Partie précédente : « He’s a loser »
« Toute vie bien entendu est un processus de démolition »
(Francis Scott Fitzgerald) [1]
C’est bien en séparant Fast Eddie de ce qu’il peut (jouer au billard) que Bert Gordon arrive à faire de lui une loque, puis un nouveau poulain, plus performant mais tout aussi soumis que Minnesota Fats. Et c’est aussi en cassant Sarah qu’il arrive à obtenir d’elle ce qu’il veut – d’abord son corps (elle passe la nuit avec lui), puis sa mise hors-jeu définitive (elle se suicide). Comme le résume très bien Gilles Deleuze :
« La dynamique des forces nous conduit à une conclusion désolante : quand la force réactive sépare la force active de ce qu’elle peut, celle-ci devient réactive à son tour. » [2]
« Il ne faut pas dire que la force active devient réactive parce que les forces réactives triomphent ; celles-ci triomphent au contraire parce que, en séparant la force active de ce qu’elle peut, elles la livrent à la volonté de néant comme à un devenir-réactif plus profond qu’elles même. » [3]
Deleuze récapitule les choses ainsi :
« La force réactive est :
– 1. Force utilitaire, d’adaptation, et de limitation partielle.
– 2. Force qui sépare la force active de ce qu’elle peut, qui nie la force active (triomphe des faibles ou des esclaves).
– 3. Force séparée de ce qu’elle peut, qui se nie elle-même ou se retourne contre soi (règne des faibles ou des esclaves) » [4].
Typologie dans laquelle on aura reconnu, dans le film de Rossen :
– 1. Le pragmatisme minable, mesquin, de l’infâme et « infirme » Bert Gordon.
– 2. La puissance perverse que Bert Gordon développe à partir de son infirmité, et l’emprise qu’elle lui donne sur Minnesota Fats, sur Eddie et sur Sarah.
– 3. La docilité de Fats, l’effondrement d’Eddie, et le suicide de Sarah.
Et a contrario :
« La force active est :
– 1. Force plastique, dominante et subjugante.
– 2. Force qui va jusqu’au bout de ce qu’elle peut.
– 3. Force qui affirme sa différence, qui fait de sa différence un objet de jouissance et d’affirmation ».
Typologie dans laquelle on reconnaît de même :
– 1. La vocation, le « don » d’Eddie Felson, sa maîtrise du billard dont il parle avec amour lors du pique-nique, en comparant la table verte à un cheval de course parfaitement dompté.
– 2. Sa volonté de recommencer, rejouer, prolonger indéfiniment la partie, « aller jusqu’au bout ».
– 3. Sa volonté de « jouer des coups qui n’ont jamais été joués », la jouissance de le faire (son enfantin « Je suis le meilleur ! »), et la jouissance égale qu’il éprouve à voir Fats le battre (en début de première partie) en jouant lui aussi des coups qui n’ont jamais été joués.
Quant à l’écrasement des forts par les faibles, il est ainsi résumé par Deleuze – et là encore la ressemblance est troublante avec le synopsis de L’Arnaqueur :
– « 1. Force active, puissance d’agir ou de commander.
– 2. Force réactive, puissance d’obéir ou d’être agi.
– 3. Force réactive développée, puissance de scinder, de diviser, de séparer.
– 4. Force active devenue réactive, puissance d’être séparé, de se retourner contre soi ».
On aura en effet reconnu les quatre moments du film :
1. La splendeur d’Eddie Felson (l’arnaque parfaite qui ouvre le film).
2. L’efficacité de Minnesota Fats, coaché par Bert Gordon.
3. L’emprise de Bert Gordon sur Eddie Felson (déstabilisation, division, bluff performatif, « contrat de dépravation »).
4. La déchéance d’Eddie Felson (« Please don’t beg him ! », dixit Sarah).