 titres de séjours délivrés chaque année en Belgique (respectivement en 2013 et 2019), et entre 199 000 et 285 000 en France (respectivement en 2012 en 2019), soit entre 0,4 % et 0,52 % de la population totale pour la Belgique, et entre 0,3 % et 0,4 % pour la France. Notons qu’en 2018, avec un taux de 0,52 % pour la Belgique et de 0,4 % pour la France, ces deux pays se trouvaient nettement en dessous de la moyenne européenne (0,63 %), et respectivement aux 21e et 27e rangs sur 32 pays européens  [5].

À l’échelle mondiale enfin, une étude comparative menée en 2019 (à partir de données récoltées en 2015) montre qu’on est encore très loin d’un accueil de « toute » la population migrante : avec respectivement 7,9 millions et 1,8 million d’immigrés (nés hors du pays), soit respectivement 12,3 % et 11,1 % de leur population totale, nos deux pays se trouvaient alors loin derrière les Émirats arabes unis (87,3 %), l’Arabie saoudite (34,1 %), la Suisse (29 %), l’Australie (28,2 %), le Canada (20 %), l’Au- triche (17,2 %) et les États-Unis (15,1 %), mais aussi derrière le Royaume Uni (12,9 %), l’Espagne (12,7 %) et l’Allemagne (12,5 %).

Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’un mensonge répété prend souvent des allures de vérité, et qu’un leitmotiv comme « toute la misère du monde » finit par produire des représentations, des fantasmes et des phobies. Une enquête réalisée en 2015 dans 33 pays a notamment montré que la proportion de migrants vivant sur les territoires nationaux concernés était systématiquement surévaluée par les sondés, de +14 % en Norvège (une moyenne de 16 % de migrants « imaginés » pour une réalité de 14 %) à +500 % en Argentine (30 % de migrants imaginés pour 5 % de migrants réels) – et même +8 233 % au Brésil (25 % de migrants imaginés pour 0,3 % de migrants réels). Cet excès de migrants imaginés s’élève à +237 % en Russie (27 % pour 8 % de migrants réels), +136 % aux États-Unis (33 % pour 14 % de migrants réels), +116 % en France et en Allemagne (26 % pour 12 % de migrants réels dans les deux pays), +140 % en Belgique (24 % pour 10 % de migrants réels)28. Avec les effets que l’on sait en termes de xénophobie décomplexée, pudiquement rebaptisée « inquiétude » ou « insécurité culturelle ».

Il faut rappeler enfin que la notion de submersion migratoire n’est pas seulement une construction mythologique et un mensonge par excès. Elle est aussi et surtout un mensonge par omission, une opération négationniste occultant un crime contre l’humanité : la submersion migratoire au sens strict qu’est, en Méditerrannée, la mort par noyade de 31 322 migrants, victimes de la forteresse Europe (chiffres de la période 2014-2025).

P.-S.

Une première version de ce texte est parue dans le livre de Jean-Charles Stevens et Pierre Tevanian, « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». En finir avec une sentence de mort., paru aux Éditions Anamosa en 2022.

Notes

[1Chiffres de l’année 2020. Source : https://www.iom.int/fr/propos-de-la-migration

[3Voir Monique Chemillier-Gendreau, L’Injustifiable. Les politiques françaises d’immigration, Paris, Bayard, 1998. Voir aussi Alain Morice, « Sortir librement de son pays, entrer librement en Europe : arguments du débat », Mouvements, vol. 1, n° 93, 2018.

[5Voir les tableaux en annexe.