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Truckin’

Extrait du livre : Philosophie de la chanson moderne

par Bob Dylan
22 décembre 2022

Un jour, un livre : pendant toute la durée du mois de décembre, nous publions chaque jour la présentation et / ou un extrait d’un livre paru cette année, à offrir, s’offrir ou se faire offrir à l’occasion des fêtes de la Saint Nicolas, de Hanoukkah, de Noël, de la Saint Sylvestre, du Noël orthodoxe, du Noël arménien ou à toute autre occasion. Le livre du jour est signé Bob Dylan, Prix Nobel de littérature, et s’intitule Philosophie de la chanson moderne. Il se compose de 66 chapitres, consacrés à 66 chansons, essentiellement américaines. Plus proche du Gai Savoir de Nietzsche ou des Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau que d’un Traité d’Aristote ou de Descartes, il nous livre, au fil d’une plume à la fois familière et poétique, les réflexions, méditations et divagations parfois déroutantes, toujours stimulantes, d’un Dylan empathique, qui le plus souvent fait corps avec la chanson, son narrateur ou son personnage, sans surplomb ni distance critique. De Frank Sinatra à Elvis Costello, de Dean Martin à Cher, de Nina Simone aux Clash, de Hank Williams aux Temptations, en passant par Willie Nelson, Chuck Berry ou Little Richard, c’est à un passionnant et émouvant voyage que nous sommes conviés. Les lignes qui suivent, consacrées au « Truckin’ » des Grateful Dead, nous donnent un bon aperçu de ce livre singulier – et joliment illustré.

Le Grateful Dead n’est pas un groupe de rock comme les autres. C’est avant tout un orchestre de danse, qui a plus de points communs avec Artie Shaw et le be-bop qu’avec les Byrds ou les Stones. Les derviches tourneurs sont parfaitement à leur place dans cette musique- là. Depuis la scène, les filles qu’on voit dans le public ne sont pas du tout les mêmes selon qu’on joue avec les Stones ou le Dead. Avec les Stones, on se croirait au salon du X. Avec le Dead, quelque part au bord du fleuve, dans le film O Brother, Where Art Thou ?. Des filles libres, sans attaches, qui glissent et ondulent comme dans une rêverie. Des milliers de filles. Avec la plupart des orchestres, le public assiste à un concert de la même façon qu’à une compétition sportive. Il se contente de regarder. De loin. Quand c’est le Dead qui joue, le public fait partie du groupe – il pourrait aussi bien se trouver sur scène.

Le Grateful Dead appartient à un autre monde que ses contemporains. Réunissez le Jefferson Airplane, Quicksilver Messenger Service et Big Brother et vous n’aurez pas le Dead – rien même d’approchant. Ce qui en fait un orchestre de danse tient sans doute à son bassiste, Phil Lesh, formé au jazz classique, et à Bill Kreutzmann, le batteur, influencé par Elvin Jones. Lesh, un des bassistes les plus habiles, subtils et inventifs qui soient, forme avec Kreutzmann une section rythmique de premier ordre. La façon dont ils accompagnent les segments de rock et de folk américains qui sont la signature du Dead en font un groupe insurpassable. En scène devant le public, c’est un grand ballet dans l’espace. Deux batteurs, trois chanteurs à part entière, mariant plusieurs voix, difficile de faire mieux. Une centrale électrique, postmoderne, rock and roll et jazzy.

Et puis il y a Bob Weir, un guitariste rythmique peu orthodoxe, qui cultive un style personnel, avec quelque chose de Joni Mitchell, mais suivant d’autres orientations. Il plaque d’étranges demi- accords et accords augmentés, aux intervalles imprévisibles, assortis au phrasé de Jerry Garcia – lequel joue comme Charlie Christian et Doc Watson en même temps. Sans oublier Robert Hunter, l’écrivain-poète maison, imprégné des chansons de Stephen Foster, et chez qui l’on sent bien d’autres influences – de Kerouac à Rilke. De quoi fournir au groupe toute liberté d’aborder presque n’importe quel genre musical et de se l’approprier.

« Truckin’ » est une de ses chansons emblématiques. Les paroles décrivent le tohu-bohu d’un monde immense et frénétique. M. Doo-Dah apparaît même en personne. « I came down south with my hat caved in » aurait pu être un morceau du Dead, en avance d’un siècle.

Un concert du Grateful Dead vous mène dans la rue des Pirates à Barbary Coast, le quartier rouge, au dix-neuvième siècle, de la baie de San Francisco. À tout moment, une trappe peut s’ouvrir sous vos pieds et une chaloupe vous embarquer de force pour la Chine, sans vous laisser le temps de dire ouf. Bien qu’elle évoque différentes villes, cette chanson n’a que peu de rapport avec « Promised Land » de Chuck Berry, « Dancing in the Street » de Martha and the Vandellas ou « I’ve Been Everywhere » de Hank Snow. Que l’on soit à Chicago, à New York, à La Nouvelle- Orléans, à Détroit, Houston, Buffalo… C’est toujours la même rue. Cela bien avant que l’Amérique devienne un gigantesque centre commercial, d’une rive à l’autre.

Le tempo de base est moyen, mais il semble aller crescendo. Si le premier couplet est fantastique, vous prend par la main et ne vous lâche pas, les suivants pourraient aisément le remplacer. Flèches de néon, auvents clignotants, Dallas et une « machine molle », Sweet Jane, vitamine C, Bourbon Street, quilles, fenêtres d’hôtels et le classique « Quel long et étrange voyage cela a été ». Une idée qui parle à tout le monde. Des cartes qui ne valent rien. Le tout dans la même ville. Pourtant on ne reste pas en place. Les paroles se télescopent, mais le sens reste clair. La chanson fait quelques méandres, retrouve son cours et le refrain garde ses trois voix. « Truckin’ » – voilà qui donne une autre idée du voyage. Il y a du boulot. Mais le Dead est un orchestre de danse et les suivre ne demande aucun effort.

Celui qui chante ici parle et agit comme celui qu’il est, pas comme les autres voudraient qu’il le fasse.

P.-S.

« Truckin’ ». Musique de Jerry Garcia, Bob Weir et Phil Lesh. Paroles de Robert Hunter. Sortie initiale en quarante-cinq tours et sur l’album American Beauty (Warner Bros, 1970).

Ce texte est extrait du livre de Bob Dylan, Philosophie de la chanson moderne, paru en octobre 2022. Nous le reproduisons avec l’amicale autorisation des Éditions Fayard.